L’Exode/1/6

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Oscar Lamberty (p. 54-60).
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VI

Deux jours plus tard, s’arrêtant à Bâle, Philippe, laissant les dames à l’hôtel, partit en promenade vers le pont du Rhin.

C’était le soir. Dans la ville, où certains quartiers ont gardé la poésie de l’ancienne Allemagne, les gens revenaient de leurs affaires et semblaient se hâter vers leur maison. Les rues paisibles respiraient la vie aisée, l’ordre et le goût des belles demeures et du confort…

Mais pourquoi Philippe recevait-il cette impression que tous ces gens étaient comme lui, seuls, sans liens mutuels, chacun avec son but personnel, qui importait plus à son bonheur que la destinée des cinq continents ?

Dieu sait, pourtant, que Lamennais avait raison, et qu’on ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu’en leur montrant le bonheur comme le but à poursuivre dans la vie.

C’était le bonheur, cependant, que Philippe avait cherché surtout. Et il continuait à le chercher espérant encore en Lucienne, malgré la raison, malgré la scène au cimetière de Morcote, où, contre toute prévision, il avait eu la force de lui résister, parce que la peur l’avait retenu, et l’exemple tragique de l’Anglais…

Celui-là ne s’était pas effrayé des conséquences de son amour. Il avait eu l’égoïste courage de quitter sa femme et ses enfants ! Le malheureux ! Il les aimait pourtant ; il avait le cœur sensible à la souffrance d’autrui ; et, bien que la misère et la mort l’attendissent au bout du chemin qu’il s’était choisi, il n’avait pas hésité à partir !

Certes, on ne pouvait voir en lui un égoïste vulgaire. Il savait que sa femme allait souffrir, mais qu’il souffrirait davantage, qu’il serait le « vrai martyr ». Et, pour quelques jours heureux, il avait donné sa vie ! Il n’était donc point autant qu’il le croyait pareil aux autres hommes. Un homme ordinaire eût caché sa maîtresse ; il eût souri, dans les rues sombres, à la prostitution qui passe, et raillé les angoisses des cœurs honnêtes, ravagés d’amour…

Plus Philippe réfléchissait à cette aventure, plus il y voyait l’asservissement de l’individu aux volontés de l’espèce. Et, par analogie, il se rappela ces nymphéas qui, au printemps, font ressembler les eaux à des ciels pleins d’étoiles, et dont les fleurs mâles, se détachant de leur pédoncule, flottent, poussées par la brise, vers les fiancées immobiles. Celles-ci les attendent, sans rompre le lien qui les attache à la boue nourricière. Passé le temps de la fécondation, elles abaissent les anneaux de leur tige en spirale et se retirent au fond des étangs pour y gonfler leurs fruits.

Quant aux fleurs déracinées, elles s’en vont à la dérive, entraînées vers les roseaux du bord, où elles achèvent de se flétrir…

La pensée l’accablait de cette volonté impitoyable de l’espèce, indifférente à l’individu.

Que l’homme est peu de chose au regard des forces qui le dirigent ! Que tout s’accorde à réduire sa misérable liberté ! Aux fatalités intérieures s’ajoutent les contraintes innombrables qui le prennent à son berceau pour le suivre jusqu’à son cercueil.

Et, tout le long de cette existence d’esclave, son âme, qui semble se souvenir d’un monde où elle était heureuse, ne cesse de se tourmenter d’irréalisables aspirations !…

Songeant ainsi, il arriva au pont du Rhin.

Le fleuve bouillonnait dans l’ombre ; une barque le traversait, retenue par un troley. Le passeur, godillant à l’arrière, se dressait en noir sur les lumières de l’autre rive, où des toits à pignon se devinaient sous la lune. Ce romantisme rappelait à Philippe le deuxième acte des Maîtres-Chanteurs, et, par dérivation de pensée, les années de sa jeunesse, où rêvant de gloire et de symphonies héroïques, il promenait ses longs cheveux dans les rues de Berlin…

À ce souvenir, une tristesse l’accouda sur le parapet du vieux pont.

Qu’avait-il fait depuis ce temps-là ? Peu de chose… De nombreuses tentatives, de continuels recommencements… C’est ma faute, se dit-il, j’ai manqué la ligne droite, et j’aurais dû me garder de la dispersion.

Mais, comme l’assurait Lucienne, en ce monde on ne fait pas ce qu’on veut. Jamais il n’avait pu agir avec méthode, suivre un plan d’existence, concentrer ses efforts vers un seul but. Il avait lutté, pourtant !… Et il entendait lutter encore !…

Pour s’armer contre la défaillance, il récita cette prière de Wells, qui, tant de fois, avait relevé son courage : « Mon Dieu, donnez-moi la force de ne point succomber aux puissances monstrueuses de la vie, de ne point consentir à ses petitesses, à l’acceptation irraisonnée des choses existantes. Je sais que je suis faible et sujet à la tentation, mais sauvez-moi de la complaisance envers moi-même, sauvez-moi des petites ambitions, des petits intérêts, des petits succès… Et faites, mon Dieu, que ma vie ne passe point comme l’ombre d’un rêve ! ».

À ce moment, une fenêtre s’ouvrit sur la berge du fleuve. Une lampe rayonna sur l’eau, puis une voix chaude se mit à fredonner.

Phihppe aperçut, au bord de la croisée, une femme assise, le bras étendu sur le barreau d’appui.

Elle semblait belle dans la pénombre, et, le visage tourné vers la nuit, elle chantait doucement la Sérénade de Schubert, l’éternelle complainte du désir inexaucé.

Il sentit son vieux cœur s’émouvoir près de cette inconnue, dont la mélancolie réveillait la sienne. Le souvenir l’envahit de Lucienne, du cimetière de Morcote, où, dans un regard elle avait offert son âme. Lui, il était demeuré les mains inertes, comme un pauvre à qui l’on offre un trésor.

Il n’avait pas osé le prendre !

Peut-être, un jour, se rappelant le passé, tendrait-il ses mains tremblantes vers les heures lumineuses où il avait aimé. Toutes les autres s’évanouiraient dans l’ombre, avec ses ambitions littéraires, sa volonté de parvenir, les œuvres mêmes qu’il aurait accomplies ; tout s’envolerait au néant, avec la poussière de son orgueil !…

Retournant vers l’hôtel, il s’arrêta devant un bureau de navigation. Une carte du monde, en relief, s’étalait au plancher de la vitrine, dans un éblouissement d’électricité. Les lignes maritimes, tracées en rouge dans le bleu des océans, portaient de minuscules navires. Les uns s’en allaient vers les pays du fer et du charbon, où l’on voyait un grouillement dans les ports ; d’autres s’en allaient, isolés et lointains, vers les pays évocateurs de l’existence heureuse : le Bengale… Sumatra… les Îles du Pacifique. Et l’écrivain, perdu dans un rêve, imaginait des avenues bordées de palais, où des éléphants passaient au soleil, des Indous à pieds nus marchaient dans la poussière… Il voyait, à l’ombre des palmiers, des femmes se baigner dans l’eau vive des rivières… Et la vie nomade… le campement sous la tente… les jours qui se suivent et ne se ressemblent pas… la beauté d’une existence libre, sans les contraintes innombrables qu’impose la civilisation.

Mais il sourit à cette illusion qui lui montrait le bonheur au bout d’un long voyage. Les paroles de Lucienne lui revinrent à l’esprit : « Vous appelez cela vivre ? J’appelle cela se déplacer ».

Et, repris par les contradictions qui se débattaient en lui, il retourna vers son hôtel.

Le lendemain, devant la gare du Nord, à Bruxelles, des vendeurs de journaux criaient des « éditions spéciales ».

Sans remarquer l’animation de la place, les Héloir et les Fontanet se quittèrent, en se promettant de se revoir bientôt.

Dans le taxi, chargé de bagages, qui l’emportait par les rues calmes d’un faubourg, Philippe songeait au livre qu’il se proposait de commencer.

Bien qu’il n’eût guère de confiance dans les hommes, il ne pouvait s’empêcher de croire à l’avènement d’un monde meilleur. Dans ce monde-là, il aurait pu aimer Lucienne. Marthe n’eût point souffert de cet amour, car il eût embelli sa propre vie. Dans ce monde idéal, chacun recherchait les occasions de dévouement à la communauté. L’homme ne se sentait plus seul, l’égoïsme, la jalousie, l’âpre convoitise de la propriété disparaissaient comme des organes inutiles, sous l’influence d’une sélection plus intelligente et plus douce. La confiance remplaçait la peur. Des êtres plus sains, plus instruits, plus libres surtout, ne laissaient point les volontés particulières se détruire dans le désordre et la concurrence ; ils unissaient toutes les bonnes volontés dans une même direction : celle des intérêts organisés en vue du bien-être général.

— Mon ami, dit Marthe, il se passe quelque chose.

Elle venait de voir un porteur de journaux courir le long des façades et des gens affairés sortir de leur maison.

— Oh ! fit négligemment Philippe, ce sera sans doute la fameuse affaire Caillaux.

Et, sans y donner plus d’attention, il ajouta :

— Réveille donc cette pauvre Lysette, nous arrivons chez nous.