L’Exode/4/5

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Oscar Lamberty (p. 268-271).
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V


Au début de février, il devint évident qu’on ne pouvait plus soutenir la dépense du loyer. Attendre la fin de la guerre eût épuisé les économies : il fallait agir immédiatement.

Philippe écrivit à M. Forestier, espérant trouver à Tours une position de journaliste.

Bernard déconseilla le voyage. Les Français, engagés à mort dans la guerre, n’avaient pas le temps, comme les Anglais, de s’occuper des réfugiés.

Toutefois, ils se montraient aimables aux Belges, et rien n’était plus touchant que d’entendre les vainqueurs de la Marne vanter l’héroïsme de nos soldats. Mais la vie était onéreuse, et chacun avait une pleine charge de soucis.

D’autre part, Sauvelain pensait à quitter la Hollande. On le recommandait à un amateur londonien : « Il vaut donc mieux », écrivait-il, « que vous restiez en Angleterre. Qui sait ? Peut-être aurons-nous bientôt l’occasion de nous revoir. »

Cette espérance ne devait point se réaliser. Il se trouva que l’amateur londonien partit pour l’Amérique ; et, à défaut d’un mécène assuré, Frédéric préféra s’en tenir aux amateurs de la Hollande.

Comme les Van Weert se plaisaient à Smokefield, la ville fumeuse où le Dr  Claveaux les avait précédés, ils engageaient Philippe à les rejoindre. Une petite maison — bien modeste et sans confort — l’attendait depuis un mois. Il fallait y renoncer ou la prendre tout de suite, les Van Weert ne pouvant garantir quelle serait disponible plus longtemps.

Les Héloir y pourraient vivre de peu, ménager leurs économies, payer le loyer après la guerre. Les Van Weert ajoutaient que la ville possédait un quartier riche, des châteaux et des parcs, et qu’ils fréquentaient un monde choisi d’intellectuels, notamment les professeurs de l’université.

Ce détail ouvrit à Philippe une espérance nouvelle. Peut-être pourrait-il enseigner la littérature, la langue française, et commencer enfin le livre qui lui tenait tant à cœur…

Toutes réflexions faites, les Héloir estimèrent qu’il fallait suivre l’avis des Van Weert.

Un matin, Philippe se rendit au Refuge, solliciter trois billets de chemin de fer.

— Ah ! soupira Mrs Wood, vous avez eu tort d’attendre la dernière minute. Je vous l’ai dit. À présent, vous nous voyez les mains vides, ou à peu près.

Quelques heures plus tard, les Héloir suivaient un dernier groupe de fugitifs, une carte à la boutonnière et des paquets à la main. Sur le quai de la gare, où tant de fois il était venu conduire les autres réfugiés, Philippe regardait Marthe et Lysette qui se tenaient à l’écart. Elles avaient dissimulé leur carte ; et, raidies dans leur manteau, la lèvre mince, les sourcils contractés, elles gardaient une attitude fière, qui ne laissait rien deviner de leur humiliation.

Pauvre Marthe ! Pauvre Lysette ! L’été précédent, elles attendaient aussi, mais impatientes et joyeuses, un train qui tardait à venir. C’était à Bruxelles, au temps des vacances. Elles allaient partir pour les lacs bleus de la Suisse ; la gare semblait en fête, et chacun se hâtait vers le bonheur.

En ce temps-là, bien qu’il vécût dans le confort matériel, Philippe n’était pas heureux. Une mélancolie le suivait, indéfinissable, mais qui sans doute était la rançon d’une existence où rien de grand ne comblait ses désirs. Ce passé, dont il regrettait la douceur, laissait en lui beaucoup d’amertume, et ce n’était qu’en raison des inquiétudes présentes qu’il eût aimé le revivre.

À dire vrai, il s’était ennuyé dans le bonheur, parce que ce bonheur ne dépassait point les murs de son jardin.

À présent, malgré sa déchéance, il ne perdait pas courage. Quelque chose de nouveau relevait son espoir : le sentiment consolateur de l’humaine solidarité. Ce sentiment, jusqu’alors théorique, il le voyait naître autour de lui, devenir une réalité. Il voyait que le sort des Belges émouvait la conscience universelle, qu’une grande injustice avait été commise et que le monde entier en condamnait les auteurs.

Aussi tenait-il les Allemands vaincus d’avance, malgré leurs canons, leur morale de la force et leur colossale organisation ; car il croyait que toute action despotique amène fatalement une réaction.

… Puis la vie serait à dégoûter les hommes, si, de tout le sang des morts, ne s’élevait pas un idéal plus noble, un peu de réelle fraternité !…

Mais le train parut, et les réfugiés s’agitèrent. On jeta les paquets au fourgon, les Héloir, qui ne trouvaient pas de place, furent poussés dans un compartiment, et le train partit, emportant toutes ces destinées vers le hasard et l’inconnu…