L’Héritage de Charlotte/Livre 01/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 33-60).

CHAPITRE III

DÉSESPOIR

Deux mois s’étaient écoulés depuis la froide matinée de printemps dans laquelle Gustave avait rencontré Mme Meynell sous les arbres desséchés du Luxembourg.

Les habitants de la Pension Magnotte s’étaient accoutumés à sa présence, à son silence, à sa tristesse ; ils avaient cessé de se préoccuper d’elle ou de son histoire ; mais ces quelques semaines n’avaient apporté aucune amélioration dans son état d’esprit.

Gustave qui la surveillait de près, trouvait même qu’elle était encore devenue plus pâle, plus triste.

Sa vie avait dû, depuis ce temps, être péniblement monotone : elle sortait très-rarement et jamais elle ne se hasardait plus loin que le jardin du Luxembourg.

Personne ne venait la voir : elle n’écrivait ni ne recevait jamais aucune lettre.

Souvent il lui arrivait de se faire de la lecture un prétexte pour rester dans un coin écarté du salon ; mais Gustave s’était aperçu qu’elle ne donnait que fort peu d’attention à son livre ; le volume qu’elle tenait à la main semblait n’être qu’une excuse pour s’abandonner plus librement à son chagrin.

Si quelqu’un, poussé par la curiosité ou la compassion, cherchait à entrer en conversation avec l’étrange dame, cela aboutissait toujours à un seul et même résultat : elle répondait aux questions d’une voix douce et basse avec une froide politesse, mais n’encourageait jamais son interlocuteur à continuer.

Il semblait qu’elle ne désirât ni ami, ni consolateur, ou que sa position fût tellement désespérée, qu’elle ne voulût admettre personne à la soulager.

Elle payait sa pension et son logement chaque semaine, avec une scrupuleuse ponctualité, bien que le payement par semaine ne fût pas la règle de la maison.

« Il sera préférable pour moi de payer par semaine, avait-elle dit à Mme Magnotte, parce que je ne sais pas ce que je ferai, et ne puis dire combien de temps je resterai avec vous. »

Elle avait cependant déjà passé deux mois dans la maison, dînant chaque jour à la table commune, restant tous les soirs au salon, sans que sa mélancolie habituelle eût jamais fait place à une plus vive manifestation de chagrin. On eût pu la prendre pour une statue de neige, la statue du désespoir taillée dans un bloc de glace par quelque habile sculpteur ; mais un soir la glace se fondit, et l’on eut devant soi, tout à coup, une femme exaltée, emportée par une douleur furieuse.

C’était une belle soirée de mai.

Ah ! combien était proche, à ce moment, la date fixée pour ces noces, que le ménage de Beaubocage envisageait avec un si naïf bonheur !

La plupart des vieilles pensionnaires de la maison Magnotte étaient allées prendre l’air au dehors.

Le vaste salon était presque vide ; il ne s’y trouvait avec Mme Meynell et Gustave, que Mme Magnotte et la petite maîtresse de musique ; celle-ci, assise à son piano, semblait une pauvre Sainte Cécile, entourée qu’elle était comme d’une auréole par les teintes empourprées du soleil couchant.

Mme Meynell, assise à côté du piano, écoutait la musique.

Gustave se tenait près d’elle, faisant semblant de parcourir un journal.

Mlle Servin, la maîtresse de musique, avait, pour ce soir-là, mis de côté ses auteurs favoris ; paraissant être dans une disposition rêveuse et sentimentale, elle jouait des ballades, des choses langoureuses.

« Vous aimez cette mélodie de Grétry ? dit-elle à Lenoble au moment où il venait s’asseoir auprès de son piano. Vous n’êtes pas, je crois, très-amateur de sonates classiques… des grands ouvrages de Gluck, de Bach, ou de Beethoven ?

— Non, répliqua franchement le jeune homme, je ne me soucie pas beaucoup de ce que je ne comprends pas J’aime la musique qui parle au cœur.

— Et vous aussi, madame Meynell, vous aimez les mélodies simples ? demanda la demoiselle à la dame anglaise qui n’avait pas l’habitude de s’approcher, aussi près dû piano et d’écouter avec autant d’attention Mlle Servin.

— Oh ! oui, murmura l’Anglaise, voilà la musique que j’aime.

— Et vous croyez que Beethoven n’a jamais composé de mélodie simple… qu’il n’a jamais écrit que des sonates, des quatuors, des fugues, ou de grands opéras, tels que Fidelio. Avez-vous jamais entendu ceci de Beethoven ? »

Sur ce elle joua un air de romance avec un sentiment profond de tristesse.

Ses deux auditeurs écoutaient, muets et vivement émus.

Puis, de ce premier morceau, elle passa à un autre plus mélancolique encore dont la musique a été adaptée à quelques-uns des vers les plus délicieux que Thomas Moore ait jamais composés : la poésie du divin barde irlandais était populaire à cette époque.

La dame anglaise avait chanté ces vers dans une heureuse demeure, plusieurs années auparavant. Qui peut dire combien de souvenirs, quels tableaux rappela à son esprit cette plaintive mélodie ?

Les paroles lui revinrent à la mémoire en même temps que la musique : ces paroles, leur douloureuse signification, l’image des amis au milieu desquels elle les avait chantées autrefois, le souvenir de la paisible demeure dont les murs en avaient répété l’écho ; tout cela lui apparut comme une déchirante vision, et la locataire de la Pension Magnotte, se couvrant la figure de ses deux mains, se mit à sangloter.

Cet accès ne dura qu’un instant ; Mme Meynell s’essuya les yeux et se leva pour quitter le salon.

« Ne me questionnez pas, dit-elle en s’apercevant que ses deux compagnons se préparaient à lui offrir leurs consolations. Je ne puis vous dire les souvenirs qu’a évoqués en moi cette musique. Elle m’a ramenée dans une demeure que je ne reverrai jamais ; elle m’a rappelée l’image des morts, pires que morts pour moi, du bonheur que j’ai perdu, des espérances et des rêves de ma jeunesse. Oh ! Dieu veuille que je n’entende plus jamais cette mélodie. »

Il y avait dans ses paroles une expression passionnée toute nouvelle pour Gustave. Il lui ouvrit la porte du salon sans prononcer une parole, et elle sortit avec la silencieuse démarche d’un fantôme, le fantôme de cette brillante jeune femme qui autrefois avait eu sa forme et avait été appelée par son nom dans une agréable ferme du comté d’York.

« Ah ! comme la pauvre femme a dû souffrir ! s’écria Mlle Servin, dès que la porte se fut refermée. Je ne la croyais pas susceptible d’une aussi grande émotion. Je la croyais de pierre ; mais maintenant je commence à penser qu’elle pourrait être comme la pierre de Niobé : la statue du Désespoir. »

Cette scène fit une impression profonde sur Gustave : il ne ferma pas l’œil de la nuit.

La mélodie qu’il avait entendue lui revenait comme un rêve.

Il se leva inquiet, fiévreux, ne pensant pas plus à Cotenoir et à Madelon que si le lieu et la personne ne fussent jamais sortis des ombres du chaos.

Il avait besoin de la voir de nouveau, de la consoler si cela était possible. Il la plaignait avec une telle intensité, que cette compassion même devenait un martyre ; il avait pitié d’elle.

Oui, il se dit, il se répéta plusieurs fois à lui-même que ce sentiment par lequel son cœur et son esprit étaient ainsi absorbés n’était que de la pitié.

Mais si ce n’était que de la pitié, qu’était-ce donc que l’amour ?

Ce fut une question qui se posa plusieurs fois à l’esprit de Lenoble de Beaubocage in esse et Cotenoir in posse.

Mme Meynell paraissait rarement, au déjeuner, dans la salle à manger commune ; Gustave ne fut, par conséquent, nullement surpris de ne pas l’y rencontrer. Il prit une tasse de café et sortit pour aller au cours.

Il y avait en lui une fièvre qu’il ne pouvait comprendre et dont il ne pouvait se débarrasser.

Il marcha très-vite pour être plus tôt au Luxembourg, comme s’il eût eu quelque raison particulière pour se presser.

C’est ainsi que sans le savoir les hommes courent souvent au-devant de leur destinée, sans tenir compte des pressentiments. Les augures peuvent menacer, les femmes peuvent raconter leurs rêves, mais lorsque son heure sera venue, César ne se rendra pas moins au lieu précis où l’attend le poignard des assassins.

Dans l’allée où pour la première fois ses regards S’étaient fixés sur la figure affligée sous l’ombre de jeunes tilleuls et de marronniers dont les fleurs commençaient à paraître, il aperçut de nouveau, ce jour-là, la dame anglaise assise sur le même banc, presque dans la même attitude.

Il alla vers elle, lui souhaita le bonjour, et, sans avoir conscience de sa témérité, il s’assit à son côté.

« Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici aussi matin, lui dit-il.

— Non, je sors rarement d’aussi bonne heure ; mais ce matin j’ai à prendre quelques renseignements pour une affaire, et je me repose ici un moment seulement en attendant que j’aille les chercher. »

Elle laissa échapper un léger soupir en achevant ces mots.

Cela semblait une singulière façon de s’occuper d’affaires que de s’arrêter dans le jardin du Luxembourg à quelques pas à peine de sa demeure.

Gustave devina que c’était dans l’embarras de savoir ce qu’il fallait faire qu’elle s’était arrêtée là, reculant devant quelque difficulté qu’elle ne pouvait surmonter.

« Ne pourrais-je pas prendre ces renseignements pour vous ? demanda-t-il. Je vous en prie, disposez de moi. Je serai heureux si je puis vous être de quelque utilité.

— Vous êtes bien bon… je ne voudrais pas vous donner cette peine.

— Ne parlez donc pas de peine. Ce n’en peut être une pour moi de vous aider en quoi que ce soit. Ah ! madame, madame, vous ne savez pas tout ce que je serais disposé à sacrifier pour vous venir en aide. »

Il aurait fallu qu’elle fût bien indifférente pour ne pas être frappée de la douleur avec laquelle il dit cela ; elle s’en aperçut et eut la vague conscience qu’elle avait rencontré un ami dans ce jeune étudiant.

« J’ai besoin de savoir quand part de Paris la diligence pour Calais et de quel bureau, dit-elle. Je vais retourner en Angleterre. »

Elle fut surprise de voir le jeune homme pâlir ; quant à lui, il fut stupéfait de la douleur soudaine que lui causa cette déclaration.

Ce fut à ce moment qu’il découvrit pour la première fois que son cœur appartenait complètement à la dame étrangère.

« Vous allez réellement quitter Paris… pour toujours ? s’exclama-t-il.

— Oui, je ne suis restée que trop longtemps déjà. Je n’ai rien à faire ici. Je devais retourner en Angleterre le jour même où je vous ai rencontré la première fois ici ; mais j’ai différé mon départ ; je ne puis le différer plus longtemps.

— Et vous allez retrouver vos amis ? demanda Gustave d’un ton très-affligé.

— Je vais retrouver mes amis ?… Oui… »

Ses lèvres tremblèrent un peu et des larmes involontaires lui vinrent aux yeux.

Ah ! quel pouvait être le chagrin qui oppressait cette belle créature ? Quelle pouvait être la cause des peines ou des remords qui la consumaient ?

Gustave se rappela son accès de douleur de la soirée précédente ; son langage au sujet d’amis morts, de bonheur perdu, et maintenant elle parlait d’aller rejoindre la demeure de ses amis ; mais avec quelle amertume d’expression elle avait prononcé ce mot : amis !

« Est-ce que vous partez seule, Mme Meynell ? » demanda-t-il après une pause.

Il ne pouvait s’arracher de ce siège où il était près d’elle… Il ne pouvait être ni courageux, ni raisonnable en ce qui la concernait.

L’image de Madelon se dressa alors pleine de reproches et de menaces, mais un brouillard épais vint obscurcir cette malencontreuse vision.

Sa vie entière se résumait dans ce moment solennel où, sur un banc grossier, il était assis à côté de la belle étrangère. L’univers tout entier était concentré pour lui dans cette allée sans feuilles où ils étaient tous les deux l’un près de l’autre.

« Oui, je pars seule, répliqua Mme Meynell avec un léger sourire. Qui aurais-je pour venir avec moi ? Je suis tout à fait seule en ce monde. Je pense que je ferai mieux d’aller prendre ces informations moi-même, monsieur Lenoble. Il n’a y aucune raison pour que je vous donne cet embarras.

— Cela ne m’en donnera en aucune façon. Je vous apporterai tous les renseignements nécessaires aujourd’hui à l’heure du dîner, si cela est assez tôt.

— Tout à fait assez. Je vous remercie, monsieur, répondit-elle avec un soupir. J’ai à vous demander également d’avoir la bonté de vouloir bien vous informer de ce que coûtera le voyage.

— J’aurai soin de le faire, madame. »

Cette recommandation le conduisit à se demander si elle était pauvre et jusqu’à quel point elle pouvait l’être. Mais elle n’avait évidemment rien de plus à lui dire : elle était de nouveau impénétrable.

Il aurait bien voulu rester davantage, bien que l’honneur et la conscience réclamassent tout haut son départ.

Heureusement pour son honneur et sa conscience la dame resta muette comme la mort, froide comme un marbre, si bien que Lenoble n’eut rien de mieux à faire que de saluer et de s’en aller.

Il pensa à elle toute la journée. L’illusion de la pitié était finie. Il savait maintenant qu’il éprouvait pour cette Anglaise un amour tout à la fois insensé et coupable. Insensé, parce qu’il ignorait qui et quelle femme elle était ; coupable, puisqu’en s’abandonnant à cette passion il manquait à la parole donnée et faisait le désespoir de tous ceux qui l’aimaient.

« Non, non, non, se disait-il, je ne puis pas commettre cette basse et méchante action. Il faut que j’épouse Madelon. Toutes les espérances de ma mère et de mon père reposent sur ce mariage, et je les jetterais au vent, parce que la figure de cette étrangère m’a séduit !… Ah ! non, cela ne peut pas être. Et même alors que je serais disposé à faire le sacrifice de mon honneur, sais-je seulement si elle voudrait l’apprécier et l’accepter ? »

Lenoble prit tous les renseignements nécessaires au bureau des messageries et en informa Mme Meynell. Il remarqua qu’elle avait froncé légèrement le sourcil lorsqu’il lui avait dit le prix du voyage, qui, à cette époque, était élevé.

« Elle doit certainement être pauvre, » se dit-il à lui-même.

Et son cœur se serra en pensant que, même à ce misérable point de vue, il n’était pas en état de lui venir en aide : le maître futur de Beaubocage et Cotenoir était à ce moment absolument dépourvu d’argent comptant.

Il avait sa montre !… il mit la main sur cette sentinelle du temps pendant qu’il parlait à Mme Meynell.

« Je te porterai chez ma tante, ma chère, » se dit-il à lui-même.

Mais il doutait que le grand-prêtre de la montagne pieuse, la providence du pauvre, consentît à avancer beaucoup sur cet antique spécimen de l’art de l’horloger.

Après cette soirée, il ne cessa de penser chaque jour et à toute heure au chagrin que lui causerait son départ : elle allait s’évanouir de sa vie comme une neige qui se fond, et elle ne laisserait derrière elle que son souvenir pour lui rappeler qu’il l’avait connue et aimée.

Pourquoi cela devait-il lui être si dur à supporter ? Si elle restait, il n’oserait pas lui dire combien il l’aimait, il n’oserait pas lui offrir de lui venir en aide. Dans le monde entier, il n’y avait pas de femme qui fût plus complètement séparée de lui, qu’elle habitât la même maison ou qu’elle en fût aussi loin que les Antipodes.

En quoi, dès lors, cela lui importait-il, puisqu’elle devait disparaître de son existence, que ce fût aujourd’hui ou plus tard ?

Il cherchait à se persuader à lui-même que cela devait lui être indifférent. Puisque le coup mortel, cruel, inévitable, ne pouvait manquer de le frapper, il fallait le laisser venir.

Chaque jour, lorsqu’il rentrait pour le dîner, Lenoble s’attendait à voir une place vacante à côté de son hôtesse, et chaque jour il était agréablement surpris ; il retrouvait toujours le triste visage, pâle comme celui d’un spectre ; mais, chaque jour, il lui semblait plus pâle et plus triste.

Il demanda à Mme Magnotte quand la dame anglaise devait partir ; mais celle-ci ne put le lui dire.

« Elle parle de s’en aller d’un jour à l’autre, lui répondit-elle, ce sera sans doute bientôt. Je suis fâchée de la perdre ; c’est une personne très-tranquille qui ne donne aucun embarras ; mais elle est si triste, mon Dieu ! est-elle triste ! Elle a souffert ! allez, monsieur. »

Gustave partagea cette opinion.

Oui, elle avait dû souffrir, mais quoi et comment ?

Il l’observait très-attentivement ; mais elle était toujours la même. Elle avait cessé de venir passer ses soirées au salon et restait enfermée dans sa chambre. Il ne la voyait qu’à l’heure des repas et ne pouvait trouver l’occasion de lui parler.

Le jour arriva enfin où elle ne parut pas à l’heure du dîner.

Il s’assit à la table sans parler ; il mangea un peu, il but un peu, machinalement, sans avoir conscience de ce qu’il mangeait ou de ce qu’il buvait. Il avait un nuage devant les yeux, un bruit confus de voix dans les oreilles ; mais les facultés de voir et d’entendre paraissaient suspendues en lui.

L’angoisse qu’il ressentit pendant cette heure malheureuse était aussi amère que la mort.

« Oh ! mon Dieu ! que je l’aime ! » se disait-il à lui-même pendant que la basse-taille de Raoul se faisait entendre à l’une de ses oreilles, et que la voix criarde de Léon le torturait de l’autre côté.

Il s’approcha de Mme Magnotte aussitôt après le dîner.

« Elle est partie ? s’exclama-t-il.

— Qui cela, mon ami ? Ah ! c’est de cette pauvre Mme Meynell que vous parlez. Combien vous prenez intérêt à elle ! Non, elle n’est pas partie, la pauvre femme. Elle reste encore. Elle a l’air d’une personne qui ne sait pas ce qu’elle veut faire. Cependant, je suis sûre qu’elle pense à s’en aller. Aujourd’hui, pour la première fois, elle a écrit des lettres. Reine est venue me dire qu’elle l’avait vue écrire dans sa chambre : c’est la première fois. »

Le cœur de Gustave sauta, bondit brusquement.

Elle n’était pas partie, il pourrait encore la voir, ne fût-ce qu’une seconde, par la portière de la voiture, au moment où la diligence quitterait la cour des messageries. Ce regard, ce coup d’œil, il les porterait toute sa vie dans son cœur.

Toute sa vie ! Il pensa à l’avenir, et il frémit.

Quelle triste vie devait être la sienne ! Cotenoir, Beaubocage, Madelon, le tribunal, plaider, lire des paperasses, étudier des livres ennuyeux !

Il frémit épouvanté en contemplant le vide de cette existence, d’une existence sans elle.

Elle avait écrit des lettres : sans nul doute ces lettres annonçaient son retour à ses amis. Son départ devait donc être très-prochain.

Gustave refusa de sortir ce soir-là : les étudiants, ses camarades, avaient arrangé un souper dans un bastringue des environs, alors très en vogue, où il y avait des verres de couleur et un orchestre très-distingué.

Les parterres éclairés, les valses joyeuses, les quadrilles fous n’avaient, ce soir-là, aucun attrait pour Gustave ; il resta dans le salon, sombre et lugubre dans le crépuscule ; car Mme Magnotte, très-économe de luminaire, prolongeait jusqu’à la dernière limite l’intervalle qui sépare le jour de la nuit.

Il allait et venait sans bruit dans le salon, sans être remarqué par les dames qui s’étaient groupées autour de l’une des fenêtres.

Agité, malheureux, il ne pouvait ni sortir, ni rester. Elle ne devait pas venir au salon ce soir-là. Il s’était rattaché au faible espoir de la voir apparaître, mais ce faible espoir s’était évanoui à mesure que la soirée avançait.

À quoi lui servirait-il de rester plus longtemps dans cet affreux salon ? Il n’était pas plus rapproché d’elle que s’il se fût trouvé dans les déserts du centre de l’Amérique.

Il ferait mieux de sortir, non pour aller à cet odieux jardin où l’on dansait, mais dans les rues où la froide bise de la nuit pourrait calmer la fièvre qui agitait son cerveau.

Il quitta le salon subitement et descendit très-vite.

Au bas de l’escalier, il se heurta presque contre une femme qui se retourna et lui jeta un regard, au moment où elle passait devant la petite lampe accrochée au-dessus de la loge.

C’était la dame anglaise dont la figure était plus égarée que Gustave ne l’avait jamais vue.

Elle ne parut pas le reconnaître ; elle traversa la cour et sortit rapidement.

Cette expression extraordinaire de sa figure, le fait étrange de sa sortie à une heure aussi avancée, lui inspirèrent une vague terreur qui le décida à la suivre, non en cherchant à s’en cacher comme s’il eût eu la pensée qu’il faisait mal en agissant ainsi, mais plutôt avec la conviction qu’il avait le droit de la surveiller.

Elle marchait très-vite, plus vite que Gustave ne l’aurait cru possible pour une aussi faible créature ; elle choisissait les rues les plus solitaires et Gustave n’éprouva aucune difficulté à ne pas la perdre de vue ; elle ne regardait jamais en arrière, elle allait droit devant elle, sans s’arrêter, sans ralentir son pas, comme si elle eût eu un but arrêté.

« Où peut-elle aller ? » se demandait Gustave.

Et une réponse vague, hideuse, terrible, se présenta à son esprit.

L’obscurité était tout à fait venue, cette obscurité qui règne à l’époque où le soleil se couche de bonne heure et où la lune se lève tard.

Comme la dame continuait sa marche dans les rues désertes qui sont parallèles aux quais, l’épouvantable soupçon s’accrut dans l’esprit de Gustave.

À partir de cet instant, il n’eut plus qu’une pensée ; il rejeta à jamais loin de lui toute idée d’engagement envers Madelon ; il mit de côté père, mère, sœur, anciens amis, biens de famille, ambition, fortune ; il ne vivait plus que pour cette femme, et l’unique but de sa vie était de la sauver du désespoir et de la mort.

Ils arrivèrent enfin sur le quai.

La longue voie pavée était déserte.

L’étrangère regarda derrière elle… elle jeta un regard trouble et hagard…

Il n’y eut plus à en douter… un sinistre projet l’avait amenée là…

Elle traversa la chaussée pour arriver sur le pont…

Gustave la suivait de près.

Une minute après, sur le parapet de pierre une femme tremblante était debout, égarée, les bras étendus vers la rivière !

À cette même minute, Gustave se jetait sur elle, la serrait contre sa poitrine, l’enveloppait d’une immense étreinte, se jurant qu’à tout jamais il était son sauveur et son soutien.

Le choc de la surprise énerva complètement la malheureuse créature : tout son corps frissonna, et elle lutta pour se dégager de cette violente étreinte.

« Let me go ! s’écria-t-elle en anglais. Let me go ! »

Puis, se sentant sans force, elle tourna la tête vers celui qui la tenait.

« Oh ! M. Lenoble ! pourquoi me persécutez-vous ainsi ?… pourquoi m’avez-vous suivie ?…

— Parce que je veux vous sauver.

— Me sauver !… me retenir au moment où j’allais trouver le repos… une fin pour ma triste vie !… Oh ! oui, je sais que c’est une fin coupable, mais ma vie entière a été coupable.

— Coupable toute votre vie !… Folle que vous êtes, je ne croirai jamais cela.

— C’est la vérité ! s’écria-t-elle dans l’angoisse de son remords. J’ai péché par égoïsme, par orgueil, par manque d’obéissance. Il n’y a pas de destinée qui puisse être trop dure pour moi. Oh ! mon sort est bien pénible !… Pourquoi m’avez-vous éloignée de cette rivière ? Vous ne savez pas à quel point ma vie est misérable… vous ne le savez pas. Ce matin, j’ai donné à Mme Magnotte le dernier sou qui me restait. Je n’ai pas d’argent pour retourner en Angleterre, même si j’osais le faire, je ne l’ose pas. J’ai prié pour avoir du courage, pour avoir la force d’y retourner, mes prières n’ont pas été exaucées ; je n’ai plus qu’à mourir. Quel mal commettrai-je en me jetant à l’eau ? Il faut que je meure. Je mourrais de misère dans les rues.

— Non… non !… s’écria passionnément Gustave. Croyez-vous que je vous aie sauvée de la mort pour vous abandonner à la solitude et au désespoir ?… Ma chérie, vous êtes à moi… vous êtes à moi par le droit que me donne cette soirée… ces bras qui vous ont enlevée à la mort sauront vous protéger… ah ! laissez-moi être votre soutien. Je travaillerai pour vous, mon amour… Mon amour !… vous ne savez pas combien vous m’êtes chère. Si le dénûment et la peine doivent vous atteindre, c’est par moi qu’ils commenceront. »

Il l’avait placée sur un banc de pierre ; elle était sans forces… il s’était assis à côté d’elle.

La frêle créature, encore frissonnante, était soutenue par ses bras qui l’entouraient.

Il sentait qu’elle était à lui, entièrement, irrévocablement.

La Providence la lui avait donnée, la Providence qui n’avait semblé l’abandonner que pour servir l’amour dont elle avait rempli son cœur.

L’expression de sa voix avait toute la tendresse suppliante d’un amant, mais elle avait quelque chose de plus, une autorité, comme un sentiment de possession.

« La Providence m’a envoyé ici pour vous sauver, dit-il d’un ton d’autorité. Je suis votre Providence, n’est-il pas vrai, ma bien-aimée ?… Le sort m’a fait vous aimer… tendrement, sans espoir, à ce que je pensais. Hier, vous sembliez être aussi éloignée de moi que ces pâles étoiles qui sont au-dessus de nous… aussi incompréhensible que ce brouillard argenté qui entoure la lune, et ce soir vous m’appartenez. »

Il ne savait pas quels liens il brisait ; il avait bien une vague conscience que ce qu’il faisait pouvait amener une rupture pour toute la vie entre lui et son père, mais le temps était passé où il était en état de mesurer ce qu’il lui en coûterait.

« Laissez-moi m’en aller, monsieur Lenoble, » dit à ce moment l’Anglaise.

Son premier mouvement de frayeur était passé et elle s’exprimait presque avec calme.

« Laissez-moi retourner à la maison. C’est vous qui m’avez préservée d’un grand péché. Je vous promets que je ne recommencerai pas. J’attendrai jusqu’à ce que la mort vienne ; je n’irai pas au-devant. Laissez-moi aller, mon excellent ami. Ah ! non, non, ne me retenez pas ! Oubliez que vous m’avez connue !

— Cela n’est pas en mon pouvoir. Je vais immédiatement vous reconduire à la Pension Magnotte ; mais il faut me promettre que vous serez à moi, que vous serez ma femme ; entendez-vous.

— Votre femme !… votre femme !… oh ! non, cela est impossible.

— Parce que vous ne m’aimez pas, dit Gustave avec une triste gravité.

— Parce que je ne suis pas digne de vous. »

Un inexprimable sentiment de honte et de remords était contenu dans ce peu de mots.

« Vous valez pour moi toutes les étoiles. Si je tenais dans ma main toutes celles qui brillent sur nos têtes, je les jetterais à l’eau pour vous garder, dit passionnément l’étudiant. Vous ne pouvez pas comprendre mon amour, peut-être. Il semble que je sois un étranger pour vous, et tout ce que je vous dis peut vous paraître de l’égarement et de la folie. Mon amour est aussi vrai que le ciel qui nous éclaire, aussi vrai que la vie et la mort, la mort qui était si près de vous tout à l’heure. Je vous ai aimée toujours depuis cette froide matinée de mars, ou je vous ai trouvée assise sous les arbres sans feuilles. Vous vous êtes emparée de moi depuis ce moment. J’ai été subjugué, lié à vous, pour le présent et pour toujours. Je voulais à peine m’avouer à moi-même que mon cœur vous appartenait tout entier ; mais je sais maintenant qu’il en a été ainsi dès le premier jour. Puis-je espérer que mon amour pour vous sera jamais payé de quelque retour.

— Votre amour, répéta lentement l’Anglaise, comme si ces mots eussent dépassé sa compréhension. Vous m’aimez, moi !… un être si perdu, si complètement perdu ! Ah ! vous ne connaissez pas ma malheureuse histoire.

— Je ne demande pas à la connaître. Je ne vous adresse qu’une seule question… Voulez-vous être ma femme ?

— Il faut que vous soyez fou pour offrir votre nom, votre honneur à une créature comme moi.

— Oui, je suis fou… fou d’amour. Et j’attends votre réponse. Vous serez ma femme ? Mon ange, vous direz oui ? Ce n’est pas beaucoup ce que je vous offre… une vie d’incertitudes, peut-être même de pauvreté ; mais un cœur tendre et constant, une tête et des mains qui travailleront pour vous aussi longtemps que Dieu leur en donnera la force… cela vaut encore mieux que la rivière où vous alliez vous jeter. »

Tout ce qu’il y a d’imprévoyance et d’espérance dans la nature fut exprimé en ces quelques mots.

La femme à laquelle il les adressait était affaiblie par le chagrin ; le dévouement de ce brave cœur lui rendait la force, le courage, presque l’espoir.

« Voulez-vous être mon ami ? dit-elle doucement, vos paroles semblent me rendre la vie. Je voulais mourir parce que j’étais si misérable, si abandonnée ; j’ai des amis en Angleterre, des amis qui étaient autrefois pour moi tout ce qu’il y a de plus cher et de meilleur ; mais je n’ose pas aller vers eux. Je crois qu’un regard malveillant de l’un d’eux me tuerait. Et je n’ai pas le droit d’attendre d’eux des regards bienveillants. Vos paroles d’amitié sont les seules que j’aie entendues depuis bien longtemps.

— Et vous me donnerez le droit de travailler pour vous… de vous protéger… vous serez ma femme ?

— Je serai plutôt votre servante, répondit-elle avec une triste humilité. Quel droit ai-je d’accepter de vous un aussi grand sacrifice ? Quelle folie peut être plus grande que d’avoir de l’amour pour moi… si c’est réellement de l’amour et non un caprice du moment ?

— C’est un caprice qui durera autant que ma vie.

— Ah ! vous ne savez pas combien de pareils caprices peuvent changer.

— Je ne sais rien, si ce n’est que le mien sera invariable. Venez, mon amie, il est tard et il fait froid. Laissez-moi vous ramener à la maison. La portière sera étonnée ; Il faudra passer tranquillement devant elle avec votre voile baissé. Avez-vous donné votre clef à la vieille Margot, lorsque vous êtes descendue ce soir ?

— Non, elle est dans ma poche. Je n’y ai pas pensé… je… »

Elle s’arrêta en frissonnant tout à coup.

Gustave comprit ce frisson ; lui aussi il frémit.

Elle avait quitté sa chambre ce soir, poussée par la folie du suicide. Elle l’avait quittée pour aller droit à la mort. Heureusement son vigoureux bras était venu se placer entre elle et cette tombe, auprès de laquelle ils étaient encore.

Ils retournèrent lentement à la rue Madame, à la clarté de la lune qui venait de se lever.

La faible main de l’Anglaise reposait pour la première fois sur le bras de Lenoble : elle était à lui, à lui par une intervention, par un décret de la Providence !

Cela devint une conviction dans l’esprit du jeune homme.

Il fit passer leur rentrée tardive à la maison avec une adresse diplomatique, en engageant une conversation avec la portière, pendant que la dame franchissait le couloir, éclairé par la petite lampe.

« Vous viendrez demain matin vous promener avec moi dans le jardin du Luxembourg, ma chérie, dit-il. J’ai tant de choses à vous dire… tant de choses… jusque-là, adieu !… »

Il lui baisa la main et la laissa au seuil de sa porte, après quoi il se retira lui-même dans sa modeste chambre d’étudiant, en fredonnant de sa voix mâle une jolie petite chanson à boire, un peu grivoise, mais gaie comme tout.

Le lendemain ils se retrouvèrent au Luxembourg.

La pauvre créature que Gustave avait sauvée semblait déjà le considérer comme un ami et un protecteur, sinon comme un fiancé.

Gustave avait vraiment pris possession d’elle : sa forte nature avait subjugué sa nature faible.

Seule au monde, complètement dénuée de tout, sans argent, sans personne pour lui venir en aide, jetée comme un grain de poussière dans un pays étranger, il était simple que Susan Meynell acceptât un amour qui lui offrait tout à la fois un secours et un refuge.

« Laissez-moi vous dire ma misérable histoire, dit-elle d’une voix suppliante à son amant pendant qu’elle marchait à son bras sous les marronniers. Laissez-moi vous dire tout. Quand vous saurez la malheureuse créature que je suis, si vous désirez encore me donner votre cœur, votre nom, je me soumettrai. Je ne parlerai pas de reconnaissance. Si vous pouviez sentir à quel point je me sentais avilie hier au soir lorsque je suis allée à la rivière, vous sauriez combien je dois apprécier votre bonté ; mais vous ne pourrez jamais savoir ce que vous êtes pour moi. »

Puis, d’une voix basse, honteuse, hésitante, elle lui dit son histoire,

« Mon père était un marchand de la Cité, à Londres, dit-elle. Sa position était très-bonne et j’aurais pu être heureuse dans notre intérieur… Ah ! comme une pareille demeure me paraît enviable aujourd’hui ! mais j’étais paresseuse, légère, inquiète. Notre existence dans la Cité m’ennuyait, je la jugeais triste, monotone. Quand je regarde en arrière, quand je me rappelle combien peu j’ai su reconnaître l’affection que l’on avait pour moi !… les anxiétés de ma mère, la bonté constante et calme de mon père, je sens que j’ai mérité les chagrins qui m’ont accablée depuis. »

Elle s’arrêta un instant, mais Gustave ne l’interrompit pas, il était trop intéressé par son récit pour pouvoir dire de ces mots banals dont on fait usage en ces occasions. Il écoutait l’histoire de la jeunesse de sa femme future. Qu’il pût y avoir dans cette histoire des choses capables de l’empêcher de la prendre pour femme, C’était une hypothèse qui ne lui vint pas un moment à l’esprit. S’il y avait quelque honte au fond des choses, comme paraissait le faire supposer Mme Meynell, ce serait tant pis pour lui, puisqu’il était résolu à partager cette honte.

« Lorsque mon père et ma mère moururent, je vins dans le comté d’York pour vivre chez ma sœur qui était mariée. Je ne puis trouver de parole pour vous dire leur bonté pour moi. J’avais hérité de mon père d’un peu d’argent, j’en dépensai la plus grande partie à m’acheter de belles robes et à faire des cadeaux inutiles à ma sœur et à ses enfants. J’étais plus heureuse à la campagne que je ne l’avais été à Londres ; car je voyais plus de monde et ma vie me semblait plus gaie que dans la Cité. Un jour, je fis la connaissance d’un gentilhomme, frère d’un noble qui demeurait dans le voisinage de la maison de ma sœur. Nous nous rencontrâmes par hasard dans un champ dépendant de la ferme de mon beau-frère, où ce gentilhomme chassait. Il vint à la maison. Il avait connu autrefois ma sœur, et il vint sous le prétexte de renouveler connaissance avec elle. Il répéta fréquemment ses visites, et peu de temps après il me demanda si je voulais me marier avec lui. Je le lui promis. Ma sœur y consentait. Elle m’aimait si tendrement et était si fière de moi, qu’elle trouvait sa demande toute naturelle ; d’autant plus que M. Kingdon, le gentilhomme dont je parle, était un jeune cadet et pas riche. »

Elle s’arrêta de nouveau et attendit un peu avant de continuer son récit.

Gustave exprima sa sympathie en pressant la main tremblante qui reposait sur son bras.

« Je ne puis vous dire combien j’étais heureuse à cette époque-là… si brillante et si courte. Je ne puis vous dire à quel point j’aimais Kingdon. Quand je me reporte à cette époque de ma vie, elle me semble un tableau placé sur un fond obscur, éclairé sur son premier plan par une éclatante lumière. Il fut convenu entre M. Kingdon et ma sœur que le mariage aurait lieu dès que ses dettes auraient été payées par son frère, Lord Durnsville. Le payement de ces dettes était une ancienne promesse de Lord Durnsville, et un imprudent mariage de la part de son frère aurait pu en suspendre l’accomplissement. C’est là ce que dit M. Kingdon à ma sœur Charlotte. Elle lui demanda de confier cela à son mari, mon beau-frère ; mais il refusa. Puis, il arriva qu’un jour, très-peu de temps après, James Halliday, mon beau-frère, apprit les visites de M. Kingdon à la ferme. Il revint à la maison, où il trouva ce gentleman avec nous, alors éclata entre eux une scène terrible. James défendit à M. Kingdon de jamais remettre le pied dans sa maison. Il gronda ma sœur et me dit de me tenir sur mes gardes. Tout cela fut inutile. J’aimais M. Kingdon, comme vous dites que vous m’aimez… follement, aveuglément. Je ne pouvais me défier ou douter de lui. Lorsqu’il me parla de ses intentions pour notre mariage, qui étaient de le tenir secret jusqu’à ce que Lord Durnsville eût payé ses dettes, je consentis à quitter avec lui la ferme de Newhall, pour aller nous marier à Londres. S’il m’avait demandé ma vie, je la lui aurais donnée. Et comment aurais-je pu me défier de ses promesses, moi, qui avais toujours vécu au milieu de gens qui étaient la loyauté même ? Il savait que j’avais des amies à Londres, et il fut convenu entre nous que le mariage aurait lieu dans la maison de l’une d’elles, qui avait été ma compagne d’enfance, et était alors bien mariée. Je devais lui écrire pour lui annoncer notre arrivée, et la nuit suivante, nous quittions Newhall, en secret, avec M. Kingdon. Je ferais ensuite ma paix avec ma sœur et mon beau-frère quand le mariage serait accompli. Comment vous dirai-je le reste ? Il m’avait trompée depuis le commencement jusqu’à la fin. La voiture qui devait, comme je le croyais, nous conduire à Londres nous transporta à Hull ; de Hull nous nous rendîmes par mer à Hambourg. À partir de ce moment mon histoire n’est que honte et misère. Je crus que mon cœur se briserait à l’heure où je découvris que j’avais été abusée. Je l’aimais, je restai liée à lui pendant longtemps, bien que je le connusse égoïste, faux, et cruel. Cet amour était plus fort que ma volonté. Mon existence n’a pas été celle que l’on représente dans les romans. Ce n’a pas été une existence de luxe, de splendeur et de débauche, mais une longue lutte avec les dettes et les difficultés de tous genres. Nous vivions à l’étranger, non pour notre plaisir, mais parce que M. Kingdon n’osait pas se hasarder à paraître en Angleterre. Son frère, Lord Durnsville, n’avait jamais promis de payer ses dettes. C’était un mensonge inventé pour tromper ma sœur. Pendant sept longues et pénibles années je fus son esclave, une véritable et fidèle esclave, souvent sa garde-malade, et toujours sa patiente victime. Nous avions vécu de côté et d’autre, en France, pendant deux ans, lorsqu’il m’amena à Paris. Ce fut là qu’il commença à me négliger. Oh ! si vous pouviez savoir quelles affreuses journées et quelles nuits j’ai passées dans l’hôtel garni où nous demeurions de l’autre côté de la rivière, vous auriez pitié de moi !

— Mon cher amour, mon cœur est plein de pitié pour vous, dit Gustave. Ne m’en dites pas davantage ; je puis aisément deviner la suite. Un jour vint où la négligence amena l’abandon.

— Oui, M. Kingdon m’abandonna un jour sans un seul mot d’avertissement pour atténuer le coup. Je l’avais attendu. J’avais veillé pour l’attendre pendant deux interminables jours et deux nuits, lorsque vint une lettre pour me dire qu’il était en route pour Vienne avec un habitant des Indes-Orientales et sa fille. Il devait épouser la fille. C’était sa pauvreté, me disait-il, qui l’avait obligé à prendre ce parti. Il m’engageait à retourner chez mes amis du comté d’York. À retourner !… Comme s’il n’eût pas su que la mort était préférable pour moi. Il y avait dans la lettre une petite somme d’argent avec laquelle j’ai vécu jusqu’à ce moment. Lorsque vous m’avez rencontrée pour la première fois, il n’y avait pas longtemps que j’avais reçu cette lettre. »

Ainsi se termina l’histoire.

Dans l’excès de son humiliation elle n’osait pas lever les yeux vers son compagnon ; mais elle sentit qu’il lui prenait les mains et elle comprit qu’il était encore son ami.

C’était tout ce qu’elle demandait à la Providence.

Pour Gustave ce récit fut horriblement douloureux.

Il avait espéré entendre une tragédie exempte de honte, et la honte était ce qu’il y avait de plus amer pour lui.

Cette femme qu’il aimait si tendrement n’était pas un innocent martyr, la victime d’une inévitable destinée ; ce n’était qu’une vaine beauté provinciale, qui avait consenti à se laisser enlever de sa paisible demeure en ajoutant foi aux mensonges d’un Don Juan de bas étage.

L’histoire et la honte qui l’accompagnait étaient absolument vulgaires, il semblait à Lenoble que la femme auprès de laquelle il se trouvait était sa destinée ; et alors accourut tout de suite au secours de l’orgueil offensé ; de l’amour outragé… torturé par la pensée qu’elle, si pure et si supérieure pour lui, avait pu être entraînée dans la fange par un autre… accourut rayonnant, superbe, l’ange aux ailes blanches de la pitié.

Par sa faiblesse, par son humiliation ; par le souvenir de ce qu’elle avait souffert, la pitié le conjura de l’aimer d’autant plus tendrement.

« Ma bien chérie, dit-il doucement ; c’est une fort pénible histoire, et vous et moi ne devons plus jamais en parler. Nous enterrerons la mémoire de Montagu Kingdon dans la tombe la plus profonde qui ait jamais été creusée pour les souvenirs amers, et nous commencerons ensemble une vie nouvelle. »

Ainsi finit la cour de Lenoble ; il ne pouvait parler plus longtemps de son amour, alors que le nom de Montagu Kingdon était encore sur les lèvres de Susan Meynell.

Il l’avait acceptée, avec ses chagrins et ses fautes, à l’heure où il l’avait arrachée à la mort, et entre eux deux les protestations passionnées, les éclats de sentiment étaient suspendus.

Lenoble ne tarda pas à découvrir que la loi n’avait pas prévu le cas d’un jeune étudiant chevaleresque pressé de s’unir à une étrangère qui ne pouvait produire un seul des trente témoins requis pour constater son identité.

Quelques réflexions suffirent pour faire comprendre à Gustave qu’un mariage entre lui et Susan était impossible en France.

Il lui expliqua et lui demanda si elle voulait avoir confiance en lui, comme elle avait eu confiance en Kingdon.

Leur mariage pourrait être aisément régularisé à Jersey : voulait-elle se rendre avec lui à Jersey, pour y séjourner aussi longtemps que l’exigeait la loi anglaise pour régulariser, rendre valable leur union ?

« Pourquoi prendriez-vous tant de peine pour moi ? avait répondu Susan de sa voix basse et triste, vous êtes trop bon, trop généreux. Je ne mérite pas ce que vous voulez faire pour moi.

— Cela veut-il dire que vous n’avez pas confiance, Susan ?

— Je me fierais à vous dans un désert, à mille lieues du genre humain, ma vie fût-elle plus heureuse qu’elle n’est. Je n’ai dans le cœur d’autre sentiment que de l’amour pour vous, de la foi en vous. »

Après cela le reste était facile.

Les deux amants quittèrent la Pension Magnotte, par une belle matinée d’été, et se mirent en route pour Jersey, où après quinze jours de résidence, un pasteur de l’église protestante les unit pour l’éternité.

Susan était protestante et Gustave catholique ; mais la différence de religion ne les divisa pas plus que la différence de nationalité.

Ils revinrent à Paris aussitôt après le mariage et Lenoble prit un très-modeste logement pour lui et sa femme dans une petite rue très-sale à côté du Panthéon ; un quatrième étage très-pauvrement meublé.

Lenoble s’était procuré lui-même, l’occasion de démontrer la vérité de cet adage : « Quand il y a assez pour un il y a assez pour deux. »