L’Extrême-Orient pendant la guerre (1914-1917)
Si, dès la première heure, et avant même que le proche Orient, l’Orient musulman et ottoman ne s’émût, le lointain, l’Extrême-Orient est entré, a eu sa part dans la guerre qui, depuis le 2 août 1914, a éclaté sur le monde, c’est que le Japon, la grande Puissance des pays du Soleil Levant, était depuis douze ans l’allié de l’Angleterre et qu’il a, au premier fracas des armes, avec la fidélité, la loyauté des anciens samurais, uni ses étendards aux nôtres.
Mais il était dans la loi de cette guerre, dans le caractère d’universalité que lui imprimait la gravité croissante des intérêts en jeu, dans la contagion qui, de proche en proche, gagnait tous les continens et toutes les mers, que l’humanité tout entière eût peu à peu l’aperception, la conscience que c’est, non point de telle ou telle nation, de tel ou groupe d’Etats, mais d’elle-même et de sa destinée qu’il s’agissait.
L’objet de cette étude serait, en traçant le rapide tableau de l’Extrême-Orient pendant ces trois dernières années, de montrer comment, après le Japon, notre allié de la veille, notre compagnon du premier jour, la Chine elle-même, à son tour, est venue, à l’appel des Etats-Unis, se ranger à nos côtés, et comment, par la communauté d’action et d’intérêts qui s’est ainsi établie entre les deux grands Etats de l’Asie orientale et les Etats-Unis, tous trois riverains du Pacifique, cette vaste région du monde se trouve aujourd’hui libérée du pavillon, des sujets, du commerce, des entreprises, des menaces de l’Allemagne. L’Asie comme l’Afrique, l’océan Pacifique comme l’océan Indien, nous offrent l’image, nous donnent par avance la saveur de ce que seront l’univers et notre vie lorsque l’emprise et la tyrannie allemandes en seront définitivement éliminées.
Au commencement de l’été de 1914, quelques semaines avant que l’Allemagne ne provoquât et déchaînât la guerre qui depuis trois ans ensanglante l’Europe, la situation de l’Extrême-Orient pouvait être décrite ainsi qu’il suit.
En Chine, après deux ans et demi de péripéties et de luttes, le président Yuan-che-Kai, ayant triomphé de ses adversaires de gauche et des partis qui avaient essayé de soulever contre lui les provinces du Sud et de la vallée du Yang-tse, était le maître de la République issue de la révolution de 1911. Soutenu par les généraux, par le haut mandarinat, par les Puissances étrangères qui l’avaient reconnu au mois d’octobre 1913, et lui avaient assuré le concours financier sans lequel il n’eût pu vivre, il avait graduellement substitué à la constitution révolutionnaire sortie des délibérations du premier Parlement de Nankin et aux Chambres législatives dont l’opposition lui faisait obstacle un régime autocratique et personnel comprenant, outre la Présidence, le Conseil d’Etat, un Sénat purement consultatif, composé de soixante-douze membres, et une nouvelle Chambre (Li fa yuen) que devaient élire au second degré des électeurs censitaires, âgés, et triés sur le volet. Le nouveau Cabinet, formé le 2 mai 1914, avait pour président Siu che tch’ang, ancien vice-roi de Mandchourie, ancien vice-président du Conseil privé de l’Empire, qui avait été l’un des hauts fonctionnaires favoris de la dynastie mandchoue et qui, après la révolution, avait été nommé grand tuteur et gardien de l’Empereur. Les autres membres du Cabinet, Souen paoki, ministre des Affaires étrangères, Tchéou tsen tsi, ministre des Finances, Touan k’i jouei, ministre de la Guerre, Leang touen yen, ministre des Communications, étaient d’anciens collègues, des créatures ou des amis du président Yuan. Yuan s’était débarrassé de tous ses rivaux ou ennemis qui avaient, ou succombé dans la dernière sédition de l’été de 1913, ou cherché refuge à l’étranger. Il avait toute raison de se croire libre et tout-puissant.
Au Japon, l’Empire avait traversé, depuis la mort du dernier souverain, l’empereur Meiji-Tennô, une série de crises parlementaires et presque constitutionnelles sous les Cabinets du marquis Saionji, du prince Katsura et de l’amiral Yamamoto. A deux reprises, l’émeute avait grondé dans Tokyo contre les deux derniers Cabinets dont les chefs impopulaires avaient dû se retirer devant l’opposition du Parlement et de la Nation. Mais la formation, au mois d’avril 1914, du Cabinet présidé par le comte Okuma et qui comprenait, outre le chef entièrement acquis à la cause constitutionnelle, d’ardens partisans du régime strictement parlementaire, tels que le baron Kato, ministre des Affaires étrangères, M. Wakatsuki, ministre des Finances, M. Ozaki, ministre de la Justice, M. Kono, ministre de l’Agriculture et du Commerce, avait rétabli la confiance et le calme au Parlement comme dans le pays. L’Empire avait repris avec une autorité sereine le cours de ses destinées.
Depuis le renouvellement de l’alliance anglo-japonaise (12 août 1905) et le traité de Portsmouth (5 septembre 1905), mais surtout depuis les arrangemens successifs du Japon avec la France (10 juin 1907), avec la Russie (30 juillet 1907), avec les États-Unis (30 novembre 1908), la constellation politique de l’Extrême-Orient était formée par cet accord entre le Japon et les quatre grandes Puissances de l’Ouest, Angleterre, France, Russie, États-Unis, qui s’étaient entendues pour garantir, avec l’indépendance et l’intégrité de la Chine, l’équilibre et la paix de l’Asie orientale et du Pacifique. La Chine, sans être elle-même partie au dit accord, en était la bénéficiaire. L’ordre et le statu quo du lointain Orient étaient maintenus, comme l’avaient été pendant de longues années ceux de l’Orient ottoman, par une coalition puissante qui, outre qu’elle veillait à la sécurité politique de l’Asie, assurait la liberté et l’égalité de l’expansion économique dans ces régions dont les richesses naturelles étaient à peine exploitées et dont les besoins ne pourraient manquer de s’accroître.
Seule, de toutes les Puissances ayant des intérêts en Asie, l’Allemagne s’était tenue en dehors des arrangemens ainsi contractés entre le Japon et l’Occident. Elle avait préféré, tantôt dénoncer le péril jaune, tantôt exciter les unes contre les autres les Puissances sur les divisions et l’affaiblissement desquelles elle comptait édifier sa propre fortune, l’Angleterre et le Japon contre la Russie et la France, la Russie contre l’Angleterre et le Japon, la Chine et les Etats-Unis contre cet empire du Mikado, considéré depuis son alliance avec l’Angleterre et depuis son rapprochement avec la France et la Russie, comme l’un des ennemis qu’elle devait ruiner et détruire. A l’aide de ces intrigues, elle croyait pouvoir tout ensemble consolider et étendre le domaine si perfidement acquis sur la côte orientale du Chan-Tong et se concilier cependant le bon vouloir de la Chine qu’elle affectait de protéger contre d’autres convoitises. Avec la cécité habituelle que déterminaient chez elle l’esprit de malfaisance, la joie de nuire (Schadenfreude) et l’avidité impatiente, elle n’avait pas vu par quelle évolution le Japon, en qui s’étaient mariés les deux cultures et les idéaux de l’Orient et de l’Occident, avait senti la nécessité de ne poursuivre le développement, ou plutôt la renaissance de l’Asie, que dans une pleine entente entre lui et les Puissances de l’Ouest qui comprendraient et approuveraient son dessein. Les expériences de 1894-1805 et de 1900, je veux dire la guerre sino-japonaise et l’insurrection des Boxeurs, avaient été, à cet égard, des enseignemens lumineux pour le Japon, et c’est d’elles qu’il s’était inspiré avant de nouer, d’abord avec l’Angleterre, puis avec la France et la Russie, enfin avec les Etats-Unis, les accords sur lesquels reposaient solidement désormais, outre l’avenir de ses propres destinées, l’équilibre et la paix de l’Asie. Les conséquences de ce contraste entre l’aveuglement brutal de l’Allemagne et la claire prévision du Japon et de ses alliés n’allaient pas tarder à apparaître, tant sur le ciel du lointain Orient et sur les eaux du Pacifique que sur l’horizon orageux de l’Ouest, sur les mers baignant les côtes de l’Europe.
Lorsque éclata, le 2 août 1914, la guerre provoquée par l’agression de l’Allemagne et que, deux jours plus tard, l’Angleterre fut amenée par la violation de la neutralité belge à se ranger aux côtés de la France et de la Russie, le Japon n’hésita pas. Allié de l’Angleterre, et par conséquent de la France et de la Russie, il se mit aussitôt en ligne pour remplir tout son devoir. Le 15 août, le gouvernement impérial du Mikado avait fait remettre aux représentans du gouvernement allemand, à Berlin et à Tokyo, une note par laquelle, afin de sauvegarder les intérêts généraux prévus dans le traité d’alliance anglo-japonais et d’assurer la paix durable de l’Asie orientale, il invitait le gouvernement allemand :
1° A retirer immédiatement des eaux japonaises et chinoises ses bâtimens de guerre et bâtimens armés de tout genre, et à désarmer ceux qui ne pourraient être retirés ;
2° A livrer et remettre aux autorités japonaises, à une date n’excédant pas le 15 septembre, sans condition ni compensation, tout le territoire cédé à bail de Kiao-tcheou, dans le Chan-tong, en vue d’une restitution éventuelle du dit territoire à la Chine.
Cette note étant restée sans réponse, le 23 août, à midi, le gouvernement impérial du Japon fit connaître qu’il se considérait en état de guerre avec l’Allemagne. Une proclamation de l’Empereur commandait à l’armée et à la marine de poursuivre de toutes leurs forces les hostilités contre l’ennemi, et donnait l’ordre à toutes les autorités compétentes de faire, dans l’accomplissement de leur mission respective, tous leurs efforts pour réaliser les aspirations nationales par tous les moyens que permet le droit des gens.
La récupération du territoire de Kiao-tcheou, dont l’Allemagne avait prétendu faire le levier de sa pénétration dans l’Asie orientale et de sa future domination dans la mer Jaune et le bassin du Pacifique, était la première tâche qui s’imposait au Japon. C’était en même temps l’exécution d’un verdict de l’immanente justice et de l’imprescriptible Némésis contre la fourberie et la violence avec lesquelles l’Allemagne, sous prétexte de punir le meurtre de deux de ses missionnaires catholiques, s’était saisie en pleine paix d’un port et d’un territoire qu’elle convoitait et sur lesquels elle avait, après une étude attentive du littoral chinois, jeté son dévolu. Les agens allemands avaient bien songé, au dernier moment, et pour parer un coup mortel, à restituer eux-mêmes à la Chine ce territoire que le Japon leur réclamait par un ultimatum si catégorique. Et la Chine eût peut-être été tentée, par les influences malfaisantes qui s’exerçaient sur le président Yuan, de se laisser entraîner dans cet imbroglio, si le Japon n’avait clairement signifié sa résolution d’accomplir l’acte de revendication et d’expiation qu’il s’était assigné comme son premier devoir. Je n’ai pas à redire ici la façon magistrale dont en deux mois une escadre et une armée japonaises, assistées de quelques bâtimens britanniques et du petit corps anglais du major-général Barnardiston, réduisirent la forteresse allemande qui capitula le 7 novembre avec ses 222 officiers et 4 426 sous-officiers et soldats. Le 11, les vainqueurs faisaient leur entrée solennelle dans Tsing-tao, lavée et purifiée de la souillure allemande. Je n’ai pas à rappeler non plus comment la flotte japonaise, redevenue libre, acheva, avec les escadres anglaise et australienne, d’occuper toutes les colonies allemandes du Pacifique, l’archipel des Samoa, les Mariannes, les Marshall, les Carolines, et de purger les mers lointaines de la présence du pavillon germanique. Tandis que le dernier pirate allemand, l’Emden, allait se faire couler le 7 novembre par le croiseur australien Sydney, l’escadre allemande, composée de deux croiseurs cuirassés, le Scharnhorst et le Gneisenau, et de trois éclaireurs, le Nürnberg, le Leipzig, le Dresden, et qui avait dû évacuer le Pacifique, était attaquée et détruite le 8 décembre, à la sortie des détroits du Sud et à la hauteur des îles Falkland, par l’escadre anglaise du vice-amiral sir F. Sturdee, dont les canons eurent raison en quelques heures des cinq bâtimens ennemis. A partir de ce jour, sur les mers nettoyées et libres, le commerce des Alliés, le transport des troupes et des munitions eurent, par le Pacifique et l’océan Indien, une sécurité absolue. C’est aussi à cette date que le Japon, ayant terminé sa tâche militaire essentielle, put se consacrer, en faveur des Alliés et surtout de la Russie, à la fabrication intensive du matériel de guerre, des munitions, ainsi qu’à l’envoi des équipemens, vêtemens, chaussures, vivres, ravitaillemens de toute sorte, qui, lors de la retraite de Pologne, furent d’un si grand et si providentiel secours pour les armées du grand-duc Nicolas.
Le Japon s’était transformé en une vaste usine de guerre, en un immense atelier, pour subvenir aux besoins des Alliés. Les canons légers ou lourds, les obus de tout calibre, les fusils, les plaques de blindage, le cuivre, les harnachemens, les uniformes, les bottes fabriquées spécialement en Corée, les conserves de poisson, de viande et de légumes, le riz, toute cette quantité infinie de fournitures était expédiée par la voie du Transsibérien qui, certes, à l’origine, ne paraissait pas avoir été destinée à cet office, et qui devenait la grande artère de communication entre les Etats-Unis, le Japon et la Russie. Alors que les autres issues étaient fermées ou précaires, alors que la route d’Arkhangel et de Kola même était si pleine d’aléa, le rail sibérien amenait régulièrement à Pétrograd, à Moscou, à Kiew, ces transports ininterrompus dont, pendant une si longue période, vécut l’armée russe. Nombre des canons qui, sur le front moscovite, depuis les marais du Pripet jusqu’à Stanislau, Kolomea et Czernowitz, permirent en 1916 la reprise victorieuse de l’offensive russe, venaient directement des arsenaux de Tokyo et d’Osaka.
Le gouvernement japonais, après la libération du port de Kiao-tcheou et du territoire de Tsing-tao, considéra qu’il devait, sans plus attendre, déterminer et régler avec le gouvernement chinois les conditions dans lesquelles ces territoires, à la fin de la guerre générale, seraient restitués à la Chine. Une négociation s’imposait. Le gouvernement chinois, que la campagne japonaise avait troublé et inquiété, était tout d’abord aussi peu enclin à accepter cette négociation qu’il l’avait été dix ans auparavant, à la fin de 1905, après la guerre russo-japonaise, à ratifier et homologuer avec les représentans du Mikado celles des clauses du traité de Portsmouth qui concernaient le transfert au Japon des baux, concessions et privilèges que la Russie avait obtenus de la Chine en Mandchourie.
La négociation à laquelle le président Yuan ne se prêtait que d’assez mauvaise grâce ne laissa pas d’être laborieuse. Ouverte le 18 janvier 1915 par la remise au gouvernement chinois d’un Mémoire qui contenait, en cinq groupes, les propositions du gouvernement japonais concernant le Chan-tong, la Mandchourie méridionale et la Mongolie intérieure, et certaines concessions dans d’autres régions de la Chine, elle se poursuivit par la remise, les 12 février, 26 avril, 1er mai, de contre-projets successifs des deux Hautes Parties, et se termina, l’accord n’ayant pu s’établir, par un véritable ultimatum qu’à la date du 7 mai le ministre du Japon, M. Hioki, adressa au ministre chinois des Affaires étrangères, Lou tcheng siang. Cet ultimatum renfermait les conditions finales du gouvernement japonais et laissait à la Chine quarante-huit heures pour faire connaître son assentiment ou son refus. Le gouvernement chinois s’inclina le 9 mai. Le 25 du même mois, après les formalités nécessaires, furent signés entre les représentans des deux gouvernemens deux traités et divers documens annexes.
Le premier de ces traités était relatif au Chan-tong : le gouvernement chinois s’engageait à reconnaître tous les arrangemens qui pourraient être faits ultérieurement entre les gouvernemens japonais et allemand au sujet des droits, intérêts et concessions jusqu’alors possédés dans cette région par l’Allemagne. Il s’engageait, en outre, au cas où un chemin de fer serait construit entre Tche-fou et la ligne jusqu’alors allemande de Kiao-tcheou à Tsinan-fou, à en négocier les conditions financières avec des capitalistes japonais. Il s’engageait enfin à ouvrir aussitôt que possible un certain nombre de ports et de villes dans la province du Chan-tong pour la résidence et le commerce des étrangers. Le second traité était relatif à la Mandchourie et à la Mongolie : les deux Hautes Parties contractantes s’accordaient à proroger pendant quatre-vingt-dix-neuf ans le bail des territoires de Port-Arthur et de Dalny (Ta-lien-ouan), ainsi que les contrats d’exploitation du chemin de fer sud-mandchourien et de la ligne de Moukden à Antoung. Les Japonais obtenaient le droit de résider dans la Mandchourie méridionale et de s’y livrer à tous les commerces, métiers et industries. Ils pouvaient désormais, dans la Mongolie orientale intérieure, s’associer aux Chinois pour les diverses entreprises agricoles et industrielles. Des tribunaux mixtes devaient juger les causes et procès entre Chinois et Japonais. Des ports et villes devaient être ouverts pour la résidence et le commerce des étrangers. Par une série de déclarations et de lettres annexes à ces deux traités, le gouvernement chinois s’engageait à n’aliéner, à ne céder à bail ou autrement à aucune Puissance étrangère aucun territoire de la côte ou des îles du Chan-tong ; il fixait à des échéances précises : 1992, 2002, 2007, de l’ère chrétienne, les termes d’expiration des baux de Port-Arthur et de Dalny, des contrats du Sud-Mandchourien et de la ligne de Moukden à Antoung ; il déterminait en détail les mines qui pourraient être exploitées par des Japonais dans la Mandchourie méridionale ; il s’engageait, au cas où il ferait appel à des instructeurs ou conseillers étrangers dans la Mandchourie méridionale en matière politique, financière, militaire ou de police, à s’adresser de préférence à des Japonais ; il consentait à approuver les arrangemens qui pourraient être faits entre Japonais et Chinois pour l’exploitation des mines et usines d’Han-yang dans la vallée du Yang-tse ; il affirmait enfin sa résolution de ne concéder à aucune Puissance étrangère ni arsenal, ni établissement militaire, ni dépôt naval ou de charbon dans la province du Fo-kien. Le gouvernement japonais s’engageait, d’autre part, s’il avait, à la fin de la présente guerre, la libre disposition du territoire cédé à bail de Kiao-tcheou, à le restituer à la Chine moyennant les conditions suivantes :
1° Ouverture de toute la baie de Kiao-tcheou comme port de commerce ;
2° Établissement d’une concession (settlement) japonaise dans la localité qu’aurait désignée le gouvernement japonais ;
3° Etablissement d’une concession internationale, si les Puissances étrangères le désirent ;
4° Arrangement à faire, avant la restitution du » territoire, entre les gouvernemens japonais et chinois, concernant les établissemens et propriétés publiques appartenant aux Allemands, et tous autres détails de procédure.
Le Japon, en même temps qu’il accomplissait ainsi son devoir envers ses alliés d’Occident et qu’il éliminait l’Allemagne des terres et des mers d’Extrême-Orient où elle avait essayé d’asseoir sa domination, s’acquittait une fois de plus de sa mission de paix et d’union envers l’Orient lui-même. Tandis qu’il extirpait du Chan-tong et des Mers jaunes la menace allemande, il soustrayait la Chine aux dangers dans lesquels eût risqué de l’impliquer l’esprit de nuisance et d’intrigue de la politique germanique. Il était, pour la Chine comme pour l’Europe, la vigie attentive à ne plus laisser l’Allemagne tenter par de nouvelles surprises je ne sais quels méfaits contre cette région du monde d’où elle était désormais exclue. La Chine et le président Yuan n’eussent pu que gagner à mieux comprendre et interpréter les intentions et les effets du service que le Japon rendait, non seulement à la cause des Alliés, mais à la sécurité, à la paix, à la liberté de l’Asie orientale.
A la date où étaient signés à Pékin les traités du 25 mai 1915, le Parlement japonais siégeait à Tokyo en session extraordinaire pour discuter et voter le budget complémentaire qui lui était soumis par le Cabinet Okuma. Le comte Okuma avait dû, à la fin du mois de, décembre 1914, demander à l’Empereur la dissolution de la Chambre des représentans dont l’énorme majorité était composée des membres du parti dit constitutionnel (Seiyukai), qui avaient soutenu les Cabinets de ses prédécesseurs le marquis Saionji et l’amiral Yamamoto. Des élections générales qui avaient eu lieu au mois de mars était issue une majorité nouvelle, non pas homogène comme la précédente, mais dont les divers élémens, le Doshikai (parti fondé par le prince Katsura), le Kokuminto (parti nationaliste formé des débris de l’ancien parti progressiste), le Chuseikai (parti de M. Ozaki, l’ancien maire de Tokyo), étaient, chacun pour des raisons différentes, favorables à la personnalité et à la politique du comte Okuma. Cette majorité comptait 270 voix environ contre 111.
La session ouverte le 15 mai et close le 10 juin fut, malgré le nombre considérable des voix soutenant le Cabinet, très orageuse et violente. La minorité, composée surtout des membres du parti vaincu, le Seiyukai, ne présenta pas moins de quatre ordres du jour de défiance contre le ministère dont elle attaquait la politique en Chine, la politique intérieure et la politique financière. Le Cabinet Okuma sortit vainqueur de la lutte, après avoir fait ratifier les divers articles de son programme, c’est-à-dire la création de deux nouvelles divisions militaires que depuis trois ans le Parlement avait repoussée, l’augmentation des crédits destinés aux constructions navales et l’adoption des mesures financières requises pour le rétablissement au chiffre de 50 millions de yen du fonds annuel de l’amortissement de la dette qui avait été réduit à 30 millions. — Mais, dans le feu de la bataille, plusieurs des membres du Cabinet avaient été si maltraités par l’assaillant que quatre d’entre eux, les ministres des Affaires étrangères, de l’Intérieur, des Finances, de la Marine, préférèrent se retirer quelques semaines après la clôture de la session. Le vicomte Kato, ministre des Affaires étrangères, dont la politique à l’égard de la Chine avait été ardemment combattue, était aussi le ministre le plus visé parce qu’il était le partisan le plus résolu du gouvernement parlementaire selon le type anglais et de la responsabilité ministérielle devant les Chambres. Pour ne pas gêner l’action du comte Okuma, il suivit dans la retraite le vicomte Oura, M. Wakatsuki et l’amiral Yashiro, tout en restant sincèrement attaché à la personne du chef aimé et respecté sous les ordres duquel il avait servi. C’est dans le remaniement partiel qui eut lieu alors que le vicomte Ishii, ambassadeur du Japon à Paris, devint ministre des Affaires étrangères, tandis que l’amiral Kato, MM. Ichiki, Taketomi, Minoura, recevaient les portefeuilles respectifs de la Marine, de l’Intérieur, des Finances et des Communications. Le Cabinet Okuma, affaibli sans doute par la perte de quelques-uns de ses membres les plus distingués, mais allégé et moins exposé pour le moment aux entreprises d’irréconciliables adversaires, allait pouvoir se consacrer entièrement aux efforts qu’exigeait le devoir d’assistance aux Alliés combattant sur tous les fronts de l’Europe. Il allait aussi présider à la célébration de la grande cérémonie rituelle qu’avaient retardée pendant plus de deux ans les deuils successifs de la Cour, à savoir le couronnement à Kyoto du nouvel Empereur.
La Chine, pendant ce temps, je veux dire le président Yuan che kai, s’abandonnait à un dessein ou plutôt à une illusion étrange et qui risquait de compromettre l’œuvre si laborieusement édifiée depuis la fin de 1911. Le président Yuan, se croyant délivré de ses ennemis et affranchi de tout obstacle, s’imaginait pouvoir reconstituer par degrés à son profit le pouvoir personnel et jusqu’au régime même auquel il avait contribué à mettre fin. Ce politicien si avisé, ce mandarin si souple et qui avait su avec tant d’art ménager les transitions entre la révolution et la dynastie de façon à en dégager une république viable, défaisait maintenant tout ce travail et reprenait à rebours les étapes parcourues. Après avoir congédié le Parlement et les assemblées provinciales, fermé les sociétés politiques et les clubs, aboli la constitution de 1912, il s’était prêté à l’élaboration d’une constitution dans laquelle la présidence élective de la République, transformée en présidence à vie, puis en présidence héréditaire, n’avait pour contrepoids, au lieu des anciennes Chambres, qu’un Conseil politique, purement consultatif, de cinquante à soixante-dix membres, choisis dans la classe mandarinale ; au lieu de l’ancien Conseil des ministres, une sorte de Cabinet présidentiel, dans lequel les ministres n’étaient plus que les secrétaires du président ; enfin, une Cour suprême d’administration, chargée de contrôler la gestion des diverses classes de fonctionnaires. Yuan che kai avait, dans l’intervalle, quitté son ancienne résidence pour s’installer au Palais impérial, dans les pavillons mêmes qu’occupait à la fin de sa vie l’empereur Kouang-siu. Il avait cru devoir, comme les empereurs, présider lui-même, au Temple de l’Agriculture, aux sacrifices et aux cérémonies rituelles des saisons. Il avait fait épouser à une de ses filles l’ex-héritier du trône désigné pour régner. Il avait enfin fait ou laissé organiser dans tout le pays une vaste campagne de pétitionnement par laquelle le peuple était censé réclamer la transformation de la présidence en empire. Yuan devant être naturellement le chef de la dynastie nouvelle. Toute cette préparation savante, toute cette intrigue était, sinon conseillée, du moins encouragée par les représentans à Pékin de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, qui pensaient se faire les complaisans et les meneurs du nouveau monarque, et contrarier ainsi l’action du Japon et des Alliés qui avaient, au contraire, loyalement soutenu et assisté les débuts difficiles » de la République chinoise.
C’est à ce moment, au mois d’octobre 1915, qu’intervinrent le Japon et les Alliés, désireux d’éviter tout ce qui risquerait de troubler la paix intérieure de la Chine et l’équilibre de l’Asie orientale. Le gouvernement japonais, avec autant de tact et de modération que d’opportunité, fit remettre au gouvernement chinois, par son chargé d’affaires à Pékin, M. Obata, une Note fort bien conçue et rédigée, par laquelle, et sans vouloir s’immiscer dans les affaires intérieures du pays voisin, il s’attachait à montrer tout le danger que pourrait présenter une telle modification apportée au régime que toutes les Puissances avaient reconnu en 1913. Il donnait à la Chine le conseil amical de laisser les choses dans l’état, de ne pas réveiller l’esprit d’inquiétude, d’opposition et de désordre, de ne pas provoquer des troubles qui causeraient un dommage incalculable, d’abord au pays lui-même, mais aussi aux Puissances étrangères ayant des intérêts sur son territoire, et particulièrement au Japon qui se trouve en relations spéciales avec elle. Il ajoutait qu’il était guidé par l’unique souci de conserver la paix en Extrême-Orient au moyen de mesures attentives de précaution, et que c’était là pour lui un devoir de bon voisin.
Yuan, mal renseigné sans doute sur le cours des événemens du monde, égaré par les conseils de la légation d’Allemagne, crut pouvoir tout d’abord ne pas tenir compte de cet avis du gouvernement japonais. Il répondit qu’il s’agissait là d’une affaire de politique intérieure, que le gouvernement chinois ne pouvait s’opposer aux vœux du peuple, qu’il était seul responsable du maintien de l’ordre. Lorsque, au mois de décembre, une délégation des diverses provinces se rendit à Pékin pour déclarer au président que les collèges électoraux du pays réclamaient le rétablissement de la monarchie, Yuan affecta de s’être laissé forcer la main et d’avoir dû, le 12 décembre, consentir à la publication d’un décret rétablissant l’Empire. Auprès des uns, auprès des légations des Alliés notamment, il maintenait son titre de président ; auprès des autres, auprès des légations d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, il se laissait traiter d’empereur. Il voulut, à cette date, envoyer à Tokyo un ambassadeur extraordinaire pour féliciter l’empereur Yoshi-Hito après l’accomplissement de la cérémonie du sacre, et lui porter la plus haute décoration chinoise. Le gouvernement mikadonal ayant demandé s’il s’agissait d’une décoration impériale ou d’une décoration républicaine, et si l’ambassadeur serait un représentant du président ou de l’Empereur, Yuan se le tint pour dit et renonça à son projet d’ambassade.
Alors apparurent en Chine les premiers signes précurseurs de l’orage. L’amiral Tsing ju cheng, gouverneur de Shanghai, avait été tué à coups de revolver par deux adversaires de la restauration monarchique. Dans ce même port de Shanghai, un cuirassé, à bord duquel étaient des marins rebelles, tira sur l’arsenal et sur la ville. Au Yunnan, l’ancien gouverneur Tsai, brusquement revenu, leva, le 27 décembre, l’étendard de la révolte, protestant contre le rétablissement de l’Empire. Le mouvement ne tarda pas à se propager et à s’étendre. Des manifestes, signés par tous les chefs révolutionnaires, Sun yat sen, Houang sing, Cheng-ki-mei, et même par d’anciens monarchistes tels que Tsen tchouen bien et Liang si chao, attestaient que la révolte allait grandissant. A la fin de janvier, Yuan fit annoncer que la restauration de la monarchie était ajournée. Le 23 février, un décret présidentiel rétablissait la République. Mais tous ces actes contradictoires se succédant les uns aux autres trahissaient trop l’affolement, l’incohérence désespérée du joueur qui a perdu sa veine et la poursuit encore. Yuan crut qu’il allait pouvoir s’entendre avec tous ses adversaires conjurés, avec Tsai, avec les chefs révolutionnaires, avec les généraux du Yang tse, qui avaient fait mine de l’abandonner, avec ceux du Nord et de Pékin qui fléchissaient, en leur proposant la réunion à Nankin d’une commission des diverses provinces chargée de décider si le pouvoir devait lui être maintenu ou retiré. Il était trop tard. Le gouverneur du Yunnan, Tsai, consentait à accorder la vie sauve à Yuan, mais à condition qu’il fût banni à l’étranger et condamné à restituer les 60 millions de dollars qu’avait coûté la campagne de restauration monarchique. Vinrent ensuite les défections du dictateur de Canton, Long si kouang qui, après s’être déclaré partisan de Yuan, laissait proclamer l’indépendance de la province ; celle du maréchal Feng kouo chang, commandant en chef des troupes du Yang-tse, qui invitait catégoriquement le président Yuan à donner sa démission ; enfin celle même du président du Conseil, le général Touan k’i jouei, qui, appelé par Yuan au poste de premier ministre, refusait de se solidariser avec lui et demandait avec instance à résigner ses hautes fonctions. Abandonné de ceux qu’il croyait ses fidèles, huit provinces s’étant déclarées contre lui, le Chan-tong, le Tche-li, la Mandchourie paraissant à la veille de se détacher. Yuan était vaincu. Dans le courant du mois de mai, le bruit se répandit qu’il était gravement malade. Le 30, les dépêches de Shanghai annonçaient qu’il avait été empoisonné. Le 6 juin, sa mort était confirmée et attribuée, par les uns à un suicide, par les autres à une crise d’urémie. Qu’il ait succombé à la maladie, que le jour fatal ait été hâté par une main criminelle ou qu’il ait lui-même, en absorbant une feuille d’or, mis fin à ses jours, sa destinée n’avait plus aucune issue. Sa brusque disparition ne causa ni surprise, ni émoi. Le général Touan k’i jouei, reprenant aussitôt possession de ses fonctions de président du Conseil, annonça qu’en vertu de la constitution de 1912 autocratiquement restaurée, le vice-président Li yuan hong devenait président de la République. Le rêve et la chimère de Yuan une fois dissipés, le régime fondé en 1912 était rétabli comme si rien n’en eût interrompu le cours, avec cette différence cependant que les troubles civils avaient fait de nombreuses victimes, que des deux côtés, des chefs notoires avaient disparu, et que, si, dans la dernière phase de la crise, le régime républicain de 1912 avait été restauré ou maintenu, c’est surtout parce que les généraux du Sud et du Centre, comme ceux du Nord, s’étaient prononcés contre Yuan.
Ce dénouement, en même temps qu’il laissait sans motifs et apaisait les mouvemens insurrectionnels des provinces et rétablissait l’ordre en Chine, donnait satisfaction au Japon et aux Puissances alliées, dont le principal souci avait été précisément de prévenir toute modification, toute atteinte au statu quo, à l’équilibre, à la paix de l’Asie orientale.
Le gouvernement japonais qui avait, à la fin de 1916, célébré les fêtes du couronnement de l’empereur Yoshi-hito, qui avait reçu en grande pompe à Tokyo, au mois de janvier 1916, le grand-duc Georges Mikhaïlovitch, chargé de porter au mikado les félicitations du Tsar, et qui venait, durant toute cette période, de porter au plus haut degré d’intensité sa contribution militaire, industrielle, économique aux gigantesques efforts des Alliés en Europe, avait cru devoir saisir cette occasion pour marquer par un nouvel acte son intimité croissante avec la Russie. C’est au plus fort de l’offensive russe sur tout le front de Riga au Dniester, et notamment du général Broussiloff sur le front de Bukhovine, que s’étaient engagées à Pétrograd entre le vicomte Motono et M. Sazonoff les négociations qui aboutirent, le 3 juillet 1916, à la conclusion d’un nouvel accord destiné, comme les accords de 1907, 1910, 1912, à associer et unir les intérêts et l’action des deux gouvernemens et des deux pays dans toute la région d’Asie où leurs territoires et leur influence étaient limitrophes.
Par cet accord, qui ne comprenait que deux articles, les deux gouvernemens s’engageaient tout d’abord à n’accéder à aucun arrangement, à aucune combinaison politique qui pourrait être dirigée contre l’un ou l’autre d’entre eux. Ils s’engageaient, en outre, au cas où leurs droits et intérêts spéciaux en Extrême-Orient seraient menacés, à agir de concert en vue de prendre toutes mesures propres à assurer la protection et la défense de ces intérêts et de ces droits.
De telles dispositions rendaient vaine d’avance toute tentative qui pourrait être faite dans l’avenir pour séparer les deux Puissances désormais alliées et décidées à ne plus être dupes de la politique de duplicité si longtemps pratiquée par l’Allemagne. Elles donnaient au rapprochement russo-japonais un caractère et un rang égal à celui de l’alliance anglo-japonaise et faisaient de cette union avec la Russie et l’Angleterre, comme avec la France leur commune amie et alliée, la pierre angulaire de la politique du Japon qui, d’ailleurs, en adhérant à la déclaration de Londres du 4 septembre 1914, ainsi qu’aux conclusions de la conférence économique de Paris du mois de juin 1916, avait déjà témoigné hautement de sa ferme résolution de se tenir en une entière harmonie avec ses alliés, non seulement dans les régions lointaines de l’Asie orientale, mais sur tous les points de l’immense et infini théâtre de la guerre.
A l’accord du 3 juillet était joint un arrangement accessoire par lequel la Russie concédait, à titre onéreux, au Japon l’exploitation d’une partie de la ligne ferrée de Mandchourie entre la station de Kouang-chang-tse, qui avait été jusqu’alors le terminus de la section japonaise, et la station de Tao lai tchao, à une distance d’environ soixante milles au Nord, immédiatement voisine de la rivière Sungari, qui est le point de partage des zones d’influence russe et japonaise. Par cette concession se marquait encore le désir des deux gouvernemens de ne laisser subsister aucun malentendu, aucune équivoque sur les limites respectives de leurs sphères d’action dans cette région de l’Asie orientale où ils ne songeaient plus qu’à coopérer étroitement l’un avec l’autre.
Au mois de février de cette même année, le gouvernement mikadonal avait, par une innovation mémorable dans son histoire financière, autorisé l’émission au Japon de bons du Trésor russe, d’une valeur de 50 millions de yen à 5 pour 100 d’intérêt et au taux de 95 pour 100. Un syndicat formé des principales banques japonaises avait, à lui seul, absorbé la quasi-totalité de cette émission dont le montant était destiné à payer les fournitures de matériel de guerre et de munitions faites par le Japon à la Russie. — Une nouvelle émission de 70 millions de yen devait, l’automne suivant, porter au total de 120 millions de yen l’ensemble des bons du Trésor russe ainsi placés au Japon.
L’un des effets de la guerre et de l’assistance prêtée aux Alliés en matériel, munitions, vivres, équipemens, fournitures de toute sorte, avait été d’écarter et de résoudre pour le Japon la difficulté la plus grave à laquelle il s’était précisément heurté depuis la guerre de 1904-1905 avec la Russie et depuis la paix de Portsmouth qui ne contenait aucune clause d’indemnité. Alors que, depuis cette date, le gouvernement japonais avait eu peine à équilibrer ses budgets et à trouver dans les ressources du pays les moyens de suffire à son expansion industrielle et économique, voici que maintenant, par l’énorme excédent des exportations sur les importations, par l’accroissement extraordinaire de sa navigation et de son industrie, par les bénéfices considérables qu’en recueillaient la balance de son commerce et sa situation monétaire et ses changes, il était à même de compléter rapidement son outillage, de développer comme il l’avait désiré son armée et sa marine, d’exécuter de grands travaux publics non seulement dans ses îles, mais en Corée, en Mandchourie, en Chine, de payer une partie de sa dette domestique et extérieure, enfin, de prêter à son tour, aux Puissances alliées. Le commerce d’exportation qui, en 1914, était de 591 101 461 yen, atteignait, en 1915, 708 306 997 yen, en 1916 1 512 000 000 yen. Le commerce d’importation atteignait, dans ces trois années, les chiffres respectifs de 595 735 725 yen, 332 449 938 yen, 569 000 000 yen. Tandis qu’en 1914 le commerce d’importation présentait encore un excédent de 4 634 264 yen, l’excédent de l’exportation sur l’importation atteignait en 1915 le total de 175 857 659 yen, en 1916 le chiffre énorme de 371 millions de yen. Une grande partie du commerce d’exportation était sans doute représentée par les fournitures aux Alliés, mais l’accroissement pris par des articles tels que les laines, les serges, les cuirs, est de ceux qui peuvent, jusqu’à un certain degré, survivre à la guerre. La dette extérieure remboursée de 1915 jusqu’à la fin de mars 1917 se monte à 160 millions de yen, dont une somme de 40 millions représente la moitié des bons du Trésor japonais placés en France en 1913, et qui n’étaient remboursables que dans dix ans. Outre les 120 millions de yen prêtés à la Russie, le Japon a autorisé, à la fin de 1916, l’émission à Tokyo de dix millions de livres sterling (100 millions de yen) de bons du Trésor anglais, au pair et à 6 pour 100, remboursables en trois ans. Le but de la combinaison était de faire remettre aux Etats-Unis, par l’intermédiaire du gouvernement japonais, et grâce aux conditions favorables de change entre les États-Unis et le Japon, une somme de dollars équivalente à dix millions de livres. Ces diverses opérations n’ont pas empêché le Trésor japonais d’affecter, sur l’exercice 1917-1918, une somme de 80 millions de yen à un rachat supplémentaire de la dette extérieure et une somme de 100 millions de yen en bons intérieurs aux cinq objets suivants : 1° construction de lignes ferrées au Japon ; 2° remboursement d’avances faites sur les fonds des caisses d’épargne à la comptabilité spéciale des chemins de fer de l’Etat ; 3° exécution de travaux publics en Corée ; 4° conversion des bons du Trésor coréen ; 5° exécution de travaux publics dans l’île de Formose. Ajoutez à cette liste les sommes déjà convenues pour l’augmentation des forces de terre et de mer, dans un budget qui cependant, pour le même exercice 1917-1918, représente un excédent de recettes de plus de 110 millions de yen, et vous vous ferez une idée de l’ère de prospérité économique et financière qu’a ouverte au Japon une guerre dans laquelle il remplit en même temps si loyalement son devoir envers les Alliés.
Malgré ces brillans résultats, dont la plupart lui étaient dus, le comte Okuma, qui, après le couronnement de l’Empereur, avait été élevé au rang de marquis, avait cru pouvoir, à la fin de l’été de 1916, décharger ses épaules d’un fardeau trop lourd et rentrer dans sa retraite de Waseda. Il invoquait à l’appui de sa résolution son grand âge (soixante-dix-huit ans) et les fatigues du pouvoir. Mais sans doute aussi il ne pouvait méconnaître les difficultés que, dans plusieurs sessions, la Chambre des représentans, même celle où depuis les élections générales de mars 1915 il avait la majorité, n’avait cessé de lui opposer. Lui qui avait été pendant toute sa vie le chef des constitutionnels et des parlementaires, qui avait depuis de longues années réclamé la formation de Cabinets de parti, homogènes, s’appuyant sur une majorité, il se rendait compte, par sa propre expérience des deux dernières années, que la constitution même de 1889, les traditions bureaucratiques et militaires, l’influence persistante des « genro, » l’esprit de clans lui faisaient obstacle et ne permettaient pas la réalisation de son idéal politique. Il lui en avait coûté de voir le vicomte Kato se séparer du Cabinet en 1915, évidemment parce que ce Cabinet n’était pas en mesure, malgré les doctrines et l’autorité de son chef, d’appliquer la politique résolument parlementaire. En se retirant à son tour le 2 octobre 1916, le marquis Okuma rendit hommage à son passé et justice au vicomte Kato, en proposant à l’Empereur le nom de ce dernier pour lui succéder comme président du Conseil. Mais les « genro, » s’ils avaient pu, au printemps de 1914, dans une crise presque inextricable, se résigner à conseiller au souverain de faire appel, malgré ses convictions bien connues, au comte Okuma, qui était le seul homme d’Etat capable de rétablir une situation compromise, n’étaient aujourd’hui nullement disposés à indiquer à l’Empereur, pour la présidence du Conseil, le nom de l’homme politique qui représentait par excellence, et plus que le marquis Okuma lui-même, la doctrine parlementaire, le système des Cabinets homogènes et de parti, soutenus par la majorité de la Chambre basse. Ils n’hésitèrent pas, au contraire, à désigner comme le plus apte à recueillir la succession du pouvoir le chef reconnu de la tradition bureaucratique et de gouvernement étranger et supérieur aux influences des partis parlementaires. Leur candidat fut le maréchal Teraoutsi, l’ancien ministre de la Guerre, présentement gouverneur général de la Corée, homme d’État de premier ordre, d’ailleurs, et hautement digne de prendre sa place à côté des Ito, des Saionji, des Katsura, dans la lignée des grands conducteurs et maîtres de la politique japonaise.
Le 9 octobre, le Cabinet Teraoutsi était constitué : le maréchal y assumait, avec la présidence du Conseil, l’intérim du ministère des Finances ; le vicomte Motono, ambassadeur à Pétrograd, y recevait le portefeuille des Affaires étrangères ; les barons Goto et Den, MM. Okada, Matsumuro, Nakashoji étaient nommés ministres de l’Intérieur, des Communications, de l’Education, de la Justice, de l’Agriculture et du Commerce, le lieutenant général Oshima et le vice-amiral Kato restant titulaires des ministères de la Guerre et de la Marine. C’était là un gouvernement fort par les capacités et les talens des membres appelés à en faire partie, et particulièrement propre, par les personnes de son chef et de son ministre des Affaires étrangères, à inspirer confiance aux trois grandes Puissances alliées de la première heure, la France, la Grande-Bretagne, la Russie. Mais il offrait plus de prise encore que le Cabinet Okuma aux objections et à l’opposition fondamentale des partis rangés sous la bannière du combat contre la bureaucratie, les « genro » et les clans. Ces partis venaient précisément de se coaliser et de s’unir, sous la direction du vicomte Kato, en une seule association, le Kensei-kai (Société de la Constitution), disposant de plus de deux cent trente voix à la Chambre des représentans. Là était, pour le nouveau Cabinet, dès son origine, l’obstacle préjudiciel, la cause indéniable du péril. Le maréchal Teraoutsi, toutefois, n’était pas homme à hésiter, surtout lorsqu’il avait conscience de la tâche qui, ne fût-ce que pour une durée limitée, s’imposait à lui. Il combattrait à visage découvert pour le Japon et pour les Alliés, se fiant à sa destinée.
Trois semaines seulement après la constitution du Cabinet Teraoutsi, le gouvernement chinois, régi, depuis la mort de Yuan che kai, par le président Li yuan hong, mais resté sans vice-président, se compléta par l’élection à la vice-présidence, à la date du 30 octobre 1916, du général Feng kouo chang, commandant en chef des troupes chinoises à Nankin. L’élection fut faite par les deux Chambres du Parlement que Yuan che kai avait dissous, et qui, rappelé par le président Li, avait repris session dès le 1er août. Feng kouo chang, malgré l’attitude conservatrice et modérée qu’il avait jusqu’alors observée, s’était trouvé être, sans doute parce qu’il résidait à Nankin, le candidat des républicains du Sud et du parti avancé du Kuo-ming-tang. Il est possible cependant qu’à son élection aient concouru, non seulement les membres du Kuo-ming-tang, mais aussi les membres de partis plus modérés, ayant des sympathies pour sa personne. L’élection a été, d’ailleurs, considérée comme de nature à satisfaire tout ensemble les républicains du Sud et les partis plus conservateurs du Nord. Elle a été suivie, à quelques jours de date, par la désignation et la ratification parlementaire, comme ministre des Affaires étrangères, d’un diplomate de carrière, Wou ting fang, qui, après avoir été longtemps secrétaire du vice-roi Li hung tchang, puis, à plusieurs reprises, ministre de Chine à Washington, avait, à la fin de 1911, représenté le parti républicain aux conférences de Shanghaï où le parti de la république l’emporta. Les deux nominations, bien accueillies l’une et l’autre à Tokyo, et qui ne précédèrent que de peu le règlement définitif entre les deux gouvernemens d’un fâcheux incident survenu en Mandchourie entre les troupes japonaises et la police chinoise, avaient été comme l’occasion et le signal du rétablissement entre les deux Cabinets de relations plus satisfaisantes. La disparition de la personne et du régime de Yuan avait été une première cause d’apaisement : l’attitude observée par le nouveau président Li, par le vice-président Feng qui, dès son élection, avait fait des déclarations publiques de sympathie à l’égard du Japon, par le ministre Wou ting fang enfin qui s’exprimait de même dans les termes du meilleur augure, n’a pu que confirmer cet heureux revirement.
Lorsque, à la réouverture du Parlement japonais, le 23 janvier 1917, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le vicomte Motono, prononça devant la Chambre des représentans son discours sur la politique extérieure de l’Empire, un long et important passage de cette harangue était consacré aux relations sino-japonaises. Le vicomte Motono, avec autant de franchise que de largeur, reconnaissait les fautes qui, de part et d’autre, avaient pu être commises, mais il rappelait tous les actes par lesquels le gouvernement japonais avait marqué et prouvé son sincère désir d’entretenir avec la Chine les rapports de la plus cordiale entente. Après avoir signalé la situation spéciale qu’occupe le Japon dans les régions de la Chine limitrophes de la Corée et la nécessité pour le gouvernement impérial de sauvegarder les intérêts et droits légitimes qu’il y a acquis, il a ajouté que le Japon n’a aucune intention de poursuivre une politique égoïste en Chine, qu’il est résolu à demeurer d’accord avec toutes les Puissances intéressées, comme lui, au maintien de l’indépendance et de l’intégrité du territoire chinois et qu’il ne se propose, avec elles, que la prospérité et la paix de la grande République voisine.
Dans une autre partie du discours, le vicomte Motono insistait également sur le désir du Japon d’entretenir les relations le plus sincèrement amicales avec le gouvernement et le peuple des Etats-Unis. Il mentionnait incidemment les propositions que des capitalistes américains avaient faites au gouvernement japonais en vue d’une action commune dans les affaires financières de Chine, en déclarant que le gouvernement impérial suivrait avec le plus vif intérêt le développement ultérieur du rapprochement économique des deux pays.
Mais le discours était surtout, comme il fallait s’y attendre, un exposé magistral de la politique japonaise dans le grand conflit qui avait ligué contre l’ambition et la barbarie germaniques la plus grande partie du monde civilisé. Il disait la part prise par son pays à cette lutte gigantesque et la ferme résolution du Japon de défendre, non seulement ses intérêts particuliers, mais ceux de ses Alliés et de l’humanité tout entière. Il commentait les réponses faites par les Alliés, y compris le Japon, à la Note allemande du 12 décembre 1916 et à la Note américaine du 21 du même mois, concernant la prétendue proposition de paix des gouvernemens ennemis et les buts de la présente guerre. Une certaine émotion s’était d’abord manifestée à Tokyo lors de la remise par l’ambassadeur des Etats-Unis de la Note allemande. Mais le gouvernement japonais avait aussitôt, comme les autres Alliés, pénétré la vanité et éventé le piège des soi-disant propositions de la duplicité germanique. Il s’était donc pleinement associé à la réponse des Alliés, en marquant cependant, comme l’indiquait le vicomte Motono, que, si cette réponse ne contenait pas toutes les conditions de paix que les Puissances alliées exigeraient, il n’avait pas manqué, quant à lui, de prendre toutes les mesures nécessaires pour la sauvegarde de ses droits sur la disposition future des territoires coloniaux reconquis sur l’Allemagne.
Une grande et légitime place était faite aussi dans ce discours aux relations russo-japonaises et à l’accord du 3 juillet 1916 dont le vicomte Motono avait été lui-même le négociateur et le signataire. « Le Japon et la Russie, ajoutait-il, ont de grands intérêts communs à préserver en Extrême-Orient. L’accord intime des deux nations, de même que notre alliance avec l’Angleterre, constitue une garantie indispensable de la paix dans ces parages. » Il avait dit plus haut de l’alliance avec l’Angleterre qu’elle était la base de la politique extérieure du Japon et que la guerre actuelle avait démontré la solidité infrangible de l’alliance, ainsi que ses indiscutables bienfaits.
Mais l’heure était venue où, par les provocations criminelles de l’Allemagne, et plus encore par l’admirable vigilance et fermeté de la première des Puissances neutres, par l’une des plus hautes et des plus nobles résolutions qu’aient jamais prises dans l’histoire une nation d’un grand cœur et un gouvernement docile au plus sublime idéal, le théâtre déjà si vaste de la guerre allait s’étendre encore dans des proportions inouïes. L’heure était venue où les buts de la guerre, si clairs, si lumineux pour tous les Alliés unis dans la croisade de la liberté contre la tyrannie, allaient, par l’entrée des Etats-Unis dans le conflit et par la révolution russe, revêtir plus de précision encore et de grandeur et confondre dans la défense d’une même cause la liberté des individus comme celle des peuples, les droits de l’humanité comme l’indépendance des Nations. C’est surtout l’accession des États-Unis à la coalition dont les conséquences devaient aussitôt se faire sentir dans toute l’étendue de l’Extrême-Orient et s’y traduire par des sanctions immédiates. La Chine et le Japon avaient fort opportunément, malgré les dernières crises intérieures, recouvré toute la liberté d’esprit et d’action nécessaires pour pouvoir, dans cette phase décisive de la guerre, jouer le rôle qui leur appartenait et contribuer aux mesures d’exécution ou de garantie qui seraient requises contre la Puissance de proie, désormais condamnée par le verdict des Nations et l’inéluctable destin.
Lorsque, le 4 février 1917, le président Wilson prononça sa sentence et fit connaître solennellement ses résolutions, ce fut pour rompre toutes relations avec l’Empire félon qui, une fois de plus, manquait à ses engagemens, et pour ranger les Etats-Unis aux côtés des Alliés qui menaient le combat de la liberté, de la justice, du droit. Le président Wilson, en faisant, dès le même jour, notifier à toutes les Puissances neutres par ses représentans auprès d’elles les résolutions ainsi prises et la rupture consommée avec l’Allemagne, leur faisait exprimer sa conviction que ce serait travailler à la paix du monde si elles pouvaient toutes adopter une ligne de conduite analogue à celle à laquelle il avait dû lui-même s’arrêter.
Le Japon, lui, était déjà, et depuis la première heure, dans la lutte. Il ne pouvait que saluer, comme il le fit, avec une sincère émotion et gratitude, l’acte généreux par lequel les États-Unis entraient, à leur tour, dans le conflit pour soutenir la cause de l’humanité et pour avancer l’heure de la paix par la victoire. Il se félicitait, de plus, de voir fortifier par ce nouvel et puissant lien les accords qui, depuis le 30 novembre 1908, existaient entre les deux gouvernemens pour le maintien du statu quo, de l’équilibre et de la paix dans le bassin du Pacifique et dans l’Asie orientale. Il saisissait enfin cette occasion de repousser du pied les perfides et niaises manœuvres par lesquelles le gouvernement allemand avait cru pouvoir l’entraîner avec le Mexique dans une action hostile et traîtresse contre les Etats-Unis. L’accession des Etats-Unis à la bonne cause fut célébrée à Tokyo avec autant d’enthousiasme et de foi que dans toutes les autres capitales des Alliés.
Parmi les Puissances neutres, ce fut la Chine qui, la première, entendit et suivit l’appel des Etats-Unis. Le Cabinet de Pékin adressa sans retard au Cabinet de Washington une réponse par laquelle il faisait connaître dans les termes les plus éloquens son adhésion sans réserve à la communication qui lui avait été transmise. Le ministre Wou ting fang envoyait en même temps au gouvernement allemand une Note de protestation aussi ferme que digne, se terminant par la déclaration que, s’il n’y était pas fait droit, le gouvernement chinois se verrait obligé de rompre ses relations avec la chancellerie de Berlin, La Chine, élevée dans les maximes de Confucius sur l’identité entre la morale des Etats et la morale privée, et qui, depuis son adoption du régime républicain, se sentait plus rapprochée encore du gouvernement des Etats-Unis auquel la liaient déjà d’anciennes sympathies, avait compris que la Note du président Wilson lui traçait son devoir et lui donnait l’occasion de rectifier l’attitude obscure trop longtemps observée par le président Yuan che kai dans la grande crise qu’avait ouverte la guerre de 1914. En se plaçant sous l’égide américaine, elle allait du même coup se trouver l’alliée des grandes Puissances d’Occident, toutes prêtes à l’accueillir, et du Japon avec lequel elle désirait, depuis la mort de Yuan, rétablir des relations, non seulement correctes, mais confiantes et cordiales. Jamais chance meilleure ne pourrait se présenter pour elle de réparer les erreurs commises depuis l’année 1900 et de se concilier le durable appui des Puissances dont il lui importait le plus de rechercher et de cultiver l’amitié.
La Chine ne pouvait oublier, d’autre part, tout ce qu’elle avait eu, depuis vingt ans, à souffrir de l’Allemagne qui, après avoir fait mine de lui venir en aide en 1895, lui avait, en 1897, arraché par violence la cession à bail du territoire de Kiao-tcheou, lui avait imposé, en 1900, la plus humiliante expiation de l’insurrection des Boxeurs, et qui, depuis lors, n’avait cessé de l’exciter dans un dessein intéressé, d’abord contre la Russie, puis contre le Japon, contre la Grande-Bretagne, contre la France. Le président Yuan avait eu la faiblesse de se laisser circonvenir par les intrigues et les flatteries des agens allemands qui, depuis le début de la grande guerre, avaient réussi à l’entourer. Il les avait laissés exercer leur propagande et répandre dans tout le pays les nouvelles les plus tendancieuses et les plus fausses sur les événemens d’Europe. C’est par eux qu’il avait été encouragé dans sa campagne chimérique de restauration impériale.
C’était, ou jamais, le moment de rompre avec tout ce passé, d’exorciser tous ces spectres. Le ministre Wou ting fang, qu’heureusement son long séjour aux Etats-Unis avait familiarisé avec l’esprit et les idées de la nation américaine, eut la sagesse de ne pas perdre une heure. En vain le gouvernement allemand s’efforça-t-il de démontrer à la Chine que la guerre sous-marine ne pouvait la viser ni l’atteindre, et que de grandes précautions seraient prises pour épargner les bâtimens et les sujets chinois. La Chine, n’ayant pu obtenir plus de satisfaction que les États-Unis et aucun autre gouvernement n’en avaient obtenu, le ministre d’Allemagne, l’amiral von Heintze, sur l’activité duquel l’empereur Guillaume II avait fondé tant d’espérances, reçut ses passeports et dut s’embarquer à Shanghai sur un bâtiment hollandais, avec un sauf-conduit lui assurant le passage par les Etats-Unis, et de là en Europe. Les ministres de Chine quittèrent de même Berlin et Bruxelles avec tous les consuls et tous les sujets chinois.
La rupture ainsi consommée, le gouvernement chinois prit, sans plus tarder, les mesures qui s’imposaient à l’égard des concessions allemandes de Tien-tsin et de Han-Keou, de même qu’envers les bâtimens allemands internés dans les ports. Il interrompit, d’autre part, jusqu’à la fin des hostilités, tout paiement au gouvernement et aux sujets allemands des coupons des emprunts, dont le bénéfice servait surtout à la propagande pangermaniste. L’Allemagne se trouva en même temps exclue, au grand soulagement des Alliés, du « consortium » financier avec lequel avait été contracté l’emprunt de réorganisation de 1913. Toutes les entreprises commerciales, maritimes, industrielles des Allemands en Chine furent autant que possible suspendues, les sujets allemands dépouillés des privilèges de l’exterritorialité étant eux-mêmes étroitement surveillés et mis hors d’état de nuire. Le gouvernement chinois se réservait enfin la faculté de prendre par la suite, à l’exemple des Etats-Unis, et selon ce que les circonstances exigeraient, toutes les dispositions additionnelles propres à accentuer son attitude envers l’Allemagne.
Le Japon appréciait autant, sinon même plus encore que les autres Alliés, le divorce qui délivrait la Chine de l’emprise allemande. Il accueillit très volontiers cette éventualité nouvelle d’une Chine faisant bloc avec les Etats-Unis et avec lui contre les Puissances germaniques. Au rêve pangermaniste d’une Allemagne appelée à dominer l’Asie d’un côté, à l’Ouest par l’Asie Mineure, le Taurus et la ligne de Hambourg à Bagdad, de l’autre à l’Est, par Kiao-tcheou, le Chan-tong, le Tcheli et toutes les extensions projetées, se substituait l’union, la coopération en Extrême-Orient et sur le Pacifique des trois grands Etats riverains, les Etats-Unis, le Japon et la Chine, simultanément alliés aux trois grandes Puissances d’Europe, la France, l’Angleterre, la Russie, ayant précisément les plus grands intérêts territoriaux, politiques et économiques en Asie. — Dès aujourd’hui, par l’impuissance à laquelle la réduisait l’effondrement de tout son domaine colonial et la disparition des mers de son pavillon militaire ou marchand, l’Allemagne est exclue de cette vaste région du monde où elle avait espéré se créer un Empire. Le Pacifique et l’Asie sont à l’abri de ses atteintes. Il y a là une heureuse portion du globe déjà lavée et purifiée de la souillure, de la lèpre allemande, et qui nous donne l’avant-goût de ce que sera l’univers définitivement affranchi où les poumons respireront un air libre, où l’humanité pourra reprendre le cours de ses destinées et se vouer en paix à l’avenir de la civilisation pour laquelle la « kultur » teutonne eût été, au cas où elle eut triomphé, un si effroyable péril.
Pendant de longs siècles la Chine et le Japon s’étaient eux-mêmes volontairement enfermés dans leur isolement, exclus de tout rapport avec l’univers. Le continent américain était ignoré, inexistant pour l’ancien monde ; et quand, trois siècles après la découverte de Christophe Colomb, les descendans des émigrans du Royaume-Uni fondèrent entre le Canada et les embouchures du Mississipi la république des Etats-Unis, eux aussi, ils eurent d’abord pour politique d’écarter d’eux l’Europe et de ne pas intervenir eux-mêmes dans les affaires européennes. Tels furent, à l’origine, le sens et le but de la doctrine formulée en 1823 par le président Monroe. Or, il est arrivé que ce sont les Etats-Unis qui ont les premiers, de 1840 à 1853, successivement ouvert au commerce et aux rapports internationaux la Chine, la Corée, le Japon. Et c’est le président Wilson qui aujourd’hui fait de la doctrine de Monroe la formule même de l’union entre l’ancien et le nouveau monde. « Je propose, disait-il dans un message au Sénat du 22 janvier dernier qui contenait ses vues sur la future paix, sur les garanties et sanctions de cette paix ; je propose que les diverses nations acceptent d’accord la doctrine du président Monroe comme la doctrine du monde, qu’aucune nation ne cherche à imposer sa politique à un autre pays, mais que chaque peuple soit libre de fixer lui-même sa politique personnelle et de choisir sa propre voie vers son développement. » Et il ajoutait dans son adresse inaugurale du 4 mars : « Nous ne sommes plus des provinciaux : les événemens tragiques des trente mois de guerre que nous venons de vivre nous ont constitués citoyens du monde. Toutes les nations sont également intéressées à la paix du monde, à la stabilité politique des peuples libres et sont également responsables de leur maintien. » C’est ainsi dans la région de l’univers jadis le plus fermée aux communications avec le dehors, et par l’initiative de la grande République du nouveau monde la plus rebelle par principe à tout accord avec l’Europe qu’aura été scellé, dans la présente guerre, le pacte d’alliance le plus vaste et le plus compréhensif qui ait jamais uni les hommes. Ce sera le grand et impérissable honneur du président Wilson d’avoir été l’initiateur et comme le prédicateur de cette nouvelle croisade. Ce sera aussi pour les deux nations de l’antique Asie, pour le Japon allié de la veille, pour la Chine qui a entendu l’appel des États-Unis, un titre glorieux d’avoir été, dans cette lutte, du côté de la justice et du droit contre la barbarie, du côté de la lumière contre les ténèbres.
A la fin du mois de janvier de cette année, le lendemain même du remarquable discours prononcé par le vicomte Motono devant la Chambre basse sur la politique extérieure de l’Empire, le gouvernement japonais avait dû dissoudre la Chambre des représentans dont la majorité avait fait une opposition irréconciliable au Cabinet. Le motif de cette obstruction était le grief préjudiciel contre le Cabinet de n’avoir pas été formé selon les principes du gouvernement parlementaire, d’être l’élu des « genro » et des clans, de représenter, non la nation, mais la tradition bureaucratique et militaire. A ce grief, articulé par le vicomte Kato, chef du Kensei-kai et de toute la coalition antiministérielle, le maréchal Teraoutsi répondit le 9 février, dans un discours adressé à la réunion des gouverneurs de provinces en rappelant que, d’après la constitution impériale de 1889, les ministres sont responsables, non devant les Chambres, mais devant l’Empereur ; que, d’ailleurs, le Parlement comprend, non-seulement la Chambre des représentans, mais la Chambre des Pairs, que la Chambre basse ne peut donc à elle seule inspirer ou dicter la politique du gouvernement. Il ajoutait que le Cabinet, loin de méconnaître l’importance de la Chambre basse, s’était au contraire attaché à lui exposer ses intentions, ses desseins, et s’était efforcé de rallier ses suffrages, qu’il regrettait de n’avoir pu la convaincre, mais qu’il ne pouvait vraiment renoncer pour elle au devoir d’accomplir la tâche que le souverain lui avait confiée.
Les élections générales pour le renouvellement de la Chambre ainsi dissoute viennent d’avoir lieu, à la date du 20 avril. Elles ont eu pour résultat la défaite de l’opposition, réduite de 230 à 155 voix, et la victoire du Cabinet qui disposera désormais de 216 voix. Non que le Cabinet, qui demeure fidèle à ses origines et à son principe, entende se subordonner à un parti proprement parlementaire, mais, et tout en n’étant responsable que devant l’Empereur, il ne fait pas difficulté d’être soutenu dans la Chambre nouvelle par le parti constitutionnel, (Seiyukai) qu’avait jadis fondé le prince Ito, sur lequel s’étaient, l’un après l’autre, appuyés, non seulement le prince Ito et le marquis Saionji, mais le prince Katsura et l’amiral Yamamoto, et qui vient d’obtenir aux élections générales cette majorité de plus de 200 voix.
Le maréchal Teraoutsi et le vicomte Motono, ministre des Affaires étrangères, restent donc au pouvoir et se dédieront avec plus de sérénité et de confiance aux grands objets extérieurs ou domestiques qui réclament toute leur attention. Les sympathies envers notre pays du maréchal Teraoutsi qui, après avoir été l’élève de notre école de Saint-Cyr, est revenu pour plusieurs années à Paris comme attaché militaire, et du vicomte Motono, docteur en droit de notre Université, et qui, dans ses différentes missions à Bruxelles, à Pétrograd, à Paris, s’est montré un constant et sincère ami de la France, nous sont un sûr garant de l’esprit dont continuera de s’inspirer leur gouvernement. Les déclarations faites par eux en octobre 1916 comme au mois de janvier 1917 ne nous laissent aucun doute sur la façon dont ils poursuivront leur tâche envers leur propre pays et envers les Alliés. Les dispositions dont le vicomte Motono, dans son discours du 23 janvier dernier, s’était déjà fait l’interprète à l’égard des Etats-Unis et de la Chine n’ont pu être que singulièrement confirmées et fortifiées par les événemens survenus depuis lors et par le fait que les Etats-Unis et la Chine se sont maintenant ralliés à notre cause commune. Il n’en aura qu’une autorité et une facilité plus grandes pour resserrer les liens entre les trois gouvernemens dont l’objet et l’œuvre consisteront, en secondant de tout leur pouvoir les efforts des Alliés, à préserver cette région du monde, non pas seulement pendant la présente guerre, mais après le rétablissement de la paix, contre un retour offensif de l’ennemi. Ce n’est pas d’ailleurs pour un jour et pour une seule campagne que la ligue entre les trois riverains du Pacifique doit s’être ainsi faite et constituée contre l’Empire insolent et jaloux qui, par la bouche de Guillaume II, avait successivement dénoncé le péril américain et le péril jaune : elle devra, au contraire, survivre à la victoire et réaliser ce qui a été, dès le début de l’ère de Meiji, le noble idéal de la révolution japonaise, l’union durable entre l’Orient et l’Occident.
A. GÉRARD.