L’Hérédo/Chapitre II

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 39-66).

CHAPITRE II

le réveil, dans le moi, des empreintes héréditaires

Le réveil et le combat des empreintes héréditaires ou hérédismes dans le moi constituent le premier acte du drame intérieur. L’intervention de l’aura sexuelle ou génésique en faveur de ces empreintes, qu’elle modèle ou qu’elle éparpille, en constitue le second acte. Le troisième est formé par la lutte des éléments du moi contre le soi, par la victoire ou la défaite du soi. Nous montrerons comment et à quel prix peut s’obtenir la victoire du soi, la défaite de l’hérédo.

Comment et sous quelles influences se réveillent, dans le moi, les empreintes héréditaires, morales ou physiques, celles-ci n’étant, selon nous, qu’une dérivation de celles-là ?… Sous des influences de deux ordres, extérieures et intérieures, les premières sensorielles ou de circonstance, les secondes agissant par une sorte d’autofécondation.

Nos sens sont des intermédiaires entre le moi et le dehors. Dans le moi dort ou somnole la continuité de la famille, comparable à une suite de portraits étagés dans l’obscurité, de portraits reliés, trait pour trait, aux parcelles correspondantes de notre individu. Qu’une perception auditive, visuelle, gustative, olfactive, tactile, vienne éclairer une parcelle de notre conscience et voici la parcelle héréditaire correspondante qui frémit et s’illumine à son tour, avec un territoire circonvoisin plus ou moins grand, plus ou moins net, selon l’intensité du choc. Derrière notre réaction propre, se discerne, avec un peu d’attention introspective, celle de l’ascendant ou de la ligne d’ascendants que cette réaction continue. Ainsi se trouve ranimé, pour un court instant, un fragment d’une figure héréditaire, que peut compléter, par d’autres réveils du même ordre, une impression sensorielle subséquente. C’est le réveil de l’ascendant par morceaux, sa reconstitution en jeu de patience. Il n’est aucun de nous qui n’ait éprouvé plusieurs fois dans sa vie mentale, si distrait fût-il, cette impression d’une reviviscence, d’un déjà vu, d’un déjà entendu, accompagnée du sentiment d’une dualité. Les médecins l’ont appelée paramnésie. Je la désignerais plus volontiers sous le nom de métamémoire. Elle s’accompagne fréquemment d’un sentiment de plénitude euphorique, comme si cette résurrection intérieure ajoutait de la vigueur à la circonstance, ou comme si le plaisir de l’ancêtre renforçait, lui aussi, celui du descendant. J’ajoute que ces réveils-là sont, par définition, éphémères et fugitifs. Ils tiennent plus de la phosphorescence que de la lumière proprement dite.

Il n’en est pas de même du réveil héréditaire plastique par autofécondation, plus rare, mais autrement stable et cohésif. Il semble alors que tout l’être soit envahi par un autre être, son prédécesseur dans le passé, et qui vient se substituer à lui, sur une grande étendue de la conscience, à la façon dont une forme pénétrerait dans une autre forme. Le terme approximatif d’autofécondation signifie simplement que, dans cette imparfaite métempsycose, tout se passe comme si la vie d’un seul recréait une autre vie dans son individu, une vie analogue et antérieure, plissée, godronnée de quelques légères différences. C’est alors un état de transe, où nous sommes habités et gouvernés par notre père, ou notre mère, ou l’un quelconque de nos ascendants. Notre besogne, notre métier quels qu’ils soient, s’en trouvent étrangement facilités. Le poète croit que sa Muse l’inspire. Le maréchal ferrant, le boulanger trouvent leur travail terminé sans fatigue. L’orateur sent qu’un autre, qui parle par sa bouche et gesticule par ses gestes, continue son discours. Je citerai mon cas personnel, qui est celui du fils écrivain d’un homme de lettres et d’une femme de lettres. Que de fois ne m’est-il pas arrivé de me mettre à ma table de travail et, aussitôt après ce libre déclenchement du soi que j’appelle impulsion créatrice, de reconnaître nettement l’entrée en jeu d’un élément héréditaire paternel ou maternel, qui accomplissait ma besogne, en quelque sorte à mon insu. Quand j’étais jeune, il arrivait fréquemment que mon père complétât, pendant mon sommeil, une de mes versions latines, parfois trop ardue, ou un devoir de style, que je trouvais achevé au réveil. Cette douce surprise m’est encore faite par le jeu de l’autofécondation. La vie incessamment rappelle la vie. À mesure qu’elle s’écoule, elle se reforme, en utilisant les éléments antérieurs de la lignée, et chacun de nos personnages porte en inclusion, comme emboîtées les unes dans les autres, la multitude en abrégé des existences qui l’ont précédé, la faculté de les faire renaître.

Quels échos soudains, en nous-même, à l’occasion d’une simple sensation ! Parfois quelle vibration d’une chaîne, dont les anneaux s’illuminent à mesure, vivement, puis se perdent à nouveau dans les ténèbres intérieures ! Chacune des composantes du moi se trouve remplacée par la composante similaire de l’ascendant, le souvenir par le souvenir antérieur, l’état d’esprit par l’état d’esprit passé, l’aperçu de caractère et de tempérament, par l’entre-aperçu de caractère et de tempérament, l’aspiration vague par l’aspiration plus vague. Alors nous ne « voulons » plus ; nous sommes mus par une impulsion héritée, ou partagés cruellement entre des velléités disparates, qui nous mettent en état d’hésitation et de doute. Le langage populaire dit que nous ne nous appartenons plus. C’est l’exacte vérité. Un ou plusieurs fantômes, quelquefois chers mais quelquefois odieux, toujours impératifs, se superposent à notre personnalité au point de la masquer, et nous entraînent dans des directions que nous n’avons point choisies, qui nous déplaisent ou nous répugnent. Avertis à temps, et surtout décidés à temps, il nous était facile de réagir contre cette intrusion, contre cette expropriation. L’habitude une fois installée, la lutte, toujours possible, en devient plus âpre et plus douloureuse, comparable à celle contre l’emprise ancienne d’un poison.

D’ailleurs, rien ne ressemble plus à une intoxication chronique que cette influence héréditaire, quand elle tourne à la domination. On y trouve d’abord, comme je l’ai dit, agrément et facilité, sentiment de plénitude et de suractivité intellectuelle. Puis, bientôt, ce sentiment de béatitude, pouvant aller jusqu’à la griserie, se transforme en un sentiment de rébellion, de rancune et de haine. À ce moment l’hérédo conscient se met à ruser avec son ascendant, comme le morphinomane avec sa drogue, tente de courtes évasions, des échappées sournoises, incomplètes, d’où il retombe à une servitude pire. À cet état succède celui de l’acceptation maussade, de l’hypocondrie, du mécontentement intime et de l’abandon. Jugeant le combat inégal et l’effort de libération au-dessus de ses moyens, l’hérédo prend son parti de devenir un automate, commandé tyranniquement par des doctrines qui ne sont pas les siennes, par des désirs qui ne lui appartiennent pas, par des penchants qu’il reconnaît malsains ou funestes. Son moral entraîne son physique. Le cancer, la tuberculose, la syphilis surtout de l’ascendant, commencent à ravager ses tissus. Pour n’avoir pas secoué le fardeau à temps, selon une tactique appropriée, il tombe sous le signe de la fatalité, qui est celui de la déchéance et de la mort. S’il a un fils, il aggravera pour lui le poids héréditaire, du fardeau de sa propre passivité.

Sans doute il est de bons et d’heureux héritages, des héritages d’aptitudes professionnelles, de qualités et même de vertus. Alors la qualité héritée vient en aide à la qualité acquise par un effort original et personnel. Cela se voit quand, par exemple, le fils succède au père dans son métier. Le service que peut nous rendre, en huilant les difficultés devant nous, tel ascendant, est inappréciable. En ce cas l’hérédité poursuivie est un principe de perfectionnement. Néanmoins la suppression complète de l’initiative, même sous une bonne influence héréditaire, serait un danger. Car rien ne nous garantit que demain, tout à l’heure, cette bonne influence ne se retirera pas de nous, cédant la place à une mauvaise. Le penchant héréditaire, exagérément cultivé, fait que l’ascendant nocif trouve son lit tout préparé en nous par le départ de l’ascendant bienfaisant. Le pli de la passivité congénitale est à éviter.

En outre, il est un risque redoutable, sur lequel l’attention est attirée depuis plusieurs années déjà. La domination héréditaire féminine, tombant chez le mâle et acceptée par lui, ou inversement, amènera ce trouble profond de l’instinct génésique pour lequel j’ai proposé le terme d’aliénation morale. La description de cet immense malaise se trouve dans tous les ouvrages spéciaux. La cause ne saurait en être autre que celle que j’indique ici. On a dit : la nature s’est trompée. Sans doute, mais dans l’immense majorité des cas, l’erreur de la nature est due à un accident d’autofécondation, tel que celui que j’ai décrit plus haut, coïncidant avec la fécondation normale, la troublant et conjoignant, ainsi que dans le mythe aristophanesque au Banquet de Platon, deux principes sexuels de même nom, pour la formation d’un anormal, d’un inverti.

Je suppose, pour fixer les idées, que les éléments du moi de A, principe paternel, et ceux du moi de B, principe maternel, concourent à la formation de C, individu du sexe masculin. Puis que, peu après la naissance, dans une période de fragilité héréditaire, au moi paternel se soit substitué, par autofécondation, un ancêtre féminin. Ce dernier renforcera, en C, le principe féminin maternel B et féminisera C. Au lieu que, inversement, si C est du sexe féminin, et si c’est en B, principe maternel, que se fait une substitution masculine ancestrale, peu de temps après la naissance, C se trouvera masculinisé. De sorte que l’origine vraie de l’aliénation morale ou inversion, et de ses terribles ravages, doit être recherchée, à mon avis, dans la confusion héréditaire au sein du moi. Celui qui, par un patient éveil du soi et de la volonté dans l’équilibre, arrivera à débrouiller l’écheveau, obtiendra du même coup la guérison de l’immense malaise et de ses affres. La plupart des aliénés moraux, qui se considéraient jusqu’à présent comme des victimes de la fatalité, doivent savoir qu’il leur est possible de triompher de la confusion héréditaire, à l’aide d’un entraînement psychoplastique approprié, d’une cure de raison.

En dépit d’un enseignement erroné, qui nous fut donné, il y a vingt-cinq ans, et dont les conséquences philosophiques furent lamentables, ce n’est pas le physique qui le plus souvent commande le moral — quant aux manifestations essentielles et profondes de l’être — c’est le moral qui commande le physique ou, plus exactement, qui le modèle. Le physique n’est que la projection du moral. Ainsi donc c’est le moral qu’il convient de redresser dans les 9/10 des cas à l’aide d’une méthode psychoplastique, dans un trouble fondamental tel que l’inversion, où des habitudes et même une conformation féminine dérivent, chez l’homme, d’une féminisation de l’hérédité, où des habitudes et une conformation masculine dérivent, chez la femme, d’une masculinisation de l’hérédité.

Le moral est tellement sculpteur du physique, par l’ébauchoir du tonus volontaire ou de l’hérédité, qu’il ne faut que quelques minutes de présence ou de conversation à l’observateur averti pour discerner, dans le passant, dans l’interlocuteur, un hérédo ou un maître de soi. L’hérédo offre un visage tourmenté et fébrile, parfois beau et fier en quelqu’une de ses parties, mais donnant par ailleurs une impression d’étrangeté ou de gêne. Son regard est inquiet ou trop aigu, son débit nerveux et précipité, son mouvement impatient. Il est sujet aux accès de colère soudains ou, au contraire, aux périodes taciturnes, pendant lesquelles, replié en lui-même, il se cherche vainement dans le dédale de ses ascendants, dans le labyrinthe de sensations, de perceptions, de velléités altérées, je veux dire venues de sa lignée. Il ne s’agit pas ici de l’anormal, à quelque type qu’il appartienne, mais bien de l’hérédo considéré unanimement comme normal, comme une personne ordinaire. Lui seul sait ce qu’il en est. Quand il prête l’oreille aux murmures sans nombre qui le parcourent, semblables au bruissement d’un coquillage marin, il espère passionnément s’en libérer, par le son, par la plume, par le pinceau ; puis il désespère de les fixer, il renonce, il se laisse aller à la mélancolie, que connaissent tous les indécis au front élevé, pâles ou congestifs, et à fortes mâchoires, dont les mains sont agitées de tressaillements nerveux.

Tout autre se présente le maître de soi, le Gœthe, le Mistral, le paysan, le bourgeois ignorés, mais fortement équilibrés, qui nous imposent leur regard pénétrant et calme, leur sourire compréhensif, leur langage accentué mais pondéré, posé, ponctué, leur caractère sans heurt ni soubresaut et leur volonté patiente, réfléchie. Tous nous avons connu ces grand’mères aux yeux clairs, qui savaient tenir leur maison, administrer leur avoir, élever leurs enfants, fermer les yeux de leurs maris, maintenir le crédit commercial. Composui, disait excellemment le sobre latin.

J’ai rencontré, au cours de mon existence, un grand nombre d’hérédos, quelques-uns comblés des plus hautes facultés, mais chez lesquels le goût du changement et l’aptitude aux variations et sautes d’humeur pouvaient être considérés presque comme une tare, en tout cas comme un signe caractéristique. Ils abondent notamment dans la race sémite, qui a conservé intacte, au cours des âges, la plupart de ses attributs intellectuels et corporels. Charcot en avait déjà fait la remarque dans ses leçons du samedi à la Salpêtrière. Un de mes camarades de jeunesse, appartenant au peuple juif, émerveillait ainsi ceux qui l’approchaient par la diversité de ses connaissances, toutes approfondies, par une culture minutieuse et comme forcée des littératures européennes. Il parlait couramment cinq langues, dont il comprenait et faisait comprendre l’esprit, dont il goûtait les idiotismes, ce qui est aussi un privilège des hérédos. Il expliquait génialement les auteurs étrangers, leurs intentions, les qualités de leur style. Par contre, sa faculté créatrice était faible, courte, et fut rapidement tarie. Il avait cessé de produire quelques années avant la maladie qui l’emporta prématurément. Il avait précocement renoncé au soi.

La fixation des empreintes héréditaires, d’origine sensorielle ou succédant à l’autofécondation, s’opère par l’état d’émotion, dans l’ordre moral, et quelquefois, dans l’ordre physique, par le stimulant pathologique d’un bacille ou d’une spirille congénitale.

L’émotion est un état de surprise sensible portant sur le moi. Mis en branle et pour ainsi dire en tremblement, les éléments héréditaires du moi dansent devant la conscience, y pénètrent, s’y gravent. Leur imprégnation est d’autant plus profonde que l’émotion a été plus forte. Il en résulte que les passions en général, renforçant en nous l’hérédo, contribuent à notre esclavage. Si, sous leur empire, nous cessons de nous gouverner, c’est parce qu’elles introduisent et accréditent en nous les éléments héréditaires, à commencer par les plus troubles, c’est parce qu’elles nous écartent du soi et de son unité. La colère, l’avarice, l’orgueil, la luxure, simples ou combinées, suscitent en nous une foule de personnages divers et de figures grimaçantes, qui prennent successivement la direction de notre être et l’entraînent à des actes de moins en moins libres, de plus en plus commandés. Ces déchaînements nous rivent, en nous donnant l’illusion de nous libérer. Ils nous transforment en un théâtre où se joue une pièce disparate et forcenée, empruntée à des éléments de drames antérieurs et marquée d’épisodes déjà éprouvés. La crise, l’état de fièvre, durent plus ou moins ; mais ensuite, nous nous apercevons que les éléments héréditaires se sont incrustés en nous, ont pris un caractère de permanence, sinon d’obsession.

Dans le cas de l’autofécondation, cette permanence, cette obsession, à la suite d’un choc émotif, sont encore plus graves. Elles peuvent aller jusqu’au remplacement, sur une large surface, de notre personnalité par un hôte nouveau, emprunté à la lignée des ascendants : « La maison est à moi, je le ferai connaître. » Il nous reste alors juste assez de connaissance pour discerner la métamorphose et pour en souffrir. Une existence entière risque d’être désolée et bouleversée par un tel changement, une telle intrusion, si le soi ne réagit pas.

Malgré mon désir de ne pas verser dans le travers des explications par la médecine, sujettes aux caprices de la mode, il me faut noter ici l’influence incontestable sur le moi des bacilles et des spirilles, notamment de celle de la syphilis. Cela alors que le soi, échappant à l’hérédité, leur demeure naturellement et par définition impénétrable. Le mode de cette transmission spirillaire et bacillaire est inconnu, et le sera sans doute longtemps encore. Quelles alliances le tréponème contracte-t-il avec le propagateur anatomique de la race, dont il possède l’agilité, le perçant, la force brisante. C’est un des mystères de l’embryologie. Nous savons seulement qu’il se transmet à travers deux, trois générations et qu’il est capable d’altérer le moi, d’amplifier ou d’activer en lui tel ou tel élément héréditaire, de modifier l’être en un mot. Les exemples de cette altération du moi sont innombrables et relatés dans tous les traités techniques, ceux notamment des Fournier, père et fils, monuments de science et de sagesse. Il m’est impossible, et il serait trop long, de noter ici mes références. J’écris pour les maîtres et pour les élèves déjà formés, non pour les débutants, ni les ignorants.

Le rêve, principalement le rêve émotif, où le dormeur est acteur et non spectateur, peut agir aussi comme fixatif des empreintes héréditaires. Chez les hérédos, il se mêle à la réalité, la pénètre, l’embrouille et constitue une des formes les plus fréquentes du somnambulisme, associé jadis par Charcot à cette fiction clinique qu’il appelait symptomatologie de l’hystérie. Dans le rêve, le moi délègue vers le soi des hallucinations que le soi repousse. De ce va-et-vient résultent les singulières éclaircies, connues de tous, pendant lesquelles nous constatons que nous rêvons, ou au contraire les réobscurcissements, pendant lesquels nous rêvons que nous rêvons. À l’occasion de ce va-et-vient, tel souvenir particulièrement aigu, tel trait de caractère, telle présence, tel état d’esprit, telle aspiration vague sont agrippés par la conscience assoupie et se logent en elle pour une longue période. Certains ont été corrompus, ou dévoyés, ou découragés, ou encouragés par un rêve. C’est un risque que courent les meilleurs, puisque le songe échappe à notre surveillance et puisqu’il ne correspond pas toujours au fond vrai de notre personnalité.

Nous arrivons ainsi au problème de la surprise de conscience, qui est un des plus importants de la psychologie : peut-il surgir en nous, à notre complet insu, un personnage inconnu. qui nous pousse à des actes répréhensibles dont nous porterons ensuite la responsabilité ? Chez l’être sain, nous répondrons que non, qu’une semblable surprise est impossible, à cause de la vigilance du soi. Chez l’être même déséquilibré, chez l’hérédo qui ne s’est jamais exercé à se surveiller, cette surprise sincère doit être encore assez rare, quoi qu’on en ait dit il y a trente ans, aux environs de ce que j’appellerai l’âge d’or de l’irresponsabilité. Nous avons vu — jusque dans le phénomène de l’autofécondation, de la quasi substitution d’une forme héréditaire à l’ensemble de notre moi — la persistance d’une frange de raison, d’une bordure de soi. À plus forte raison cette frange subsiste t-elle, en dehors de ces cas exceptionnels. Elle suffit à rendre problématique la surprise totale de conscience et à maintenir la responsabilité.

La simulation n’existe pas seulement chez les délinquants qui veulent, en présence d’un médecin ou d’un juge, diminuer leur responsabilité. Elle existe aussi, et très fréquemment, chez des êtres faibles, qui se mentent à eux-mêmes quant à l’intégrité et à la vigilance de leur soi, qui se jouent, en dehors même de tout délit, la comédie de l’irresponsabilité. Nombreux sont ceux, surtout dans les classes cultivées, qui prennent un orgueilleux plaisir à se poser en victimes du destin, en jouets de passions irrésistibles, auxquelles ils n’ont d’ailleurs jamais sérieusement tenté de résister. La littérature fourmille de telles confessions, à demi sincères quant à leurs auteurs, dont les plus célèbres et les plus virulentes furent celles de Jean-Jacques Rousseau, hérédo de premier plan s’il en fut. On discerne aisément chez cet écrivain, d’un style si séduisant, où court et glisse un filet trouble, pareil à la distillation d’une source de boue, le mouvement vaniteux qu’il éprouve à se laisser aller aux entraînements divers de son moi. À plus d’un tournant de sa douloureuse existence, il eût pu se reprendre en main et ordonner son soi, en domptant en lui les éléments héréditaires. Mais son hypocrisie, au sens grec du mot, son cabotinage personnel, devant le miroir, préférait s’abandonner, puis se plaindre de s’être abandonné : Rousseau, ou le naufrage du soi.

C’est à cette faiblesse, consentie, savourée, exaltée jusqu’à fausser complètement la raison, que tint la vogue extraordinaire de Jean-Jacques. Il fut contagieux, il fut le père du romantisme, de l’individualisme lyriquement conçu, en tant qu’apologiste du moi contre le soi, de la sensibilité contre l’intelligence, du désarroi héréditaire contre l’équilibre. En reconnaissance de cette exaltation du moi et de ses penchants, la métaphysique allemande, cette forcenée de l’individu considéré comme une fin, le prôna et l’adopta. Ses ravages proprement philosophiques ne furent pas moins grands que ses ravages politiques. Il n’est pas de vicieux satisfait qui ne se réclame encore aujourd’hui du mauvais Genevois à la phrase chantante, lequel arborait complaisamment ses souillures.

Quand je passais, il y a de cela vingt et quelques années, mes derniers examens de médecine, jusqu’à la thèse exclusivement, Alphonse Daudet m’avait conseillé, comme sujet de cette thèse « la maladie de Rousseau ». Mais si j’avais déjà, à cette lointaine époque, le pressentiment du drame intérieur, j’en ignorais le mécanisme. Il me manquait le fil conducteur à travers cette personnalité trouble que fut l’infortuné Jean-Jacques et j’aurais versé dans l’erreur de l’explication, vraiment trop sommaire, par une lésion de la vessie, du foie ou de la moelle. Il faut revenir de ces prétentieuses niaiseries. Ce n’est pas le lieu de suivre ici Rousseau dans tous les méandres de sa douloureuse aventure et de relever, à travers son œuvre, les marques indéniables de l’étouffement progressif de son soi par son moi, jusqu’à la folie proprement dite et au délire de la persécution, triomphe final du moi sur le soi. Il se trouvera bien un jeune savant pour entreprendre un jour et réussir ce travail, d’après les données exposées ici. Il y découvrira matière aux réflexions historiques les plus diverses et les plus intéressantes.

En effet, la Révolution française peut être considérée, psychologiquement parlant, comme une vaste insurrection d’hérédos. Ils ont tous les caractères de l’hérédo, ces personnages précoces, téméraires, versatiles, cruels et furieux, qui occupèrent alors la scène politique. Il n’est pas jusqu’à leur haine du dogme catholique, considéré comme soutien du soi, qui n’exprime le soulèvement intérieur et spontané de leur moi, dans ses parties héréditaires les plus obscures et les plus tarées. Regardez courir les spirilles, à travers la génération qui a vingt ans en 1789. Examinez le cabotinage intérieur, l’état d’hypocrisie de tous ces exaltés du moi congénital, qui se distribuent et tiennent des rôles imités de l’antiquité. La plupart d’entre eux, à l’appel des livres de Jean-Jacques, se sont reconnus et levés. Celui-là était leur homme, parce qu’il était à leur ressemblance, parce que le dualisme du moi et du soi fermentait en lui comme en eux. Il était non seulement leur maître, mais aussi leur père psychoplastique. Son erreur modelait et moulait leur erreur. Dévots de la fatalité psychologique, bien qu’invoquant sans cesse la liberté politique, ils devaient finir comme ils ont fini, dans un déséquilibre total. Marat est le châtiment de Rousseau.

Au pôle opposé de la conscience, nous avons au contraire Pascal, chez lequel, après une longue, une âpre lutte, triomphe définitivement le soi. Déchiré par des maux physiques qui ne le cédaient en rien à ceux de Rousseau, Pascal prit le parti de la résistance et demanda son salut moral à sa raison comme à sa foi. Cette attitude héroïque nous a valu des pages sublimes, dont la lecture est à elle seule un traitement des défaillances du moi. L’on y voit cette volonté ardente et retorse se saisir, se redresser elle-même, expulser, au prix de rudes efforts, les images de l’asservissement intérieur, les tiraillements du doute par contradiction des ascendants, les tentations du dialogue en balancé et du scepticisme perpétuel, si fortes chez les philosophes à hérédité tyrannique. Pascal s’y dénude comme un anatomiste, qui se disséquerait lui-même fibre à fibre. Sa main tremble, mais point son esprit, qui demeure attentif et prompt. Cet effort, ce courage se sont inscrits dans un style où l’on voit le vouloir qui se contracte et qui réduit implacablement les penchants et les passions. Cette lutte se reflète jusque dans les pensées, dans leurs raccourcis, dans leurs ellipses fulgurantes, dans leurs gémissements et dans leurs cris, que couronne une réelle béatitude, quand le croyant, après maint détour, arrive à préciser l’infini, c’est-à-dire à étreindre le soi. À cet instant, la délivrance est complète et c’est le silence de la vie, nullement comparable à celui de la mort, puisqu’il est plein, l’autre étant vide,

À quels tournants de l’âge ou des circonstances sommes-nous, hommes et femmes, plus particulièrement exposés au réveil soudain de telle ou telle empreinte héréditaire dans le moi ?

D’abord aux moments d’émotivité, c’est-à-dire à la formation physique. Ce que j’ai exposé des influences sensorielles me dispense d’insister davantage. L’état d’aspiration vague, de rêverie, de nostalgie mélancolique est éminemment favorable à l’apparition, à l’implantation des fantômes intérieurs. Le célèbre Manfred, de lord Byron, est une lyrique description de cette transe, alors que nos ascendants s’insinuent en nous par les voies les plus sournoises et notamment par la contemplation émue de la nature dans la solitude. C’est une observation que j’ai faite bien souvent : l’hérédo en général fuit les hommes et cherche le désert. Il se sent mal à l’aise dans la société, blessé par ses contacts, et il préfère jouir égoïstement, voluptueusement de la résurrection qui s’opère en lui, devant la forêt, la mer, les glaces éternelles ou les ruines. La musique est pour lui un apaisement, parce qu’elle lui donne l’illusion de préciser son imprécision intérieure et de dénombrer, par le son et le rythme, tant de formes confuses, un si grand écoulement de silhouettes morales. Sans doute le saint aussi cherche le désert, mais c’est dans une intention de résistance, afin d’y consolider son soi, à l’abri des tentations mondaines, alors que le désir de l’hérédo est précisément de s’abandonner et d’oublier son soi dans l’éparpillement ancestral. Le type de ces isolés lyriques est le poète américain Walt Whitman, qui a pris comme devise : « Soi-même et en masse » et en qui on peut relever, une à une, toutes les tares de l’hérédo de choix, aussi bien quant au contraste habituel d’une forme riche et d’une idée pauvre, que quant à l’aliénation morale.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans ses Brins d’herbe et Roulements de tambour des élans d’une singulière puissance. Mais le dérèglement, même prosodique, y est conçu comme une beauté de plus. Mais l’obscurité volontairement cherchée — c’est un stigmate des hérédos — gâche les plus belles pièces, celle par exemple des Dormeurs. Mais à chaque instant la pensée fuse, s’évanouit, se transforme, comme happée par un démon invisible, qui gîte au centre du moi de l’auteur. Son cas singulier et exemplaire est celui d’un contemplatif en qui s’éveillent à la fois une multitude de gens de métier, marins, terriens, mécaniciens, nomades, menant la ronde des métaphores, sans se soucier de la raison. Si cette inspiration héréditaire déréglée faisait école, elle serait la fin de toute poésie, au même titre que la sécheresse.

L’expérience et l’observation nous montrent aussi dans la cinquantaine, âge critique, un nouvel assaut de l’hérédité. J’ai remarqué que l’appréhension, puis la peur de la mort agissent ici comme stimulants des reviviscences congénitales au sein du moi. Combien de gens posés, tranquilles, ayant mené, jusqu’aux approches de la cinquantaine, une existence ponctuelle et raisonnable, deviennent subitement débauchés, joueurs ou paresseux, ou tombent dans une avarice sordide, dans une rapacité diurne et nocturne ! Il n’est pas malaisé alors, pour leur entourage, de retrouver l’oncle ou le grand-père, dont les défauts ou les vices revivent en eux, en même temps que leur visage revêt ce masque trouble, mêlé de concupiscence et de dureté, qui est le symptôme physique de l’emprise. L’expression de leur regard change. Ils prennent souvent l’air de bêtes sournoises ou traquées. Heureux quand ces égarés de la lignée, indemnes cependant de toute lésion cérébrale proprement dite, ne disparaissent point dans le suicide, ou dans une déchéance animale !

Chez certaines femmes de bonne situation sociale, mais de faibles clairvoyance et volonté, on a remarqué, peu après la ménopause, des tendances subites au dévergondage, à l’alcoolisme, au jeu, qui sont bien ce que l’on peut s’imaginer de plus triste et de plus dangereux. Celles-là étaient des hérédos qui s’ignoraient, chez qui le penchant à la dislocation du moi par les fantômes intérieurs était demeuré dissimulé ou latent. Sous l’influence du retour d’âge, les fantômes sont devenus agressifs et ont triomphé sans difficulté d’un soi mal préparé ou timide. Car le piège de la véritable timidité est de ne point oser agir librement, conformément au tonus du vouloir, en vue de l’équilibre.

Je n’insiste pas sur les désordres et les malheurs familiaux, qui sont la conséquence de tels réveils intempestifs. Chacun n’a qu’à rappeler ses souvenirs. Mais c’est dans la hantise presque complète, dans ce que nous avons appelé l’autofécondation, que la menace est la plus grave. Car la frange du soi demeurée intacte, si elle suffit à éveiller le remords, ne suffit plus à l’exercice de la volonté recréatrice, au redressement de la personnalité. C’est en présence de semblables accidents que se fait sentir cruellement l’absence de ces médecins de l’âme — attentifs aussi aux signes corporels — dont le XIXe siècle, perdu dans un absurde déterminisme, ne nous a malheureusement offert aucun modèle. Quand on passe en revue les meilleurs de cette époque déjà démodée, on remarque, d’une part, des psychologues spiritualistes fort éloignés de toute intervention morale, de l’autre des cliniciens matérialistes, répugnant à toute intervention thérapeutique. Chez les uns comme chez les autres, pour des motifs très différents et même opposés, la passivité est la règle. Un homme de génie, Louis Pasteur, avait, il est vrai, quitté l’une et l’autre ornière, mais les préjugés de ses disciples et l’établissement de son Institut restreignirent aux sérums et à la cuisine de laboratoire la voie de vérité qu’il avait ouverte.