L’Exposition des œuvres d’Eugène Delacroix à l’école des Beaux-Arts

La bibliothèque libre.
L’Exposition des œuvres d’Eugène Delacroix à l’école des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 661-669).
L'EXPOSITION
DES
OEUVRES D'EUGENE DELACROIX
A L'ECOLE DES BEAUX-ARTS

On sort de cette exposition les yeux éblouis et l’âme profondément remuée. L’éclat de la couleur et l’intensité de l’expression dramatique, ce sont là les caractères dominans de l’œuvre d’Eugène Delacroix. Sur ce coloris vibrant et harmonieux, robuste et délicat, franc et subtil, chatoyant comme la lumière, mystérieux comme la pénombre, transparent comme l’atmosphère, varié comme le mouvement, tour à tour sombre ou clair, corsé ou fluide, savant ou inné, procédant par contrastes ou par rapports, par oppositions ou par unisson, il n’y a plus rien à dire, car on a tout dit. Peut-être même a-t-on voulu trop dire. A entendre certains critiques, et des plus autorisés, le coloris, chez Delacroix, serait exclusivement scientifique. L’étude et l’expérience y auraient tout autrement de part que le don. Cette palette magique est composée au moyen de recettes connues, ce pinceau fébrile a un guide-âne. Delacroix ne peint jamais qu’avec « la rose des couleurs » sur son chevalet. Il sait par là que les couleurs primaires ou binaires s’exaltent si on les rapproche de leurs complémentaires ; il sait aussi que l’ombre reflète légèrement la complémentaire du clair ; il sait encore que la juxtaposition de certaines couleurs amortit ces couleurs en raison d’un phénomène d’achromatisme. Ainsi renseigné, Delacroix n’a plus qu’à mettre une draperie rouge près d’une draperie verte, à poser quelques touches violettes dans l’ombre de ce jaune, à éteindre, s’il en est besoin, ce rouge trop cru par l’addition d’un peu de bleu, et le tour est joué : nous voici en présence d’un tableau du plus beau coloris.

L’art de peindre nous paraît chose moins simple. Que la couleur ait ses lois générales, nous en demeurons d’accord ; mais ces lois générales, les grands peintres, Eugène Delacroix tout le premier, n’hésitent pas à les interpréter avec liberté, à les éluder, à les transgresser et même à les violer ouvertement. En examinant au point de vue de la technique de la couleur les tableaux de l’École des beaux-arts, on reconnaît que si Delacroix juxtapose souvent le rouge et son complémentaire le vert, le violet et son complémentaire le jaune, souvent aussi il rapproche le bleu et le rouge, l’orangé et le rose, le jaune et le vert, le violet et le turquoise, et il obtient par ces rencontres, que proscrit cependant la loi des couleurs, les accords les plus vifs et les plus harmonieux. Le coloris ne saurait être réduit en formules, comme l’est la chimie. Les corps simples ont toujours les mêmes qualités. Il est certain que la combinaison de l’hydrogène et du soufre produira de l’acide sulfhydrique car il n’y a pas deux espèces d’hydrogène ni deux espèces de soufre. Mais il est beaucoup moins certain qu’on mettant du rouge à côté du vert on obtienne une harmonie vibrante ; car, même employés comme teintes plates, les rouges et les verts sont innombrables, et c’est à l’infini que le peintre, par les degrés de la tonalité, peut en modifier la valeur optique. Les jeux de la lumière, un jour du matin ou du soir, la différence des quantités, les tons soutenus ou affaiblis, c’en est assez pour changer toute la gamme des nuances. Nous demanderons aux théoriciens quelle est la couleur de « la couleur de chair, » comme disait Auber, et quelle est sa complémentaire. Les carnations roses ou blanches, brunes ou verdâtres, ambrées ou bronzées, s’accordent dans un tableau avec des teintes dont elles sembleraient redouter le brutal éclat. Dans la campagne, un champ jaunissant exalte également la nuance du bleuet et celle du coquelicot. Le vert du feuillage fait valoir de même et la rose et le géranium, et la capucine et le bouton-d’or, et l’iris et le lilas. C’est donc la nature elle-même qui viole les lois des complémentaires. La nature devrait faire des feuilles violettes pour les fleurs jaunes. Si ces savantes théories avaient une sérieuse valeur pratique, tout le monde serait coloriste. Grâce à la rose des couleurs, le premier peintre venu égalerait Rubens ou Delacroix, les tapis et les cachemires français auraient l’harmonieux éclat des tapis d’Orient et des cachemires de l’Inde. Or, à ne prendre que les artistes, des cinq ou six mille peintres qu’il y a de par l’Europe, on n’en trouverait pas cinquante qui ne connaissent cette rose des couleurs. La plupart d’entre eux restent néanmoins de bien pauvres coloristes.

La Grammaire des arts de Charles Blanc est un livre qui ne brille pas par les idées originales ; on y trouve cependant celle-ci : « La couleur soumise à des règles fixes se peut enseigner. » Rien n’est plus faux. La preuve, c’est que pas un peintre qui n’est point né coloriste ne l’est devenu ; en s’obstinant à chercher la couleur, il n’a fait que tomber de l’achromatisme dans de blessantes cacophonies. Pas plus qu’elle ne s’enseigne, la couleur ne s’explique. On pourra surprendre certains procédés chez les maîtres ; mais ce qu’on ne saura pas, c’est pourquoi ces maîtres se sont servis de ceux-là plutôt que de ceux-ci, et ce qu’on saura encore moins, c’est comment ces procédés, employés par d’autres peintres, ne donnent point les mêmes effets. La couleur n’est pas une science, elle n’est pas même un art ni un sentiment : c’est un sens.

Cette digression n’était peut-être pas en dehors du sujet, car on ne saurait soulever une discussion sur la couleur plus à propos que devant l’œuvre de celui qui a été appelé « le plus grand des coloristes. » — L’épithète touche à l’hyperbole. En disant d’Eugène Delacroix qu’il est un des plus grands coloristes, on reste dans la mesure et l’on est dans la vérité. Il ne faut pas sacrifier au maître des Croisés la palette d’argent de Véronèse, ni la palette d’or et de pourpre de Rubens. Titien, Velasquez, Reynolds, peuvent aussi être placés au rang de ses rivaux.

Dans le drame, Delacroix est sans rival. Michel-Ange est épique, et les autres grands italiens sont fort peu dramatiques. Lugubres et terribles, Ribera et Herrera le Vieux se sont faits les greffiers du saint-office ; le drame commence et s’arrête pour eux au chevalet de tortures. Goya est un humoriste funèbre, un halluciné comme Edgar Poe. Seul ou presque seul Rubens a compris le drame. Rappelez-vous l’Elévation de la croix, surtout le Christ à la paille et le Coup de lance. Encore Rubens reste-t-il toujours magnifique, pompeux, décoratif, peintre avant tout. Son pinceau plein de santé a l’ardeur et l’emportement, mais non la fièvre. Il sacrifie l’expression psychologique à l’effet pittoresque. Il se départ rarement d’un coloris riche, vif, gai. Chez Delacroix, tout concourt au drame, l’ordonnance, les gestes, les physionomies, la couleur. Delacroix connaissait bien son fort et son faible. Ne disait-il pas en voyant Susanne et les Vieillards de Jordaens : « Susanne a l’air de connivence avec les vieillards ! Je suis renversé par la force et la science de cette peinture et je vois qu’il m’est impossible de peindre aussi vigoureusement, avec cette vérité de dessin et de couleur, et qu’il me serait également impossible d’imaginer aussi pauvrement. »

Il semble que, si foncièrement artiste qu’il, soit, Delacroix est plus encore penseur et poète. L’expression dramatique le domine avant tout. L’effet pittoresque est le moyen, non le but. Il peint sous une inspiration indépendante de l’idée de peinture. Les batailles, les massacres, les émeutes, les grands mouvemens des masses humaines exaltent surtout son imagination, et, dans l’ordre psychologique, les tourmens, les angoisses, les désespoirs, toutes les souffrances de l’âme. Si Delacroix est amené à traiter des sujets dont l’élément dramatique est absent, il l’introduit. De l’Apollon vainqueur du serpent Python, qui est une apothéose, il fait une gigantomachie terrible ; du Trajan[1], qui est un triomphe, il fait une scène du plus puissant pathétique ; de la Mort de Sardanapale, qui, d’après le récit de Diodore, n’est qu’un vaste sacrifice lentement préparé et calmement exécuté, il fait une atroce tuerie.

Où le drame n’est pas, Delacroix le met ; où est le drame, il le dramatise. D’un sujet tragique il tire la plus grande somme de tragique possible. Il ajoute à la conception dramatique par une interprétation plus dramatique encore. Dans les Deux Foscari, Delacroix a mis sous les yeux la scène si poignante que lord Byron n’avait fait qu’indiquer. Il a montré les bourreaux près du chevalet de tortures, le greffier impassible, la foule des assistans curieux ou émus, le patient demi-nu, brisé par la question, le père, dans sa robe ducale, brisé par la douleur, l’épouse, seule libre dans cette multitude de laisser couler ses larmes. C’est la synthèse de toute la pièce de Byron, c’est aussi le tableau synoptique de toutes les souffrances humaines. Dante et Virgile surpasse certainement en impression terrible et émouvante les vers de l’Inferno, dont le peintre s’est inspiré. Ce n’est plus ici l’illustration d’une page, c’est l’évocation du poème entier. Devant la Barque de don Juan, lisez ce passage de Byron : « Le quatrième jour parut, mais pas un souffle d’air ; l’océan dormait comme un enfant non sevré. Le ciel et la mer étaient bleus, sereins et doux… La rage de la faim se fit sentir… » Dans le poème, ces hommes qui souffrent et meurent au milieu de la sérénité de la nature, forment une opposition dramatique. Dans le tableau, c’est la fureur de la mer, ce sont les menaces du ciel noir d’où va tomber la foudre qui font le drame. Il perdrait son effet saisissant si le peintre s’en était tenu à la traduction littérale du texte. Le Massacre de l’évêque de Liège condense et précise avec une puissance décuple les pages de Walter Scott. Des Croisés à Constantinople, un autre peintre n’eût fait sans doute qu’une entrée triomphale. Delacroix n’a pas manqué de grouper autour de Baudouin et de Montferrat toutes les horreurs d’une ville mise à sac. On voit l’incendie, les cadavres, la fuite affolée des habitans, la poursuite ardente des soldats ; on sent le pillage, le meurtre et le viol. Et ici la sérénité admirable du ciel contraste tragiquement avec ces fureurs et ces épouvantes. Dans le Boissy d’Anglas, dans la Mort de Valentin, dans Lady Macbeth, dans la Médée, dans Hamlet et le Roi, dans les cinq variantes du Christ dans la barque, Delacroix a su renchérir sur le drame du sujet par la façon dont il l’a conçu et interprété. Le Radeau de la Méduse de Géricault est, assurément, une toile des plus dramatiques. Mais dans ces hommes qui agitent un bout de toile, dans ce navire qui passe au loin, il y a l’espérance, il y a le salut. Delacroix peut-être eût voulu rendre la scène plus terrible : il nous eût montré les naufragés perdus sans espoir dans la solitude infinie de l’océan.

Si, le plus souvent, dans la conception des sujets, Delacroix l’a emporté en sentiment dramatique sur l’imagination des poètes, dans l’exécution il a épuisé toutes les ressources qu’a la peinture pour exprimer le drame. Le parti-pris du coloris est naturellement un des moyens employés par Delacroix. Cet homme qu’enivrent les chaudes et riches harmonies, les vifs ramages des couleurs, qui s’oublie parfois une heure à regarder l’étalage d’un marchand d’étoffes orientales, sacrifie l’effet optique pour provoquer une impression plus vive sur l’esprit. Sous son pinceau, les clairs blêmissent, les ombres s’épaississent, les figures baignent dans une demi-clarté sinistre et froide. Voyez la Mise au tombeau, l’Ophélie, le Christ en croix, la Pietà, les Barques, le Christ aux oliviers, le Dante et Virgile, Mirabeau et Dreux-Brésé, et même l’Entrée des croisés, dont les colorations sobres et calmes prennent leur vibration et leur mirage merveilleux par l’admirable qualité de la lumière. Nous ne parlons pas, cela s’entend, des scènes qui se passent dans la nuit, comme la Mort de Valentin, l’Evêque de Liège, Lady Macbeth. Là, les mystérieuses pénombres étaient trop naturellement indiquées pour qu’on puisse faire un mérite à Delacroix d’y avoir songé.

Le mouvement qui donne la vie, le geste qui autant que la physionomie donne l’expression, sont encore pour Delacroix deux puissans élèmens dramatiques. Il a la véhémence et la furie du mouvement, l’éloquence extraordinaire du geste. Il y met le pathétique, la tragédie, la passion. Comme Marguerite se tord le bras devant Valentin à l’agonie ! Comme Ophélie se laisse aller doucement au fil de l’eau, abandonnant sans résistance la branche de saule qui la soutient ! Avec quel mépris Hamlet repousse du pied le cadavre de Polonius ! Avec quelle brutalité sauvage Médée serre contre sa poitrine ses enfans condamnés par elle ! Quel paroxysme de désespoir marque la Vierge de la Pietà, les deux bras étendus en croix ! Quelle mâle fureur anime ce soldat de la Bataille de Poitiers, qui, sa lance brisée, frappe des deux mains avec les deux tronçons ! Et l’Apollon tirant de l’arc du haut de son char de feu, les anges châtiant Héliodore, les pirates enlevant une jeune fille sont-ils assez dans l’action ? Et les remous menaçans de la foule, les frémissemens de l’émeute dans le Boissy d’Anglas, l’impétuosité de la charge, l’ardente ivresse du corps à corps dans le Pont de Taillebourg ! Le damné qui s’accroche des dents à la barque de Dante est d’une invention géniale. L’esquisse de la Flagellation atteint au ton magnifiquement familier de Bossuet ! .. « On le veut lier, il présente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues ; frapper à coups de bâton, il tend le dos. On l’abandonne aux valets et aux soldats, et il s’abandonne encore plus lui-même… Il présente sa face aux crachats de cette canaille… Il faut lui mettre une couronne d’épines : il la reçoit : elle ne tient pas assez ; il faut l’enfoncera coups de bâton. « Frappez, voilà la tête. » — Bossuet a oublié le coup de pied. Delacroix y a pensé. — Au demeurant, pour la puissance du mouvement et l’expression tragique du geste, il faudrait citer presque toutes les œuvres d’Eugène Delacroix, depuis ses grandes pages décoratives comme l’Apollon, l’Attila, l’Héliodore, le Saint Michel, jusqu’à ces plus petits tableaux de chevalet, comme les Faust, les Hamlet, les chasses aux lions, les fantasias de Marocains, les chevaux se battant dans une écurie, les chocs de cavaliers arabes. Oh ! les chevaux, les chevaux de Delacroix ! Il aimait à répéter : « Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Lui était « assez habile » pour saisir dans son mouvement et fixer sur la toile un cheval galopant à une vitesse de train-éclair. Les chevaux de Delacroix ne courent pas : ils passent comme des tourbillons de sable poussés par le simoun.

Il faut ajouter que, dans les tableaux d’Eugène Delacroix, le geste n’est jamais ni emphatique, ni convenu, ni excessif. Il reste toujours juste, non point sans doute au point de vue anatomique, mais au point de vue de l’expression, et si l’on peut dire, de la traduction exacte des agitations de lame. On a souvent comparé Eugène Delacroix à Victor Hugo, dont le génie est d’ailleurs plus vaste et plus complet. On n’a pas fait cette remarque que peut-être c’est le grand peintre qui devrait être le grand poète, le grand poète qui devrait être le grand peintre ; Chez Delacroix, la conception est supérieure à l’exécution. Il sait mal la grammaire du corps humain, ou il néglige de s’y soumettre. Chez Hugo, s’il y a parfois quelque chose à reprendre, c’est à l’idée. La forme est impeccable.

Encore que la touche marque surtout dans les têtes balafrées de hachures son imprécision et son désordre, Delacroix sait accuser le drame par les physionomies comme par les gestes. Les remords et l’effroi emplissent de visions vengeresses le regard halluciné de lady Macbeth, la terreur convulsé les traits des femmes de Sardanapale, une implacable résolution se reflète sur le visage de Médée ; toutes les douleurs s’amassent dans ces christs et dans ces vierges ; la suite des Hamlets est comme un cours de psychologie. Tout est conçu, exprimé, renouvelé par un génie singulièrement inventif, toujours original et jamais déréglé. Gestes et physionomies restent dans la convenance sans entrer dans la convention. Paul Delaroche, qui a trop cherché à forcer l’attention par des sujets émouvans, ne nous émeut point, parce que ces drames, il les a traduits froidement, mis en scène comme au théâtre, exprimés par des physionomies banales et des attitudes convenues. Cela est neuf comme un recueil de têtes d’expressions, vivant et mouvant comme un groupe de figures de cire.

Quand on examine l’étonnante copie d’après Raphaël, cette figure dont Delacroix a supérieurement reproduit les contours si purs, rendu le modelé si fondu et si savant, retrouvé la couleur si tranquille et si tenue, on s’étonne, — d’autres peut-être s’indignent, — que le maître ait dédaigné, pour ses œuvres originales, de s’asservir à l’étude constante du modèle vivant. Puisqu’il pouvait ainsi préciser les contours et modeler avec cette délicate fermeté le dessin intérieur du galbe, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi ? Parce que copier un tableau, quel qu’il soit, est tout autrement facile que de copier la nature. Mais il y a une autre raison. Delacroix copiste s’appliquait uniquement, mettait toute sa volonté, toute son énergie, — et l’on sait quelles étaient sa volonté et son énergie ! — à reproduire le modèle, au lieu que Delacroix créateur pensait bien à autre chose ! Il ne tendait qu’à un seul but : fixer sur la toile le drame qu’il avait conçu et l’exprimer de telle façon qu’il agitât le spectateur de la même émotion, de la même fièvre qui le possédait. Le dessin, la couleur même, — mais la couleur était innée en lui, — devenaient secondaires ; ce n’étaient plus que des moyens d’expression. Et, s’il avait réussi à rendre sa vision durable et visible pour tous, que lui importaient les incorrections ? Arrêté un jour devant le Massacre de Scio, Girodet complimentait le jeune peintre sur les figures de la femme morte et de l’enfant, mais en même temps il lui faisait remarquer qu’un des yeux était de travers. « Je vois bien la faute, répondit Delacroix, mais je me garderai bien de retoucher à cette tête puisque vous me dites que l’expression y est » Ce mot explique tout Delacroix.

Delacroix traite-t-il un sujet où l’élément dramatique fait défaut, et où il est impossible de l’introduire, le peintre n’est plus lui-même. On retrouve ses grandes qualités de technique, la couleur, l’expression de l’atmosphère, l’infinie profondeur des fonds, — paysages comme dans les Comédiens arabes, intérieurs comme dans les Amendes honorables, — l’entente des lignes décoratives, mais le poète tragique qui, chez Delacroix exalte l’artiste et lui donne sa suprême puissance, n’est plus là pour animer la scène. « Tout ce que j’ai fait de bien, a-t-il écrit, a été fait dans le feu. Si je ne suis pas agité comme le serpent dans la main de la pythonisse, je suis froid. » Parfois même son pinceau perd de sa vigueur et sa palette de son éclat. A ne citer que les tableaux de l’École des Beaux-Arts, voyez l’Angélique, Atala et Chactas, les Baigneuses dans le parc, Marphise et Doralice, Ariane, les Arabes en voyage ; voyez surtout la Mort de Marc Aurèle. Dans ce thème laborieux d’après l’antique, ou plutôt d’après les poncifs de l’école du premier empire, on ne reconnaît ni l’esprit ni la main de Delacroix. Marc Aurèle mourut comme un sage, désabusé des vaines apparences du monde. Pour lui la mort fut une libératrice. « Pourquoi pleurer ? dit-il à ses amis, je ne fais que vous précéder. » Cette mort calme et sereine, exempte de toute angoisse et de toute souffrance, n’était point un sujet qui convînt à la fougue passionnée de Delacroix. Il en est ainsi du Sultan du Maroc, des Femmes d’Alger, de la Noce juive ; si personnelle et si remarquable qu’en soit l’exécution, ces tableaux ne donneraient qu’une idée très incomplète de la manière de Delacroix, au lieu que des toiles de moindre importance, comme la Mort de Valentin ou le Christ dans la barque, la révèlent tout entière.

Goethe a dit, à propos des dessins pour le Faust : « Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits des scènes écrites par moi-même. Ces compositions, pleines de vie, vont bien au-delà des images qu’on s’en peut créer. Dans ce drame de toutes les peines qui tourmentent l’humanité, il s’est senti comme dans sa famille. » Le maître est ici admirablement caractérisé. Le génie d’Eugène Delacroix vit dans le drame et par le drame. C’est cette puissance intense de pathétique, plus encore que le suprême éclat du coloris, qui met Delacroix au rang des grands maîtres. Ce n’est pas en vain qu’on a fait palpiter la toile de toutes les passions et, de toutes les douleurs humaines.

On conte qu’un artiste célèbre, peintre de grand talent et professeur de grand mérite, a déclaré qu’il bannirait de son atelier ceux de ses élèves qui seraient accusés et convaincus d’être entrés à l’exposition d’Eugène Delacroix. A bien réfléchir, cette menace d’exclusion n’est peut-être point si injustifiable. Quels enseignemens, quelles leçons peuvent tirer de jeunes peintres des tableaux rassemblés à l’École des beaux-arts ? Ils apprendront à construire les figures en dehors de toutes les lois anatomiques, à désarticuler les membres, à sabrer les visages, à faire des mains trop grosses, des bras trop longs, des jambes trop courtes, à placer des yeux de travers, à mettre des épaules de face sur des torses de profil, à tracer des contours sans précision, à indiquer la myologie au hasard, à peindre de pratique, à dédaigner le modèle vivant, à tenir peu de compte des lignes du corps humain. Ils apprendront que l’éclat et l’harmonie du coloris s’obtiennent par l’exaltation des complémentaires et s’obtiennent également par des procédés tout opposés, c’est-à-dire par l’accord des couleurs primaires et de leurs composés. — Il est vrai que les tableaux d’Eugène Delacroix pourraient apprendre aux élèves et même aux maîtres à avoir du génie. Mais cela ne s’apprend pas.


HENRY HOUSSAYE.

  1. En cette courte étude sur l’exposition des œuvres d’Eugène Delacroix, a, mieux dire sur le génie d’Eugène Delacroix à propos de cette exposition, nous rappellerons souvent des tableaux qui ne se trouvent pas à l’École des Beaux-Arts. On sait, en effet, qu’il manque là une multitude de tableaux du maître. Dans le livre récemment publié : l’Œuvre complet d’Eugène Delacroix, catalogué et reproduit par Alfred Robaut et commenté par Ernest Chesneau (1 vol. in-4o ; Charavay, éditeur), les toiles décoratives, tableaux, aquarelles et dessins importans s’élèvent à plus de deux mille. C’est une moyenne de cinquante tableaux ou dessins par an. Cette fécondité a de quoi étonner, surtout si l’on songe que Delacroix mettait toute son âme dans la moindre esquisse. Encore y a-t-il à coup sûr un certain nombre de dessins et même de tableaux qui ont échappé aux patientes investigations de MM. Robaut et Chesneau ! Or, le catalogue de l’exposition de l’École des Beaux-Arts ne compte que trois cent quatre-vingt-cinq numéros. On s’y pouvait attendre. Les règlemens du Louvre interdisent, fort sagement, le prêt des tableaux. Il en est de même dans un grand nombre de musées de province. Beaucoup de particuliers enfin, peu curieux de réclame, se défendent de laisser sortir les Joyaux de leur galerie. — Hâtons-nous de dire toutefois qu’en complétant la visite de cette exposition, qui contient plusieurs des chefs-d’œuvre de Delacroix ! l’Entrée des croisés à Constantinople, la Médée, les Deux Foscari. Jésus dans la barque, par une station au Louvre, à Saint-Sulpice, au Sénat et à la Chambre des députés, on voit l’ensemble de l’œuvre d’Eugène Delacroix, comme sans doute il ne sera plus donné de le voir.