L’Héritage de Charlotte/Livre 03/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 132-143).

CHAPITRE V

LE COLLABORATEUR DU CAPITAINE PAGET

Du moment où il eut connaissance de la parenté existante entre le révérend John Haygarth et la famille Halliday, le plan de conduite du capitaine fut facile à établir.

Il comprenait maintenant pourquoi il avait été si subitement arrêté dans ses investigations.

Sheldon, ayant découvert le lien de parenté inattendue, s’était empressé de mettre fin à des recherches qui auraient pu conduire son collaborateur à le découvrir comme lui.

« Et Sheldon compte faire valoir les droits de sa belle-fille à cette fortune, pensa le capitaine ; il feindra de tout ignorer jusqu’à ce qu’il ait mûri ses plans et les opposera tout d’un coup à son frère George. Ne pourrais-je pas tirer quelque chose de George, en le prévenant de l’intervention de son frère ? Non, je ne le pense pas. George est pauvre comme un rat d’église ; Philippe sera toujours une connaissance plus productive. »

Sur la large base établie par la lettre de Diana, le capitaine fut à même de reconstruire tout l’édifice de la succession Haygarth.

La généalogie des Meynell était fort simple, dès que l’on parviendrait à prouver qu’ils descendaient légitimement de Matthieu Haygarth ; Charlotte Halliday était l’héritière légale de John Haygarth, mais en supposant que la grand’tante Susan fût morte sans laisser d’enfants légitimes.

Là était la seule chance qui, aux yeux de l’aventureux Paget, parut valoir la peine de se donner l’embarras d’une recherche.

Quatorze années de la vie de Susan s’étaient écoulées loin de tous ceux qui l’avaient connue ; il était certainement possible qu’elle eût, dans cet espace de temps, conclu quelque alliance légitime.

Tel fut le problème que Horatio se promit de résoudre.

Nul n’est plus disposé à l’espérance qu’un aventurier. Sir Walter Raleigh rêvait d’or et de gloire là où de sages hommes d’État ne voyaient que folies et déceptions.

Le capitaine jugea que ces quatorze années obscures de la vie de Susan devaient être les mines de Golconde.

Il ne se tint pas cependant pour satisfait avec les renseignements fournis par la lettre de Diana.

« J’aurai l’histoire de ces Meynell de première main aussi bien que je l’ai eue de seconde main, » se dit-il.

Et il ne perdit pas de temps pour retourner à la villa, cette fois sous le prétexte de rendre visite à Mme Sheldon.

Le capitaine avait toujours été en faveur près de Mme Sheldon ; ses petites histoires du grand monde, le Prince et Perdita, Brummel et Sheridan, bien que fort peu nouvelles pour tous ceux qui connaissaient cette brillante période de l’histoire d’Angleterre, étaient trouvées charmantes par Georgy.

Les compliments fleuris du capitaine lui plaisaient, et le contraste entre les façons cérémonieuses de ce gentleman avec le ton bref et cassant de son époux, était tout à l’avantage du capitaine.

Il venait pour la remercier de ses bontés envers sa fille, ce qui lui fournissait amplement l’occasion de faire du sentiment.

Il avait demandé à voir Mme Sheldon en particulier : sa fille l’aurait gêné.

« Le motif qui m’amène pourrait difficilement se dire devant ma fille, ma chère Mme Sheldon, dit-il gravement. Je ne voudrais pas rappeler à la chère enfant sa désolante position, car je n’ai pas besoin de vous dire que cette position est très-désolante. Un père qui, avec les meilleures intentions, n’est pas en situation d’offrir un gîte convenable à une fille aussi délicatement élevée et qui, d’un moment à l’autre, peut lui être enlevé, est un triste protecteur. Sans votre bonne amitié, je ne sais pas ce que deviendrait mon enfant. Les dangers et les tentations auxquels une belle personne est exposée sont choses terribles, ma chère madame Sheldon. »

Tout ce bavardage avait pour but de parler de Susan Meynell, mais Georgy ne mordit pas à l’hameçon ; elle se contenta d’approuver de la tête, par un signe plaintif, l’assertion du capitaine.

« Oui, madame, la beauté, lorsqu’elle n’est pas alliée à une grande force de caractère et à des principes élevés, est sujette à devenir un fatal présent. Dans toutes les familles, il en existe de tristes exemples, » murmura le sentimental Horatio.

Même cette remarque ne produisit pas l’effet désiré ; c’est pourquoi le capitaine prit sur lui d’inventer une histoire, extraite, dit-il, des annales de sa propre maison, qui ressemblait terriblement à l’histoire de Susan.

« Et quelle fut la fin de la carrière de cette aimable Belinda Paget, ma chère Mme Sheldon ? dit-il en manière de conclusion. Le gentleman était un homme de haut rang, mais un mauvais drôle sans moralité. Le frère de Sophie, enseigne dans les gardes du corps, le provoqua en duel, et il y eut une rencontre sur les terrains communaux de Wimbledon. Le séducteur de Lavinia fut blessé mortellement. Cela donna lieu à des poursuites qui eurent pour résultat la condamnation du jeune capitaine de hussards, le frère d’Amélie, à la transportation à vie. Je n’ai pas besoin de vous dire que la sentence ne fut jamais exécutée. Le jeune homme périt glorieusement à Waterloo à la tête de son régiment de grenadiers, et Lavinia… je me trompe, Amélie… non, qu’est-ce que je dis donc ? son nom était Belinda… embrassa la religion catholique et mourut des coups de discipline qu’elle se distribua, arrivée qu’elle était au paroxysme du remords d’avoir été la cause de la mort de son frère, tué par son séducteur. »

Ce petit impromptu, débité avec chaleur, produisit l’effet désiré.

Attendrie par les malheurs de Belinda, ou Sophie, ou Amélie, ou Lavinia Paget, Mme Sheldon éprouva immédiatement le besoin de raconter un triste événement arrivé dans la famille de son premier mari.

Encouragée par la sympathie presque larmoyante du capitaine, elle répéta tous les détails de la vie de Susan tels que ses parents les connaissaient.

Comme ce récit avait coulé spontanément des lèvres de la bonne âme, il n’était pas à présumer qu’elle fît part de cette conversation à Sheldon ; d’autant plus que ce gentleman n’avait pas l’habitude de perdre beaucoup de son précieux temps en bavardages intimes.

Le capitaine avait calculé cela, aussi bien que toutes les autres éventualités qui auraient pu entraver sa marche dans la voie compliquée où il avait résolu de s’engager.

Satisfait de tenir enfin l’histoire de Susan et muni de toutes les informations qu’il pouvait espérer obtenir de ce côté-là, Horatio se mit à réfléchir à ce qu’il lui restait maintenant à faire.

Il demeura convaincu que, même pour son esprit hasardeux, c’était une entreprise difficile, qu’il aurait peine à conduire à bonne fin sans l’aide d’un habile généalogiste.

« George a voué sa vie entière à ces sortes de choses et il est de plus un bon avocat, se dit le capitaine à lui-même. Pour espérer de l’emporter sur lui il faut que j’aie à mes côtés un homme aussi fort que lui en ces matières. »

Cette nécessité une fois admise, le capitaine se mit à chercher où il pourrait trouver la personne convenable.

Il ne chercha pas longtemps.

Une affaire, parmi les nombreuses transactions auxquelles le capitaine avait pris part, l’avait mis en rapport avec un très-respectable petit Français, nommé Fleurus, lequel avait commencé sa carrière comme notaire ; mais, ne trouvant pas cette profession assez productive, il était devenu un fort chasseur de généalogies, un chercheur d’héritages ; il n’avait jusqu’alors travaillé que de petites affaires.

Fleurus n’avait pas eu souvent la bonne fortune de mettre ses doigts déliés sur un grand gâteau, mais il avait trouvé moyen de gagner pas mal d’argent, ayant eu la chance de rencontrer des clients reconnaissants.

« Voilà l’homme des hommes ! » pensa Paget.

Et le lendemain, de bonne heure, il se rendit au bureau de Fleurus, muni de tous les documents relatifs à la succession Haygarth.

Son entrevue avec le petit Français fut longue et satisfaisante.

À certaines conditions, au sujet de la rémunération future, rémunération subordonnée au succès, Fleurus consentit à se dévouer corps et âme aux intérêts du capitaine.

« Pour commencer, il faut que nous trouvions la preuve légale du mariage de ce Matthieu Haygarth avec la mère de cet enfant C***, qui plus tard s’est mariée avec l’homme appelé Meynell et nous nous occuperons après de Susan Meynell. Sa malle venait de Rouen… nous savons cela. Il est à présumer qu’elle venait elle-même d’où sa malle venait. Ainsi, c’est à Rouen ou dans les environs de Rouen que nous aurons à diriger nos informations. Attendez un peu… Elle est morte en 1853. Cela fait bien du temps. Rechercher les particularités de sa vie, c’est à peu près comme si l’on plongeait dans l’Océan pour y rechercher la cargaison d’un navire coulé à fond n’importe où ; mais pour un homme véritablement expert dans ces sortes d’affaires, il n’y a rien d’impossible. Je vous retrouverai votre Susan Meynell en moins de six mois, la preuve de son mariage, si elle s’est mariée, et ses enfants, si elle a eu des enfants. »

En moins de six mois… la marge parut très-large à l’impatient Horatio ; mais il savait que des investigations de ce genre sont nécessairement lentes, et il laissa l’affaire entre les mains de son nouveau collaborateur, persuadé qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire de mieux.

Alors suivirent pour Horatio deux mois d’attente patiente après la fortune.

Il ne demeura pas inactif pendant ce temps, car Sheldon, qui semblait particulièrement désireux de rester en bons termes avec lui, lui procura quelques bribes d’affaires.

Vers le milieu de novembre, Fleurus avait trouvé le registre contenant la mention du mariage de Matthieu Haygarth, ainsi que George l’avait trouvée avant lui, marchant dans les mêmes voies et conduit par les mêmes raisonnements.

Après ce premier pas, Fleurus partit pour ses rives natales où d’autres affaires réclamaient sa présence et ses soins.

Pendant ce temps, le rusé Horatio surveillait de près son jeune ami Valentin.

Il avait appris de Diana que le jeune homme avait été dans le comté d’York et il avait deviné le motif de ses visites à Newhall, ne supposant pas un seul instant que sa présence à cette ferme fût le résultat du hasard.

La seule chose qui le confondait dans la tournure que les affaires avaient prise était l’autorisation de Sheldon à l’engagement contracté entre Charlotte et Haukehurst. C’était pour lui une énigme dont il ne pouvait trouver le mot.

« Sheldon cherchera à faire valoir les droits de sa belle-fille à cette fortune, cela est clair. Mais alors comment se fait-il qu’il la laisse se jeter dans les bras d’un aventurier sans le sou ? Si elle doit l’épouser avant d’avoir recueilli la succession Haygarth, elle la recueillera après le mariage, et cette fortune se trouvera alors à sa libre disposition. »

De plus mûres réflexions lui parurent jeter une faible lumière sur les motifs de Sheldon, si chevaleresques en apparence.

« La demoiselle est tombée amoureuse de Valentin : il est trop tard pour empêcher cela ; elle va devenir majeure et pourra épouser qui lui plaira. En s’opposant à son amour, il aurait pu la pousser à une rébellion et à un mariage immédiat. En affectant de paraître consentir, il pouvait au contraire gagner du temps et conserver l’avantage de toutes les chances que le temps pouvait amener avec lui. »

Quelques jours avant Noël arriva la lettre suivante.


Jacques Rousseau Fleurus à Horatio Paget.
« Hôtel de la Pucelle, Place Jeanne-d’Arc.
Rouen, 21 décembre 186…
« Monsieur,

« Après des efforts incalculables, des travaux d’Hercule, je suis parvenu à apprendre quelque chose de votre Susan Meynell ; bien plus, j’ai appris son mariage ; mais je dois commencer par le commencement.

« Le travail, le temps, les efforts, le courage, la patience, le… je le dirai sans rougir… le génie que cette entreprise m’a coûté, je ne saurais le rendre, et je n’insiste pas ; il y a des choses que l’on ne peut pas dire soi-même.

« Je commence donc par vous dire que, dès mon arrivée à Rouen, j’ai fait publier des avis dans les journaux et me suis informé auprès de tous les Rouennais, dans les boutiques, dans les hôtels, avec l’aide de mes alliés, les agents de police, en usant de moyens que dans votre inexpérience de la science des recherches vous ne pourriez pas même vous figurer, j’ai cherché partout la trace de cette femme Meynell.

« Tout cela a été peine perdue : je n’ai trouvé aucune trace à Rouen.

« À la fin j’enrageais. Imbécile ! me dis-je à moi-même, pourquoi chercher dans cette ennuyeuse cité commerciale, et parmi ces lourds animaux, ce que tu devrais aller chercher dans le centre où tout aboutit ? De même que les rivières vont à l’Océan, tous les courants de la vie humaine affluent à ce grand océan central de l’humanité… Paris ! Là est l’alpha et l’oméga, là est le vaste cœur qui pompe et pompera sans cesse tout le sang de la nation. Voilà ce que je me dis, sans m’apercevoir que je m’élevais jusqu’à la sublimité de mon illustre concitoyen Lamartine, dont les vers ont un écho dans mon âme et dont j’aurais pu dépasser les compositions, j’ose m’en flatter, si j’avais voué aux muses le temps et les facultés que j’ai consacrés à un vilain métier qui exige le génie d’un Talleyrand, le tout pour le salaire d’un artisan. Enfin !…

« À Paris, donc, je résolus de chercher la femme Meynell, et je me rendis à Paris.

« À ma place, une personne sans expérience eût fait mettre dans les grands journaux une annonce invitant Susan Meynell à se présenter pour une communication à son avantage, ce qui eût amené une foule de fausses Susan Meynell empressées à obtenir le bénéfice de la communication. Moi, ce n’est pas ainsi que je m’y suis pris. J’ai fait insérer, au contraire, dans un des plus modestes journaux, les Petites Affiches, un avis au nom du frère de Susan Meynell implorant sa sœur de venir le trouver à son lit de mort.

« Folie : allez-vous dire, puisque Susan Meynell est morte il y a trente ans, et son frère aussi. Ah ! que vous êtes naïfs, vous autres insulaires, et comme il serait impossible pour votre île brumeuse de produire un Fouché, un Canler, un génie en matière de police, un Colomb pour découvrir les mystères souterrains de votre cité !

« Le frère mourant adressant un appel à sa sœur qui est morte… Qui pourra répondre à cet appel, pensez-vous ? Quelque bonne âme chrétienne qui prendra en pitié le malade et ne voudra pas le laisser languir dans l’attente fiévreuse d’une sœur qui ne peut pas venir.

« Mon annonce paraît une fois, mon annonce paraît deux fois, trois fois, quatre fois, plusieurs fois encore. Je m’occupe de mes autres affaires et j’attends. Je n’attends pas inutilement. En effet, arrive enfin à l’adresse du mourant une lettre d’une dame qui a connu Susan Meynell, avant son mariage avec M. Lenoble.

« Ne pensez-vous pas que ce fut pour moi une heure de triomphe ? Avant son mariage avec M. Lenoble. Ces mots apparurent à mes yeux, flamboyants, écrits de la main de la dame inconnue. Eurêka ! je l’ai trouvée ! m’écriai-je ; et je m’empressai de répondre à la dame inconnue : « Voulez-vous me permettre d’aller vous voir ? »

« Je fis cette demande en termes polis et il y fut répondu avec non moins de politesse.

« La dame s’appelle Mlle Servin. Elle demeure dans la rue Madame. C’est une des plus tristes rues de Paris. Je trouvai Mlle Servin, une vieille grise et pâle. Depuis trente-cinq ans, elle habite la même maison. L’on parle de la démolir, et l’idée de la quitter lui est infiniment pénible, Elle demeure seule et donne des leçons de musique. La maison a plusieurs fois changé de propriétaires. La pension a également été cédée plusieurs fois. Des étudiants en droit et en médecine y ont passé comme les ombres d’une lanterne magique, pendant que la pauvre âme est restée tranquille dans sa petite chambre du quatrième et a toujours gardé son même vieux piano.

« C’est dans cette maison qu’elle a connu Susan Meynell et un jeune Français, qui en est tombé amoureux, car elle était belle comme un ange, à ce que m’a dit cette dame. Enfin, elle me donna tous les détails nécessaires. Je me borne à vous dire que j’ai appris où le mariage avait eu lieu, que je me suis procuré une copie du registre sur lequel il est inscrit, que j’ai fait tout ce qu’il fallait. Il suffit de vous dire que c’est un bel et bon mariage, un mariage parfaitement régulier, et que déjà je me suis mis en rapport avec l’héritier de ce mariage, lequel demeure à une faible distance de cette ville.

« Mes travaux, mes succès, je n’en parle plus ; ils trouveront sans doute leur récompense dans l’avenir. J’ai dépensé beaucoup d’argent pendant tout ce temps.

« Croyez-moi, monsieur, votre dévoué serviteur,

« Jacques-Rousseau Fleurus. »

Ce fut cette missive qui décida le capitaine à confier sa précieuse personne aux vents et aux vagues, malgré le temps peu engageant de la fin de décembre.

Il fut très-satisfait d’apprendre que Fleurus avait fait d’aussi importantes découvertes, mais il n’eut nullement l’idée de laisser ce fin praticien mener l’affaire à lui tout seul, en autocrate, en maître.

« Il faut que je voie moi-même l’héritier de Susan Meynell, se dit-il, il faut que je lui explique clairement que c’est à moi qu’il doit de connaître ses droits, et que, dans cette affaire, Fleurus n’est rien de plus qu’un agent salarié. »