L’Héritage/02

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Texte établi par Les Éditions Variétés (p. 39-52).


NOCTURNE















NOCTURNE



L’homme, presque un géant, était accoudé à la rambarde qui lui venait à la ceinture. Il goûtait la fraîcheur molle de la nuit que lui rendait plus caressante le souvenir de la chaufferie torride dont il venait de laver la cendre sur son visage et sur son corps. Il jouissait de sentir l’air purifier ses poumons de la poussière du travail ; et lentement le calme concentrique de la mer et du ciel descendait en lui.

Pour mieux savourer son bien-être, il se refusait même, pour quelques instants, le tabac. Il ne bougeait point ; et d’être ainsi passif, totalement abandonné au vide de cette heure, l’abolissait en quelque sorte, le fondait en cette grande paix vivante. La nuit respirait un vent clément, non point le vent total du large, qui vient de partout et ne va nulle part, mais le souffle humanisé de cette vallée marine du Saint-Laurent où se conjuguent les odeurs discordantes du varech et des foins mûrs.

La nuit était peuplée de lumières qui jamais ne lui avaient paru si prochaines : là-haut, les étoiles pal­pitantes comme en été les feuilles scintillantes des trembles ; plus bas, d’autres étoiles, moins pures mais plus voisines, celles de la terre et qui demain seraient disparues. Quand il reverrait la côte, l’autre, celle de là-bas, elle ne serait point comme ici, parée d’une guir­lande de rayons : ce serait la côte sombre et sanglante d’Europe où les seules étoiles étaient, tragiques, celles des éclatements.

Au loin une lueur brusque : un phare. Puis une autre, qui apparaît, meurt, renaît, semble jouer. Un second phare ?… Machinalement, il compte les intervalles. Ce n’est point régulier. C’est donc une auto qui suit la route riveraine ; les caprices de cette route l’allument et l’éteignent comme un signal. Instinctivement l’homme, qui sait un peu de Morse, essaye de déchiffrer. Non ! Cela n’a pas de sens.

Chaque lumière fixe, le long du bandeau noir de la côte, est une maison calme où des gens vivent hors de la guerre. Comme le chemin s’enfonce dans la baie, on dirait une guirlande de feux accrochée aux deux caps qui la ferment.

Tiens ! L’un après l’autre ces feux s’éclipsent et reparaissent ; puis sur la constellation plus dense du village se profile une masse noire qui glisse rapide­ment. Il reconnaît la silhouette familière de la corvette et distingue même comme un doigt tendu, qui est le canon pointé et, sur la passerelle, une forme im­mobile : l’officier de quart. Le petit vaisseau s’affaire, sa proue bousculant le calme, tout à son rôle de chien de berger, courant ici et là, rassemblant ses moutons qui sont les cinq navires du petit convoi. Drôles de moutons, dont le ventre est plein d’explosifs et le dos encombré de caisses où dorment, comme des bêtes sauvages, les camions, les bombardiers, les porte-canons, les chars, toute la féroce ménagerie de la bataille.

Un souffle de vent frisquet lui fait tirer son chandail sous la ceinture de sauvetage obligatoire — ridicule, en ce moment, en cet endroit ! Il serait l’heure de se coucher, de s’enfoncer dans les entrailles du cargo, de s’étendre sur son cadre étroit ; il faut profiter de ce que l’on est encore en zone paisible pour dormir sans cette crainte de l’attaque presque fatale qui dès demain tiendra chacun tout vêtu, prêt de corps et d’esprit.

Quelle joie quand cela sera fini, cette saleté de guerre ! Mais quand ?… Quand se rallumeront-elles là-bas, les lumières des hommes ? Sur les navires, l’éme­raude et le rubis des feux de position, étoiles de couleur parmi les étoiles blondes ; le flambeau diligent des phares clignant de l’œil au fond de l’horizon ; les lampions balancés des bouées qui escortent en procession le navire tout au long du chenal ; les lampes brutales des quais, sous lesquels sont noués des pa­quets d’hommes qui sont les débardeurs dont les bras tout à l’heure vont se décroiser ; et tout au fond enfin, venant vers vous d’un mouvement lent à l’appel de votre regard impatient, la ligne des lumières mâles, celles des cafés du port dont on ouvre la porte d’un coup de pied pour plonger à corps perdu dans la joie tourbillonnante, dans la fumée ivre où on ne voit que deux choses : des bouteilles et des filles.

Les yeux de l’homme reviennent à la mer. Les vagues sont imperceptibles et le bateau ne bronche point ; à peine si on les entend se frôler tout au long de la coque, comme des chattes amoureuses. Le pied perçoit le roulement puissant et continu des machines infatigables, tout au fond.

On devine à quelques pieds des taches blanches qui sont de l’embrun ; et les lumières là-bas…

Un coup violent, en pleine poitrine, le jeta par terre, jambes en l’air sur le pont dur. De la passerelle descendirent des cris. On avait sûrement touché un écueil ; ou une baleine comme l’an dernier… Il se relevait, curieux.

Il vit alors dans un éclair effroyable une partie du pont monter en l’air, hésiter puis retomber pesam­ment ; il eut même le temps de distinguer quelque chose de carré qui était le bout de la passerelle. Il lui sembla que les tympans lui éclataient avec une effroyable douleur. À côté de lui, une chaloupe, tom­bant du ciel, s’écrasa sur le bastingage et lentement bascula dans l’abîme.

Là où tout à l’heure le ciel était bouché par le bloc massif du château, ses yeux voyaient distinctement resplendir à travers une fumée les feux réguliers de la Grande Ourse.

« Nom de Dieu, nous avons touché une mine… Pourtant… Pas possible !… »

Une seconde explosion, puis une troisième le culbu­tèrent de nouveau, à plat sur le pont : deux déflagra­tions par l’avant. Alors il comprit… Trois mois plus tôt, dans la mer du Nord, huit navires d’un convoi de quarante…

Il se retourna ; une poutre d’acier tordue se tendait vers lui, magiquement apparue ; il s’y cramponna.

À ce moment, le pinceau lumineux du phare ef­fleura la mer ; distinctement il vit, à deux encâblures à peine, une longue silhouette noire à ras d’eau, coupée au milieu par la tourelle d’où sortaient des hommes ; des hommes joyeux qui venaient savourer leur exploit.

Ses jambes refusaient de le porter ; il les tâta d’une main inquiète qui descendit tout du long avec la terreur de subitement sentir le vide. Jambe droite : la cuisse,… le genou…, le mollet…, la cheville…, le soulier. Bon ! Jambe gauche : cuisse…, genou… Le pantalon était déchiré ; mais ses doigts perçurent la fermeté du mollet tendu. Il le serra doucement, pour bien sentir sous la peau le jeu délectable des muscles vifs. Il était intact.

À force de bras, il fit un rétablissement mais faillit choir de nouveau. Le pont inclinait violemment, glissait sous ses pieds. On criait vers l’avant et une chaloupe brutalement jetée à la mer fit un bruit de chose qui s’engouffre. D’un escalier éventré sortaient des hommes noirs qui couraient de-ci de-là, puis dispa­raissaient par-dessus le bordage. Il courut à son tour.

Le plat-bord n’était plus qu’à quelques pieds du niveau de la mer ; l’homme sentit frémir longuement la coque mortellement blessée. Devant lui une cha­loupe remplie passa, car le navire, son hélice tournant encore, continuait de courir dans le noir, couché sur le flanc comme une bête agonisante.

Un moment, ce fut le silence. Puis la nuit fut déchi­rée par un cri, un seul, mais fait de plusieurs voix tordues, un cri venu des entrailles même du vaisseau, du fond de l’épouvantable plaie ouverte par la torpille ; le cri atroce et strident de ceux qui allaient mourir.

Il plongea machinalement, par réflexe.

L’eau glacée lui saisit brusquement les chevilles. Puis il lui parut que des blocs de glace s’accrochaient à ses pieds, à ses jambes, à ses bras, tandis qu’un corset de glace se nouait à ses flancs. Bon nageur, ses bras se mirent instinctivement à faire les gestes rythmés. « Il faut s’éloigner… nom de Dieu !… ne pas être entraîné quand le bateau coulera… s’éloigner… au plus tôt… Mes souliers me gênent… ; tout à l’heure… Mais s’éloigner d’abord,… loin,… plus loin. »

Il tourna la tête pour mesurer la distance. Le vide noir, visqueux ; sauf, tout là-bas, la silhouette de deux navires qui dans la nuit empoisonnée fuyaient, se faisaient de plus en plus petits comme on se pelotonne sous le danger. Et plus près, entre la terre et le nageur, des taches noires mobiles qui semblaient des rochers mais qui étaient des chaloupes. Il les compta : une, deux, trois, quatre,… cinq, non une autre, six…

Un coup brutal le secoua puis un autre et encore un autre, qui firent trembler la mer. Lancée à toute vitesse, la masse opaque de la corvette, énorme d’en bas, le frôla presque, lâchant ses bombes sous-marines. Instinctivement il se recroquevilla ; une, en ce moment, et il était fichu… La vague lancée par l’étrave le roula sur lui-même ; déjà la corvette n’était plus qu’une tache obscure qui tête baissée plongeait dans la poix et que la nuit effritait.

Alors ce fut le calme, un calme d’abord rassurant. Puis le calme grandit et devint le vide. Un froid atroce gagnait les membres de l’homme, une espèce de fourmillement, comme si un millier de petites bêtes méchantes l’eussent mordillé sans arrêt aux jambes et aux bras. La ceinture de sauvetage qui le soutenait gênait en même temps ses mouvements. Il essaya de nager sur le côté, correctement allongé, à longs coups reposants ; mais il dut se mettre à la brasse, face aux vagues qui giflaient ses joues tandis que le bourrelet de la ceinture lui pesait sur la nuque. Et déjà l’eau glaciale et salée cuisait sa bouche.

Il regarda derrière lui encore une fois ; l’ouate de la nuit avait tout absorbé.

En face, c’était la côte dont les lumières apparaissaient chaque fois qu’il était soulevé par le flot, pour disparaître ensuite pendant de longs moments. Et désormais, du fond de chaque lame il vécut et nagea pour cet instant où il les reverrait. Lorsqu’il retombait au creux des vagues, il lui semblait perdre pour tou­jours contact avec la terre, avec le monde, avec la vie. Il avait crié au début, espérant être recueilli ; non par un navire, certes. Il connaissait la cruauté des ordres pourtant nécessaires : ne point s’arrêter, fuir. Mais d’une chaloupe on l’entendrait peut-être. Un moment il crut avoir été repéré ; le mouvement des avirons s’était interrompu. Une embarcation semblait revenir tandis qu’à l’avant il devinait la forme d’un homme qui, dressé, fouillait des yeux l’obscurité mobile. Il se mit à crier plus fort, à hurler ; mais l’homme se rassit et le mouvement cadencé des avirons reprit. Alors il se sentit abandonné.

Il nageait quand même, confiant dans sa force. Deux fois déjà, il avait échappé à la gueule ouverte du monstre, dans la Méditerranée et en plein milieu de l’Atlantique.

Sur la rive lointaine, des lueurs basses couraient. Les explosions avaient réveillé le village. Bientôt les premières chaloupes toucheraient terre. Les naufragés seraient accueillis par des âmes pitoyables ; il y aurait de chaudes couvertures, du café odorant, de l’alcool surtout, qui brûlerait la bouche mais ferait couler sa lave généreuse dans les profondeurs du corps, jus­qu’aux extrémités.

Une crampe le rappela à la réalité, au froid qui l’enveloppait d’une mortelle armure et sa souffrance s’accrut de ce que son imagination venait de lui figurer. Il se rappela ces gens qui perdus dans un désert de sable croient apercevoir au loin un lac d’eau douce qui n’est que mirage ; perdu dans ce désert fluide et glacé, il se prit à envier la mort de ceux que tuait la chaleur. Au moins pour ceux-là, la vie sortait d’eux ; tout n’était-il pas préférable à l’agonie présente, à cette mort transie qui progressivement entrait en lui par tous les pores de sa peau.

Pour se redonner du courage, il attendit d’être une fois de plus sorti d’une vallée houleuse ; il distingua un instant la bande obscure de la côte avec, en contre-bas, la chaîne brillante des étoiles allumées par les hommes. À quelle distance cela pouvait-il être ? Du haut du pont, tout à l’heure, la rive lui avait paru toute prochaine, à lui qui depuis vingt ans connaissait surtout les horizons nus de tous les océans du monde ; mais cette fois elle lui parut si lointaine qu’il se demanda si au lieu d’avancer il n’avait point reculé : si quelque marée traîtresse ne le tirait pas sournoise­ment vers le large, comme en un cauchemar. Au fait, était-il bien sûr de ne point rêver ; et que tout ceci… S’il allait se réveiller tantôt dans la chaleur lourde et maternelle de la cale.

Une vague écrêtée par le vent lui emplit la bouche d’un jus glacial et amer comme le fiel. Il retrouva le douloureux contact de son corps. La ceinture mal nouée avait glissé et lui râpait l’aisselle. Il voulut remuer l’épaule ; ce faible mouvement lui fut une fouettée d’épines.

D’ailleurs son corps tout entier était à vif et lourd, lourd d’une lourdeur étrange, colossale. Il songea qu’il valait mieux retirer ses souliers ; mais il ne les sentait point. Son esprit vacillant dut faire effort pour retrouver la sensation de ces pieds qui étaient les siens, qui devaient être là. Au delà des genoux, la perception s’interrompait, non pas brusquement comme s’il eut été amputé, comme s’il y eut là une section nette ; mais plutôt comme si les extrémités lointaines eussent lentement fondu, se fussent liquéfiées, dissoutes dans la pâte liquide de la mer. Petit à petit il lui semblait que ses jambes maintenant se dissolvaient aussi dans l’océan dont elles avaient déjà le froid inhumain.

Il nageait quand même, changeant de temps à autre le rythme reposant des longues brassées de front, se couchant un peu sur le côté et forçant à s’allonger ce corps dont toutes les fibres se recroquevillaient d’elles-mêmes ; et, quand tout mouvement lui devenait intolérable, se laissant un moment aller sur le dos, porté obliquement par l’étouffante ceinture. Il renversait la tête pour échapper à l’embrun ; alors ses yeux ne voyaient plus que la voûte limpide et calme, atrocement calme, où clignotaient les étoiles indifférentes.

Toutes les huit secondes, le phare impassible balayait la mer d’un jet lumineux qui frôlait le sommet des vagues. Le nageur reprit espoir en constatant que ce phare, qui tout à l’heure lui paraissait collé à une rive continue, s’en était détaché et se dressait maintenant sur une pointe devenue perceptible. Il s’était rapproché. Il avait dérivé aussi : les falots des sauveteurs, maintenant agglomérés, étaient passés à sa gauche. Des chaloupes sûrement avaient atterri. Où atterrirait-il, lui, si jamais… ?

Non ! Jamais il ne pourrait atteindre : il se savait. L’engourdissement le gagnait. Il ne sentait plus ses genoux et à peine ses cuisses. Ses mains lui étaient deux membres étrangers, des mains lourdes et solidifiées, des mains artificielles de glace attachées à des bras énormes et gourds. Déjà il pensait moins nettement ; et son vouloir au lieu d’être bandé sur l’effort, sur l’espoir, commençait à se détendre. Sa conscience glissait en un sommeil animé d’images imprécises. Cela lui était doux de penser à des choses irréelles qui peu à peu lui devenaient plus vraies que la réalité lancinante et mortelle. Sa femme, loin… dans une petite ferme de Belgique… Nieuwkerken, au pays de Waes, et ses terres basses et brunes, un mur de pierraille protégeant le jardin contre le vent brutal. Que faisait-elle en cette nuit… Mais non, c’était maintenant le jour là-bas, le petit jour… Un jour nouveau ; un jour de moins avant le retour. Ils iraient ensemble à la première kermesse et là, bon sang… ! Il prendrait un congé, un congé assez long pour aller à bicyclette visiter le cousin au pays des tulipes. Il ferait bon !

La guerre… la guerre… nom de Dieu ! Il y a la guerre. Le bateau a été torpillé… Jamais deux sans trois… Et après, après trois,… on ne sait pas… l’histoire ne le dit pas… Torpillé… Salauds de boches ! Cochons de salauds !… Pourtant Gunther, le camarade Gunther, était de Dortmund, et c’était un brave bougre… Non ! un salaud ! Comme les autres… !

Vivre… vivre. Il ne pouvait pas crever ainsi dans ce linceul de glace, seul comme une épave ; comme un poisson mort que les vagues demain rejetteraient sur le rivage impassible. Il serrait les dents et, pour se fouetter, s’injuria à voix haute. Non… il ne fallait pas se laisser aller !

Compter les brasses sans regarder ; et à cent, la terre se sera rapprochée. « Un… deux… trois… quatre… dix… quinze… vingt… trente… quarante… cinquante… sixcante… sixcante… sixcomtes… sycomore… sycomore… » ; il glissait maintenant, les bras arrêtés et se mettait à tournoyer doucement… « Oh !… soixante… soixante et un… soixante-deux… »

À l’horizon une lueur se dessinait ; l’ombre lumineuse du jour commençait à monter, effleurait la ligne onduleuse et maintenant visible de la frontière entre ciel et terre. « Nonante-sept, nonante-huit,… nonante-neuf… cent », cria-t-il à pleine voix, une pleine voix qu’il n’entendit même pas.

Victoire !… Le phare maintenant était à droite, triomphalement porté par un long bras de terre, un bras qui lentement allait l’envelopper. Oh ! l’étreinte de cette terre, terre ferme, terre solide, dure au toucher, qui résiste, qui ne fuit point sous la poussée du bras ; où, si l’on se roule, on sent la tutélaire blessure des cailloux qui entrent durement dans la chair épanouie.

Il regarda la côte ; l’épouvante, une épouvante torpide et résignée monta en lui. La baie était immense ! Depuis des heures il nageait, depuis des heures et des heures et il était encore à… Ce qui restait à lui, de son corps, était gonflé de fatigue, hérissé d’épines douloureuses ; il se sentait maintenant figé dans une banquise fluide où seul le froid était matériel, solide, palpable.

« Je vais nager jusqu’à ce que le phare éclipse cette étoile tout là-bas près de l’horizon. Et puis… et puis… Allons toujours… »

Comme elle était lente à glisser, l’étoile constante du ciel, vers l’étoile inconstante du phare. Il n’avançait plus. Encore cinq brasses… Non… Jamais…

À quoi bon ! C’est la fin. C’est si bon de se laisser aller, de ne plus nager, de ne plus bouger ; de se laisser bercer doucement, de renoncer à un espoir dont l’aiguillon le blesse sans pouvoir galvaniser ses forces mourantes. Ne plus lutter, ne plus faire l’effort écrasant de soulever les bras ; mais tourner simplement le dos au vent pour que la bouche reste jusqu’à la fin libre de sel. Respirer un peu, doucement. Et puis… Comme c’est doux de mourir… Le repos… le repos… éternel…

Une sensation étrange, une sensation insolite, saugrenue ! Quoi donc ! Il a bougé le pied et il a senti, distinctement senti… quoi ? Il a senti… une douleur qui n’était pas une morsure, non, qui n’était même pas non plus le garrot brutal du froid, qui n’était pas… Encore ?

Un rocher… un rocher… ! ! Il a touché quelque chose qui n’a pas cédé, qui a résisté, obstinément ; quelque chose qui… tient au sol. Il a touché quelque chose qui n’est pas de l’eau… Un autre… !

Et l’eau elle-même est… Oui ! elle est plus tiède. Il la sent tiède dans son cou et sur ses bras.

Devant lui une longue bande noire très basse, dentelée : les rochers de la côte. Et, juste au-dessous, la ligne blanche des vagues qui se brisent.

Nager… plus vite, plus fort. Allons, plus fort en­core… « Sainte Vierge !» … « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec… » Un autre, et un autre, et un autre. Il peut appuyer. Soulevant ses jambes de plomb, il pose l’autre pied en avant et retrouve… Il sent cela qui résiste au poids de son corps ; et ce corps même, il le retrouve pesant d’une pesanteur qui n’est plus comme tout à l’heure en lui, mais hors de lui. Le ciel et l’air et les étoiles et le vent appuient sur sa tête, ses épaules, ses bras, le collent à cette pierre bénie à laquelle il ne peut croire.

Et, tout à coup, il perçoit un bruit nouveau : le ruissellement doux de l’eau qui sortant de ses vête­ments, de son corps, de son âme, tombe sur les cailloux du rivage.

La lumière de l’aurore fleurit le ciel et le jour va se lever. Il baisse les yeux et voit devant lui une pierre, un galet rond et doux.

Et se jetant à plat ventre, il l’embrasse à pleine bouche.