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L’Hérédo/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 221-251).

CHAPITRE VIII

l’amour humain et le troisième acte
du drame intérieur

L’amour humain n’est pas tout le troisième acte du drame intérieur, qui comprend la lutte et l’assaut des divers éléments du moi contre le soi et la résistance de celui-ci. Il en est l’épisode le plus visible et le plus important. Les anciens l’ont représenté avec un bandeau sur les yeux, bien que l’aveuglement ne soit pas la règle de toutes les amours humaines, mais seulement d’une de leurs catégories. L’immense attrait qu’il exerce ne tient pas à ses erreurs, ni aux folies auxquelles il entraîne trop souvent. Il tient à la double espérance qu’il fait naître dans son début : 1° interruption de la solitude hantée ; 2° libération de ce qu’il y a de meilleur dans l’être, l’héroïsme sacrificiel, de ce que j’appellerai la fleur du soi.

On m’objectera que la majorité des amoureux n’y voit pas si loin, que le désir meut seul la plupart de ceux qui se recherchent. Je pense que ce désir charnel n’est qu’un second stade, lequel peut d’ailleurs survenir extrêmement vite, et que, chez les pires déshérités de la conscience, tout initium amoureux relève du soi, c’est-à-dire d’une double initiative, bien souvent trompée, de sagesse et de délivrance. L’amour veut le bonheur de chaque conjoint par la conjonction de deux soi, qui sera métapsychologiquement un nouvel être. L’imperfection humaine et l’instinct génésique engagent cette volonté dans un dédale dramatique, dont l’aboutissement est très fréquemment le malheur. Mais ce malheur n’est ni nécessaire ni fatal. Il est des unions longues, heureuses et chez lesquelles l’amour, loin de mourir, participe jusqu’au bout de la pérennité et de l’inaltérabilité du soi. Il en est d’autres, qui semblaient compromises ou perdues, par l’afflux soudain des hérédismes, et chez lesquelles, après un dur combat, l’attraction sage est de nouveau victorieuse. Il en est de torves et de louches, sur lesquelles tombe tout à coup une clarté d’origine invisible, comparable à une bénédiction. Chez beaucoup d’êtres, l’amour est un naufrage. Chez nombre d’autres, il est un rachat. Mais tous ceux, heureux ou malheureux, qui ont connu l’approche de l’amour en demeurent jusqu’au bout frémissants et comme transfigurés ; indice des profondes modifications que ce sentiment, si vif et si plastique, apporte à la personnalité morale.

L’interruption de sa solitude hantée est le rêve de tout hérédo. Il sait qu’il n’a chance d’en sortir que par le soutien d’un autre soi, qui l’aidera à repousser l’obsession des images ancestrales, à recouvrer son équilibre et sa raison. Aussi voit-on fréquemment un individu congénitalement versatile, sujet à l’autofécondation totale ou partielle, aux reviviscences automatiques, rechercher une compagne pondérée et saine, disposant d’une volonté robuste et tranquille. S’il la trouve, c’est le salut, à condition qu’il y mette du sien. Aide-toi, la femme t’aidera. S’il se trompe, si l’objet de sa flambée est indigne de son espérance et se rapproche de lui par quelque point, c’est alors la lutte complexe et redoutable de deux moi également hantés et rivalisant de sournoiserie. Reliés l’un à l’autre par une illusion presque invincible, ces deux infortunés s’entredéchireront jusqu’à la mort. C’est l’histoire contée dans Manon Lescaut, avec un sentiment vrai de la progression dans la misère sensuelle, qui fait du petit livre amer un chef-d’œuvre. Sous la double dégradation du chevalier des Grieux et de Manon court une sorte de lamento de ce qui aurait pu être, si ni l’un ni l’autre n’avaient été ce qu’ils sont. Le passé héréditaire, qui fait la faiblesse du chevalier, s’est jeté sur le passé héréditaire qui fait la déchéance de la fille. Leurs moi s’étreignent jusqu’au désespoir, surveillés par une frange de conscience.

Celui qui, sans être un hérédo caractérisé, n’en est pas moins sous une ou deux influences ancestrales de sens contraire et qui veut faire cesser cette contradiction intérieure, demande à l’amour de le libérer. C’est l’amour des êtres jeunes et purs, de Paul et de Virginie, de Roméo et de Juliette, de tous les gracieux adolescents auxquels l’image visible de leur perfection corporelle semble une garantie de la perfection morale à laquelle ils atteindront en se conjoignant. Il est bien entendu qu’ils se trompent. Mais c’est leur intention, non leur erreur, qui est à considérer, leur intention dérivant du soi, leur erreur dérivant de l’instinct génésique, qui gonfle une concupiscence de chair. Tous nous avons eu l’occasion d’approcher des Paul et Virginie, moins le naufrage, des Roméo et Juliette, moins le tombeau et le poison. Leur pudeur, qui naît de l’équivoque, contribue à la renforcer. S’ils se conjoignent, le fruit de leur amour cherchera le risque d’être aussi près que possible de la liberté intérieure, d’être aussi peu obsédé et conditionné que possible par sa lignée, de commencer lui-même quelque chose de noble et de grand. L’enthousiasme des procréateurs garantit l’excellence du procréé, par le fait même qu’il sera plus soustrait à leur empreinte intrapsychique.

Il faut distinguer dans les attractions amoureuses :

1° Celles qui dérivent de deux soi, à peine teintés d’hérédismes du moi ;

2° Celles qui, débutant par le soi, sont rapidement recouvertes par les hérédismes du moi ;

3° Celles chez qui les hérédismes du moi sont oscillants, instables et laissent périodiquement les deux soi en présence.

Chacune de ces catégories peut être définie par un poète, puisque les poètes sont les interprètes et les annalistes de l’amour, puisque l’amour est insaisissable ailleurs que dans les chants qu’il inspire.

Dante est le poète de l’attraction des soi, de cette gravitation morale qui recule sans cesse devant l’analyse, mais que la raison en nappe peut éclairer. La Divine Comédie est du plus haut intérêt, quant au point de vue qui nous occupe. Elle est une décharge en masse de tous les hérédismes fécondés par l’instinct génésique, décharge qui laisse finalement en présence, ainsi que dans les solitudes stellaires, le soi de l’altissime poète et celui de sa Béatrice. Il a décrit cette confrontation et le sentiment bienheureux qui l’accompagne dans la splendeur de son « Paradis », succédant aux tortures, évidemment congénitales, de « l’Enfer » et du « Purgatoire ». C’est le cas le plus saisissant d’une purge complète de la personnalité héritée dans une œuvre d’art, que couronne l’apothéose de la personnalité neuve et librement agissante. La construction du poème, triple en un, suit ainsi l’expansion du soi dantesque, finalement vainqueur du moi lourdement chargé qu’il avait apporté à sa naissance. Je ne connais pas d’autre témoignage des vicissitudes du drame intérieur aussi exemplaire que celui-là, que cette fulgurante auto-psychographie.

La haute littérature, en général, peut être considérée comme une immense confession, tantôt directe, tantôt détournée et allusionniste, des avatars de la conscience humaine parmi les réactions de ses deux pôles, le soi et le moi ; le premier, autochtone, intransmissible, impérissable ; le second, hérité, transmissible et mortel. La haute littérature a ainsi au moins trois fonctions, dont la première est de libérer de leurs hérédismes les grands écrivains qui recourent à ce procédé d’élimination ; dont la seconde est de transmettre à l’avenir le jugement plus ou moins masqué qu’ils ont ainsi porté sur eux-mêmes. Je n’insiste pas actuellement sur la troisième fonction, issue des précédentes, qui consiste à exprimer et maintenir la race et la nationalité par le langage. Nulle part ces trois fonctions ne sont plus manifestes que dans la Divine Comédie. L’œuvre de Shakespeare, qui vient après, morcelle sa destination et son bienfait comme son émerveillement. Elle n’a pas cette courbe majestueuse, ni cette cohésion. L’initiative créatrice n’y est pas aussi parfaitement scandée, harmonisée par l’équilibre sage. Le chantre incomparable du plus grand amour terrestre se trouve donc être, du même coup, le plus profond révélateur de l’homme à l’homme et cela n’étonnera aucun de ceux qui ont suivi notre démonstration. Il ne pouvait en être autrement. À côté de la Divine Comédie, les sonnets de la Vita nuova étincellent d’un rayonnement analogue. C’est une raison qui s’est saisie et qui s’offre. Le risque héroïque est sensible dans l’élan hardi du sentiment, passionné mais lucide, qui trouve toujours l’expression la plus auguste. Ainsi Dante se sépare des hérédismes, même sages, de son ascendance et laisse arder son soi en face du soi ardent de sa bien-aimée. Ce sont deux soleils spirituels, qui se complètent et se confrontent.

Chez Villon, au contraire, qui est le type de la seconde catégorie des attractions amoureuses, les hérédismes nombreux du moi masquent presque totalement l’impulsion créatrice du soi, la volonté et la sagesse. Villon est ballotté sans répit. Il rit en pleurs, comme il l’avoue lui-même, promenant une conscience bourrelée, que viennent railler, pervertir de narquois ancêtres, et qui ne connaît bientôt plus de l’amour que sa caricature sensuelle, que ce que happe et déforme l’instinct génésique. Reportons-nous au schéma du chapitre IV. Un ignorant ne manquerait pas d’affirmer que Villon est particulièrement riche en inconscient, alors qu’il est semé de débris d’hérédismes, — que le sens génésique a fait éclater, — et bourré de réflexes automatiques. Mais ce qui fait qu’on s’intéresse douloureusement à lui, c’est ce malaise de remords continuellement sous-jacent, cette nostalgie de son soi, appliquée tantôt aux Dames du temps jadis, tantôt à sa jeunesse, à sa mère et à son « plus que père », tantôt à tel ou tel de ces innominés qu’il entraîne dans sa complainte angoissée, d’un si beau rythme. La raison, chez cet homme singulier, obnubilée au cours de l’existence, s’est réfugiée dans les proverbes et locutions courantes. Il proverbalise, ce fol tourmenté, aussi bien qu’un sage comme Mistral. Il a le dicton rédempteur.

Ronsard est comparable à un beau fleuve, charriant ses hérédismes, quelquefois limoneux, dont le fond transparaît souvent sous les eaux redevenues claires, et tout illuminé de la dorure du jour. Ceux qui ont suivi, au début de l’automne, les rives de la Loire, me comprendront. Ses amours, multiples et impures, se rachètent par une expansion du soi, sensible jusque dans la cadence des vers, où il apparaît que Cassandre, Marie, Hélène ne sont que les ombres changeantes d’une même forme ardemment poursuivie. Ce soi ronsardien est le plus riche, le plus nuancé de la poésie française. Même quand il est recouvert par des habitudes, presque des manies, une nostalgie, un orgueil, une luxure, d’origine visiblement congénitale, même quand il paraît céder aux fantômes intérieurs, on le sent tout près de la révolte subite et de la victoire. Lecture fortifiante entre toutes, comparable à un bain de lumière. Ici se vérifie ce que nous avons avancé sur la faculté improvisatrice, universelle et plastique du soi ; car la veine lyrique de Ronsard se porte indifféremment sur tous les objets, sur les jardins, les nymphes, la cour, la politique, la nation, et ennoblit et glorifie tout ce qu’elle touche. Ni l’infirmité, ni l’âge, ni la désillusion sentimentale, ne pouvaient longtemps courber ou altérer cette sagesse brillante, comparable au « saule verdissant » que le poète comparait lui-même au Gaulois, et qui tire profit de son propre dommage. Il y a plus d’une ressemblance entre cette facilité créatrice, cette volonté du beau toujours en éveil, et la personnalité de Léonard de Vinci. Le Vendômois se rapproche ainsi de l’Amboisien par adoption royale. L’un et l’autre inventent continuellement, dans le domaine des couleurs, du dessin, du son et des cadences. L’un et l’autre possèdent ce magnifique privilège du soi vainqueur, qui est la domination des apparences. Ils extraient l’un et l’autre du vaste univers et ils coordonnent tout ce qui relève de la conscience humaine, même la pierre dure et les astres lointains.

Un autre poète, plus récent, est un véritable champ clos du soi et des hérédismes, mais laisse malheureusement, au contraire de Ronsard, ceux-ci dominer celui-là. J’ai nommé Charles Baudelaire.

Il n’y eut pas d’homme plus hanté que Baudelaire par les furies de l’hérédité, il n’y en eut pas de plus tiraillé entre des personnages différents, superposés à son personnage. Procurez-vous son portrait. Examinez ce masque glabre, aux lèvres minces, ce grand front, ces yeux profonds et durs. C’est un visage en cinq ancêtres, un visage prêt pour toutes les grimaces de la concupiscence inassouvie et comme une carte muette des multiples influences congénitales, qui viendront s’y inscrire simultanément ou à tour de rôle.

J’ai interrogé des contemporains, une contemporaine. Baudelaire était déconcertant par ses changements et sautes d’humeurs, ce qui est le signe des grands hérédos. Charmant et séduisant au possible, quand il était sous une bonne emprise, il devenait acariâtre et odieux quand un mauvais ascendant l’empoignait. Je glisse volontairement sur les fâcheux tours que lui joua un instinct génésique toujours en éveil et en inquiétude, qui l’inclinait vers l’exceptionnel, la femme damnée, la femme de couleur, les images morbides, les rêveries malsaines. Cependant, sous ces bizarreries, ces colères, ces rancunes de chat sauvage, ces curiosités de fille nerveuse, on distingue, dans l’auteur des Fleurs du Mal et des Paradis artificiels, un sens aigu et solide des réalités, des règles morales, littéraires, poétiques, un besoin de clarté et d’équilibre. Le manuscrit posthume publié par Crépet, Mon cœur mis à nu, constitue une précieuse contribution à l’étude des hérédos. Ce n’est pas son cœur, c’est son moi, son ascendance que le « Boileau hystérique » — mot assez juste de je ne sais quel contemporain — met à nu. Il est impossible de se confesser plus complètement et plus crûment.

Voici comment les choses se passaient : Baudelaire entrait en transe. Il devenait en prise à son moi, à une série de rêves debout, d’hallucinations voluptueuses, musicales, colorées, aquatiques, architecturales et autres, dominées par le désir vague d’une femme capable de lui faire éprouver toutes ces sensations à la fois. Quelqu’un qui eût bien connu sa parenté, et qui l’eût bien connu, eût pu rapporter chacune de ces lubies à tel ou tel, mettre des noms de morts sur chacun de ces hérédismes. Je laisse à penser quel gonflement, puis quel éclatement de principes ancestraux ou de parenté immédiate, quel automatisme par débris et jonchement de la conscience, succédait à cette première aura ! D’où malaise, réaction du soi, création et projection littéraires, accomplies d’ailleurs avec fatigue et difficulté, car cet immense réservoir d’images obsédantes avait un tout petit orifice d’écoulement, par la plume et par la parole. Il se délivrait donc malaisément et imparfaitement.

À peine délivré, le soi baudelairien, convaincu que cette alerte serait la dernière, recouvrait aussitôt son équilibre et se mettait aux projets d’avenir. Ils abondent dans Mon cœur mis à nu, les projets d’avenir, les plans de vie. L’hérédo, momentanément soulagé et rendu à lui-même, pousse invariablement ce soupir de délivrance et combine les plans de sa résurrection. Illusion déchirante et touchante, car on ne secoue pas aussi aisément le poids des aïeux reviviscents, entre la trentième et la cinquantième année. Il y faut une assiduité volontaire que ne possédait pas Baudelaire et un entraînement qu’il ignorait. Ses rechutes étaient immanquables et il les accueillait au début avec cette euphorie molle et bizarre que j’ai déjà signalée. Ainsi l’esclave émancipé retrouve avec un certain plaisir la chaîne qu’il a tant de fois maudite.

Victor Hugo, père du romantisme, c’est-à-dire de l’hérédisme érigé en système — et quel aberrant système ! — Victor Hugo est un chantre typique du troisième acte du drame intérieur, notamment dans la zone amoureuse. Ce drame se joue chez lui avec une fougue et une verbosité extraordinaires, les éléments ancestraux du moi attaquant en foule et recouvrant, — telle la vague, le rocher, — un soi d’une trempe extraordinaire. Chez aucun autre auteur, sans doute, la séparation des deux pôles de la personnalité n’est plus marquée que chez celui-ci. On comprend, quand on les examine à cette lumière, les variations politiques et sentimentales de son existence. Le moi hugotique est énorme, boursouflé, disparate, véritable bric-à-brac héréditaire, où il y a de tout : de la vanité, de la peur, de l’hypocrisie, du relief, de la ronde bosse, de la truculence, de la gourmandise, même de la goinfrerie auditivo-visuelle : goût des allitérations, des à peu près, des coq-à-l’âne, des jeux de l’encre jetée sur le papier, etc. On comprend le mal que s’est donné cet esprit subalterne qu’était Renouvier — nourri des rognures et détritus de Kant — pour supposer un ordre dans ce chaos. Cependant, de temps en temps, tous les deux cents vers environ, le soi hugotique apparaît sous la forme d’une strophe ou d’un assemblage de mots très simple, d’une pureté, d’une grandeur sublimes.

En voici, cueillis au hasard du souvenir, quelques exemples :

Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie !

Et ceci :

Il n’est point de brouillard, comme il n’est point d’algèbre
Qui résiste, au milieu des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux.

Et ceci :

Secoue au vent du soir… et l’arbre de la route
Secoue au vent du soir la poussière du jour.

Ou encore :

Dieu, quel sinistre bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !

Ou encore :

Le maître va venir, mais le chien sera mort.

Ou encore :

C’était une humble église, au cintre surbaissé.
L’église où nous entrâmes……

C’est ainsi que la production lyrique de Hugo est analogue à un torrent trouble — celui des hérédismes — au milieu duquel court le filet limpide, ensoleillé, inaltéré, d’un soi de première qualité. L’instinct génésique, puissant chez lui et jamais bridé, accomplissait, à l’intérieur de son moi, des ravages véritables, le parsemant de détritus baroques, de scories verbales, de quarts, de moitiés, de dixièmes de personnages ancestraux, lamentables marionnettes qui faisaient sa joie et son orgueil.

Bien entendu, ses disciples n’imitèrent que l’imitable, c’est-à-dire ce moi monstrueux, et la sarabande sortie de Hugo n’offrira, pour l’avenir, que peu d’intérêt.

Disons, en résumé, que l’amour humain et ses interprètes seront estimés en proportion de la somme et de la qualité du soi qui les anime et en fonction de la lutte soutenue contre les éléments héréditaires. Ce critérium est sûr. Il ouvre à la critique une voie qui ne pourra plus être négligée. Car l’amour véritable tend vers la durée, la sagesse et l’équilibre ; et c’est la corruption congénitale de l’amour — contrairement à l’opinion courante — sous le ferment génésique, qui conduit aux aberrations de ce sentiment.

Quand l’amour entre deux êtres dérive seulement d’une attraction de leurs hérédismes, l’intervention du soi de l’un ou de l’autre le fait cesser. Il s’ensuit une impression profonde de délivrance. C’est pourquoi l’amour de cette catégorie doit être considéré comme un sommeil de la volonté, sommeil susceptible de réveil. Les amoureux sensuels sont des somnambules, dont ils ont l’allure et les yeux vagues, des automates hallucinés, chez qui la conscience de la liberté intérieure peut être entièrement recouverte. Cette hantise ne s’attache pas d’ailleurs uniquement aux personnes. Le fanatisme n’est autre chose que l’amour sensuel — c’est-à-dire esclavage — d’une idée, d’une doctrine et d’un principe.

L’historien Michelet est, dans son genre, un fanatique d’autant plus typique qu’il se croit l’adversaire du fanatisme. Cependant il porte, dans ses improvisations au sujet de l’histoire, une humeur d’hérédo, un aveuglement systématique et toutes les tares de l’amour sensuel. Sa raison, sa sagesse dorment, l’ordre lui est inconnu et il s’en glorifie, par un mécanisme orgueilleux, que nous avons analysé, et qui est celui de tous ses pareils. Fécondé, gonflé, rompu, éparpillé par un instinct génésique qui parle d’autant plus haut et cru que l’auteur avance en âge — symptôme grave de déséquilibre intérieur — le moi de Michelet, au milieu d’images brillantes, se jette sur tous les moi des époques troubles, notamment de la Révolution, et les interprète à sa guise. Les ouvrages latéraux, tels que la Femme, l’Amour, l’Insecte, l’Oiseau, etc., nous donnent la clé psychologique de cette personnalité à la fois frénétique et endormie, frénétique quant aux hérédismes, endormie quant au bon sens intérieur. Son œuvre, écrite en un langage brisé, hagard, puissant et souvent magnifique, est un témoignage du dérèglement de conscience tout à fait singulier. Le romantisme individualiste, cette éjection des composants congénitaux du moi, a là son plus complet épanouissement. Michelet les extériorise, les situe et les nomme, ces composants : il les appelle Danton, Robespierre, Saint-Just, Camille Desmoulins, Condorcet, etc. Mais cette substitution de noms à des aberrations successives ne trompera aucun lecteur habile désormais à déceler les protagonistes du drame intérieur et de son troisième acte : l’assaut du soi par les hérédismes.

L’historien le plus profond, le plus lucide et le plus équilibré de notre pays, j’ai nommé Fustel de Coulanges, demandait habituellement à ses élèves : « Avez-vous un texte ? » Chez Michelet, l’absence de texte est proportionnelle à la débauche imaginative. Tout document précis lui serait insupportable, comme dérangeant une de ces idées préconçues, d’apparence généreuse, dont est tissé son fanatisme. Il procède par bénédictions et malédictions, par apologies et par anathèmes, par extase et par dégoût. Sa prétendue histoire est un tribunal fou, où comparaissent ses propres fantômes intrapsychiques.

Sensiblement moins arbitraire — découlant encore néanmoins de l’humeur héréditaire — est l’histoire, d’ailleurs bien mieux documentée, de la même époque par Taine. Ici, ce n’est plus le fanatisme, mais c’est la timidité qui domine, un scrupule d’homme de bureau et de bibliothécaire, dressé — tel une oreille de lièvre — vers les gens des assemblées et les foules de la rue. Cette timidité lui fait apparaître la Révolution comme une succession d’émeutes : et, si elle ne lui masque pas les erreurs mentales, beaucoup plus importantes, par lesquelles furent déchaînées ces émeutes, cette angoisse annotée, bourrée de gloses et de références, est à peine moins déformatrice que l’enthousiasme de Michelet. On sent que les Conventionnels empêchent Taine de dormir et il les raconte sérieusement, comme l’enfant ses cauchemars, en claquant des dents et vacillant sur ses jambes. En outre la tare des gens de son époque — l’abus des comparaisons issues des sciences biologiques — ajoute ses déformations ingénieuses au vertige de la panique.

Chez les historiens et les savants, contrairement à une opinion répandue, l’impartialité et l’impassibilité sont aussi rares que chez les écrivains et les poètes. Les passions et les humeurs sont d’ailleurs chez eux d’autant plus vives qu’elles sont mieux dissimulées, qu’ils cherchent à se donner l’apparence de les avoir bannies. Celui-ci, prompt aux marottes, se donne à la doctrine de l’évolution. Il entend y plier l’univers, la morale, la religion. Vous avez reconnu Brunetière, hérédo achevé, jusque dans l’affectation de son style, imité du XVIIe siècle et tout hérissé de conjonctions. Si le fanatisme sensuel domine chez Michelet et la peur chez Taine, Brunetière est victime de la contradiction : deux ascendants, également dominateurs, tirant chez lui en sens contraire, écartelant tout jugement porté, tout préjugement, toute sympathie et toute analyse. Il est docteur ès « mais oui mais non » et se dirige ainsi, non d’après sa ligne propre, mais d’après celle qu’il suppose à son interlocuteur et qu’il s’agit avant tout de contrecarrer. Il hait, il aime, il rejette, il admet, en fonction d’autrui et en opposition avec autrui. Je le compare à l’enfant qu’on fait obéir par la suggestion contraire ; c’est le critique de Jean de Nivelle. L’amour de la patrie, tout en demeurant un amour humain, relève du soi sans interposition d’instinct génésique. Il participe au drame intérieur par le sacrifice qu’il exige, notamment par son conflit permanent avec toutes les petites défaillances qui parsèment les caractères les mieux trempés.

La communion nationale, foyer du patriotisme, est l’ensemble des soi et aussi la conjonction des hérédismes sages. Les premiers se séparent des seconds par le risque délibérément choisi et par cet esprit de sacrifice qui personnalise l’acte noble ou vertueux. Il en résulte une moisson de héros. La lucidité caractérise le héros. Il connaît les biens pour lesquels il donne sa vie. D’autre part, le silence de l’instinct génésique assure à l’amour de la patrie un champ de conscience parfaitement libre, net et pur, débarrassé de tout personnage ou fragment de personnage héréditaire, de tout atavo-automatisme, suspect, de toute scorie congénitale. Les combattants rendent compte de cet état d’esprit en disant qu’ils sont « au-dessus d’eux-mêmes ». Les mesquineries ne comptent plus. Le sentiment vif et fort du soi brille au centre de la personnalité, délivrée de tous ses fantômes. C’est une sorte d’extase raisonnable, où la pensée se tourne naturellement vers le divin.

Je me rappelle avoir eu, voici quelques anuées, alors que je méditais déjà ce chapitre de l’Hérédo, une discussion avec un médecin qui venait d’opérer sur lui-même une expérience dangereuse. Esprit fort confus, très orgueilleux, dominé par une ascendance complexe, il affirmait que son sacrifice humanitaire était supérieur à tout sacrifice patriotique. Je lui dis : « C’est un atavisme huguenot, docteur, et dans la ligne mâle, qui vous souffle certainement cette lourde erreur. » Il devint très rouge, mais dut convenir que le dit atavisme était réel et dans les conditions indiquées. Les hérédismes ethniques et religieux sont en effet aisément discernables, avec un peu d’habitude. Profondément imprimés, souvent répétés dans l’ascendance, ils pénètrent et imprègnent les appréciations, les jugements, les élans, les calculs, les réticences et jusqu’aux instincts. En vain essayerait-on de les dissimuler à l’observateur averti.

La pitié est une forme de l’amour humain qui s’attache aux imperfections, aux erreurs, aux manques, aux maux, à la déchéance du moi de notre prochain. Aussi fait-elle aisément appel aux hérédismes, encore que son point de départ ait lieu naturellement dans le soi. Il n’est pas de sentiment plus altérable, ni plus sujet à corruption. Il n’en est pas de plus respectable, ni de plus beau, quand elle se présente limpide et fraîche, à la sortie de la sagesse blessée, et quand elle se dispense généreusement sur les plaies physiques et morales. Il faut seulement savoir qu’en l’opprimant on la transforme en colère et en révolte, qu’en la déviant on la corrompt jusqu’au pire. L’instinct génésique, s’il se saisit d’elle, la conduit à toutes les perversions. Elle devient alors un piment pour la débauche, un ferment de convulsion sociale. Corruptio optimi pessima. Mais ceux qui nient ses bienfaits, comme Nietzsche, sont, malgré leur science, des ignorants ou des fous.

J’ai eu devant moi, pendant toute ma jeunesse et une partie de mon âge mûr, le spectacle d’une pitié dérivant du soi, infiniment délicate et équilibrée, ne dépassant point la mesure et cependant inépuisable, car elle s’alimentait à une observation clairvoyante ; je parle de celle d’Alphonse Daudet. Quand mon père commença de souffrir, elle prit aussitôt place parmi les apaisements à sa douleur, entre l’acceptation et un entrain persistant à la vie, dont peuvent témoigner tous ses familiers. Cette pitié, dérivation de l’amour, se précipitait, comme l’amour, sur l’objet de son choix et cherchait d’abord à rendre l’espérance, à consoler. Il disait : « Mes souffrances me servent en ceci qu’elles m’épargnent la moitié du chemin, pour aller au cœur des malheureux. Ils n’ont pas à m’envier dans le moment que je les frictionne. Ils ne me soupçonnent pas de compassion voluptueuse. » C’est un fait que la moindre interposition d’hérédisme dans la pitié est perçue aussitôt par l’obligé ou le secouru et devient un motif de haïr son bienfaiteur.

La pitié inactive — où manquent à la fois l’impulsion créatrice, c’est-à-dire l’improvisation et l’ingéniosité, où manque le tonus du vouloir — la pitié uniquement verbale est décevante et odieuse. La dureté lui est préférable. Beaucoup d’êtres, se laissant aller à un attendrissement banal et inefficace devant le malheur ou la détresse d’autrui, s’étonnent de la rancune qu’ils inspirent. Le contraire serait étonnant. Combien de fois n’entend-on pas dire qu’on veut bien secourir les misérables, mais autrement qu’en leur donnant de l’argent, par exemple en leur procurant du travail. Mon père proposait du travail, quand la chose était possible, mais il commençait par donner, et tout de suite, une somme en argent. « Il faut laisser, — disait-il, — à celui qu’on secourt, la possibilité de choisir sa dépense. » Il ajoutait qu’il est parfois aussi indispensable de se payer une fantaisie que de satisfaire sa faim ou sa soif. Le donateur a trop souvent tendance à imposer à son obligé — ce mot affreux dit tout — un emploi de son argent conforme à ses vues.

Il m’a été donné d’observer un malheureux hérédo, fils d’un manieur d’argent, chez qui la pitié, happée et déformée par d’affreux atavismes, était devenue une véritable propension sadique. Ce garçon s’amusait, par exemple, à faire une pension à un ancien précepteur tombé dans le dénuement, puis à la lui retirer brusquement. Il faisait luire, dans des milieux étriqués et gênés, l’espérance d’un enrichissement subit, quitte à décevoir celle-ci, après plusieurs semaines, par une lettre froidement polie. C’est pour moi un sujet d’étonnement qu’il ait échappé, parmi tant de haines, à l’assassinat. Jamais j’en ai mieux compris qu’à la lumière de son rictus l’épouvantable puissance de l’or. J’en ai rencontré d’autres, au cours de l’existence, hommes et femmes, comblés de richesses, accessibles à la pitié, mais qui compliquaient la charité — par désir d’originalité — jusqu’à faire d’elle un instrument de torture et d’oppression. Celle-ci avait la marotte des logements ouvriers et dépensait des sommes considérables à l’établissement de ces salles de bain, vite transformées en débarras, si ce n’est en sentine pour les enfants, en vomitorium pour le père ivrogne. Celle-là venait en aide à certaines infortunes déterminées, et non à d’autres, pratiquait l’aumône à compartiments, la philanthropie logique et scientifique. Cette autre s’intéressait aux nourrissons, mais pas à leurs mères, aux femmes en couches, mais pas aux femmes relevées, aux orphelins, aux aveugles, aux paralytiques à condition que… dans la mesure où… jusqu’au point où… Leur générosité, réelle au début, promptement oppressive, tournait ainsi peu à peu, sous l’influence génésique et héréditaire, à l’assouvissement de tics, de manies, à une reviviscence d’ascendants avares ou prodigues, ou les deux à la fois, à une tyrannie intolérable. Je connais le cas d’une grande dame, archimillionnaire, qui en était arrivée, le jour du règlement de ses bienfaits, à jeter la monnaie et les billets par poignées aux infortunés, qui devaient les ramasser, à quatre pattes, sous tous les meubles. Il lui fallait l’excitant de l’affront !

On m’a cité cet autre cas d’une personne colossalement riche, qui pratiquait le supplice de Tantale sur ses visiteurs et parasites. Elle leur interdisait toute conversation sur les questions d’intérêt. Il devait être entendu, quand on était chez elle, à sa table ou dans son salon, que personne jamais ne manquait de rien, ni n’avait besoin d’argent. À ce prix, on demeurait dans son amitié. Elle conserva néanmoins, bien que laide et odieuse, une petite cour, parce que les gens espéraient toujours que la consigne se relâcherait. On n’en finirait pas d’énumérer les lubies des riches et les pièges de leur apitoiement. La possession de l’argent, par les possibilités qu’elle ouvre dans tous les ordres et les désillusions qu’elle entraîne, épanouit facilement les hérédismes. Sa force est aussi redoutable qu’un élément et ajoute du pathétique au drame intérieur. Ce n’est pas tout que de convoiter et d’acquérir la fortune, encore faut-il la dépenser sans dommage, sans choc en retour.

L’avarice, c’est l’amour de tout ce qu’on possède ou de tout ce que l’on croit posséder. Celui qui restreint la fécondité naturelle est un avare, au même titre que celui qui cache son argent ou ses titres dans des pots de beurre. Le jaloux est un avare, chez qui l’instinct génésique est exaspéré ; mais cet instinct fonctionne plus ou moins dans toutes les formes de l’avarice, et il les peuple d’images troublantes et obsédantes, empruntées à la lignée héréditaire. C’est pourquoi l’avare et le jaloux sont des types si fréquents d’hérédo, si nets et si bien décrits par les romanciers et les auteurs dramatiques. L’autofécondation, la typification, le morcellement des hérédismes, l’automatisme intellectuel opèrent chez eux continuellement. Othello cache, voile, recouvre sa femme, comme Harpagon et Grandet cachent, voilent, recouvrent leur or. Les doctrines individualistes et les lois résultant de ces doctrines — par exemple le partage forcé — restreignent la dépense physiologique et l’expansion familiale, comme le moi héréditaire limite, restreint, déforme la personnalité. Ces concordances signifient quelque chose. Chez l’avare, comme chez le jaloux, comme chez l’apitoyé perverti, comme chez le grand orgueilleux, amoureux de sa propre intelligence et de sa situation en ce monde, c’est le soi qui est recouvert et obstrué, c’est le soi qui est victime d’une longue économie atavique, pécuniaire, morale ou sentimentale, c’est le soi qui est recouvert d’une rouille congénitale. C’est le soi qu’il faut redresser, pour guérir ces déformations et dépravations de l’amour humain.

La dépense imaginative des jaloux est un phénomène bien connu. Mais elle n’est qu’un épisode de l’imagination héréditaire en général, dont nous allons maintenant étudier le mécanisme, à la fois simple et compliqué.