L’Héritage de Charlotte/Livre 04/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 170-188).

CHAPITRE III

« QUE FAISONS-NOUS ICI, MON CŒUR ET MOI ? »

Après cette première visite à Chelsea, Diana y vint fréquemment, deux et trois fois par semaine, pour soigner son père malade et lui tenir compagnie.

Les nouveaux sentiments du capitaine pour son unique enfant semblaient s’accroître à mesure que leurs rapports devenaient plus familiers.

« J’ai eu grand plaisir à faire connaissance avec vous, ma chère Diana, dit-il un jour étant en tête-à-tête avec sa fille, et je suis charmé de voir que vous êtes aussi bien née, aussi bien élevée que possible. Vous avez certainement d’excellentes raisons pour être reconnaissante envers votre cousine Priscilla de l’instruction, supérieure que vous avez reçue chez elle, mais vous avez aussi bien des remerciements à me faire à moi pour le haut style et la grande allure que vous devez à vos voyages à l’étranger. »

Le capitaine dit cela de l’air d’un homme qui eût fait avec sa fille un voyage d’amateur dans l’unique but de compléter son éducation.

Il pensait sincèrement qu’elle lui devait de la reconnaissance : sa vie nomade lui avait donné d’heureuses occasions de bien prononcer le français et l’allemand ; elle y avait appris ce que c’était que de se jeter son châle sur les épaules avec chic ; le capitaine estimait que c’était considérable.

« Oui, ma chère enfant, continua-t-il avec un air de dignité, c’est pour moi une véritable satisfaction de mieux vous connaître. J’ai à peine besoin de dire que lorsque je vous ai acceptée comme compagne de voyage, vous n’étiez pas d’âge à me rendre de bien grands services. Pour un homme du monde de ma sorte, une jeune personne, qui n’avait pas achevé sa croissance, sentait par trop la nourrice et l’école. Je ne veux pas répéter l’impertinence de Byron à propos du pain et du beurre, mais vous devez sentir que la société d’une jeune fille qui porte encore des robes courtes ne pouvait pas m’être extraordinairement agréable. Vous êtes maintenant une jeune femme, et une jeune femme de laquelle un père a justement le droit d’être fier. »

Après quelques discours de ce genre, Diana commença à considérer comme possible que son père éprouvât réellement à son égard quelques sentiments nouveaux.

Il pouvait être vrai que sa froideur passée eût eu pour principale cause les préventions occasionnées par la gaucherie de son adolescence.

« J’étais certainement timide et gauche dans ce temps-là, pensa-t-elle, et puis je demandais toujours de l’argent à papa pour m’acheter des robes neuves, ce qui pouvait l’indisposer contre moi. Maintenant que je ne suis plus à sa charge, que je puis causer avec lui et le distraire, il est possible qu’il soit mieux disposé en ma faveur. »

Cette idée n’était pas sans fondement.

Paget s’était senti mieux disposé envers son unique enfant, du moment où elle n’avait plus été un embarras pour lui : son brusque départ de Spa n’avait pas du tout été pris par lui en mauvaise part.

« C’est une chose très-spirituelle qu’elle a faite là, Valentin, avait-il dit à Haukehurst, lorsque celui-ci l’avait informé du fait, et c’est bien ce qu’elle pouvait faire de mieux, dans la position où nous nous trouvions. »

Depuis ce temps, sa fille ne lui avait rien demandé et cela avait contribué à l’élever dans son estime ; mais le sentiment qu’il manifestait maintenant était plus qu’une tacite approbation, c’était une démonstration d’affection tout à la fois chaleureuse, exigeante.

En somme, Horatio voyait dans sa fille un moyen qui pouvait le conduire à assurer le bien-être de ses vieux jours.

Son affection était sincère jusqu’à concurrence de cette conception ; c’était un sentiment intéressé, maie qui n’était pas hypocrite.

Diana pouvait d’autant mieux s’y laisser prendre, en être touchée : elle fut touchée et très-vivement.

L’engagement de Valentin avec Charlotte avait jeté dans sa vie un grand et cruel vide : non-seulement l’homme qu’elle aimait se trouvait perdu pour elle, mais sa Charlotte, son amie, sa sœur, semblait également lui échapper.

Bien que toujours aussi bonne, aussi tendre, aussi aimante que par le passé, cette amie, cette sœur d’adoption ne s’appartenait plus elle-même.

Sur les cœurs les plus fiers Éros exerce son pouvoir en despote, et la douce amitié est réduite à se cacher comme un pauvre chien dans quelque coin du temple où s’élève l’autel de l’amour ; cette noble affection est comme la flamme d’un cierge, vacillante bien que persévérante, demeurant inaperçue dans l’éblouissant rayonnement du flambeau de l’amour, mais qui, si ce flambeau vient à s’éteindre, reparaît avec toute sa gracieuse influence.

Pour Charlotte, Valentin…, pour Valentin, Charlotte, semblait, à ce moment, être le monde tout entier.

L’un et l’autre ils reléguaient dans un abandon nonchalant tous les autres soins, devoirs, affections, et plaisirs de la vie.

Dans le plateau peu chargé de cette balance, Diana avait la part du lion ; mais elle ne sentait pas moins combien les choses avaient changé depuis les jours charmants de leur amitié, de leurs illusions de pension.

Alors Charlotte avait déclaré qu’elle ne se marierait jamais, qu’elle irait voyager avec sa chère Diana, pour connaître ensemble les lieux dont elles avaient lu les descriptions, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé l’endroit le plus agréable de la terre : elles devaient s’y fixer dans un cottage bâti par leur imagination, y passer le reste de leurs jours à cultiver leur esprit et des fleurs, à fabriquer de la tapisserie en laine de Berlin, pour meubler leur salon idéal, et à faire du bien à des paysans imaginaires, tout juste assez pauvres pour être intéressants ou assez malades pour réclamer des dons fréquents de thé vert et de bouillon de veau.

C’en était fait maintenant de ces rêves fous.

L’autre rêve d’une vie passée avec l’insouciant compagnon de sa jeunesse était également perdu pour Diana.

Elle ne voyait dans l’avenir aucun point vers lequel son regard pût se diriger, aucune étoile pour la guider.

La situation présente était très-supportable et elle se disait qu’il faudrait qu’elle fût bien ingrate et bien faible pour ne pas savoir se contenter de son sort ; mais elle n’osait pas regarder au delà du présent.

Avec ses illusions son espérance s’était envolée. Diana n’espérait plus.

Troublée par le sentiment où elle était de son isolement, de son abandon en ce monde, il n’est pas surprenant qu’elle s’accrochât, comme à une dernière chance de bonheur, à l’affection toute nouvelle que lui témoignait son père.

Elle commença à croire en lui et à se réjouir de la pensée qu’il voulait faire voile vers un port où il pût mettre sa barque à l’ancre, y trouver le repos : travailler pour lui, le secourir dans ses vieux jours, semblait à cette femme de vingt-quatre ans sans avenir une plus brillante perspective qu’une indépendance solitaire.

« Il est dans la nature de la femme de chercher un appui, » dit le philosophe du sexe fort, mais n’est-il pas plutôt dans sa nature de se sacrifier et de secourir : autrement la sublime responsabilité de la maternité lui eût-elle été confiée ?

C’était une satisfaction pour Diana de penser qu’un réprouvé repentant dépendrait de son travail et pourrait se réhabiliter de par elle. Comme une nouvelle Antigone, elle était prête à protéger et à conduire sa cécité morale vers un autel d’expiation moins ensanglanté que celui des Euménides athéniennes.

Ses visites à son père n’étaient pas entièrement consacrées à des tête-à-tête avec le capitaine.

En raison de ces coïncidences, si fréquentes pour certaines personnes, il arrivait généralement que Lenoble venait voir son ami malade les jours mêmes où Diana se trouvait chez lui.

Lenoble était à Londres pour affaires, et ces affaires semblaient exiger de fréquentes entrevues avec Paget : naturellement on ne pouvait les traiter en présence de Diana ; Gustave était donc obligé d’attendre avec une patience digne d’éloges que la jeune fille eût terminé sa visite, l’engageant même, le plus galamment du monde, à la prolonger le plus longtemps possible.

« Il sera toujours temps pour mes affaires, mademoiselle Paget, disait-il d’un ton pressant, et je sais combien votre père est heureux de votre compagnie. Il a grandement raison ; je désire que mes filles soient aussi bonnes pour moi, si je dois avoir la goutte tôt ou tard. »

Diana avait passé près d’une douzaine de soirées chez son père et à chaque fois il était arrivé qu’elle s’y était rencontrée avec Lenoble.

À chacune de ces rencontres accidentelles son affection pour lui avait été en augmentant : c’était en réalité une personne peu faite pour inspirer de l’antipathie.

Dans ses trente-quatre années d’existence il ne s’était pas fait un seul ennemi.

Il avait plu à Diana dès le premier jour où ils s’étaient rencontrés ; sa belle physionomie franche et ouverte, sa courtoisie avec les femmes exprimée dans ses moindres regards, ses moindres paroles ; sa sympathie pour toute bonne pensée, la fraîcheur et la naïveté de son esprit devaient charmer le juge le plus froid et le plus rigoureux.

Diana l’aimait et l’admirait, mais à un point de vue purement abstrait ; il lui semblait que ce fût une personne aussi loin de sa propre vie qu’eût pu l’être un portrait de Henri de Navarre, que l’on admire dans une galerie de tableaux et qu’on oublie le lendemain.

Un seul point touchant à Lenoble occupait sérieusement sa pensée : c’était la nature de ses relations avec son père.

Ce sujet la tourmentait péniblement : tout en espérant pour l’avenir, elle ne pouvait fermer les yeux sur le passé ; elle savait que pendant des années son père n’avait vécu que d’expédients, imaginant tantôt ceci, tantôt cela ; rarement imprudent, mais toujours sans scrupules.

Comment ce hobereau normand avait-il pu être attiré dans les filets de son père et quelle espèce de piège lui avait-il tendu ?

Les conversations d’affaires, la fréquence des entrevues, l’évidente surexcitation de l’esprit de son père, tout cela se combinait pour démontrer qu’un grand projet était en voie d’exécution ; peut-être quelque entreprise commerciale, honteuse à demi, de nature à compromettre la fortune de Gustave.

« Mon père peut aussi bien se tromper lui-même que tromper les autres, se disait Diana. Ce monsieur Lenoble n’entend rien au commerce anglais, sans aucun doute, et sera disposé à croire tout ce que mon père lui dira. Il est si franc, si prêt à se fier à tout le monde. Ce serait bien dur qu’il fût entraîné à une perte par sa confiance en mon père. Et puis, il y a ses filles. En hasardant sa fortune, il pourrait compromettre leur avenir. »

Ces inquiétudes et ces craintes accrues par la réflexion entrèrent de plus en plus dans l’esprit de Mlle Paget à chacune de ses visites chez son père.

Elle voyait le confiant abandon du Français, les manières engageantes, l’air de don-quichottisme de son père ; son entrain, sa bonne humeur, lui causaient un intolérable effroi.

Hélas ! quand avait-elle vu son père de bonne humeur si ce n’est lorsqu’il était en voie de faire quelque mauvaise action ?

Mlle Paget supporta ce malaise aussi longtemps qu’elle put.

Enfin, elle se décida à prévenir la victime supposée ; elle combina un mode d’avertissement, un moyen diplomatique qui fût de nature à jeter le moins possible de discrédit sur son père, et, sa résolution une fois prise, elle ne tarda pas à la mettre à exécution.

Lors de sa visite suivante, au moment où son père allait envoyer chercher une voiture pour la conduire à Bayswater, elle lui dit :

« Il y a une station de voitures dans Sloane Square, papa, et si M. Lenoble veut avoir l’obligeance de me conduire jusque-là, je… je prendrai une voiture sur la place. Les cochers demandent plus cher lorsqu’on les fait venir, je crois. »

Elle n’avait pu trouver, pour être seule avec Gustave, rien de meilleur que ce piteux prétexte.

Le rouge lui monta au visage en pensant combien cela pouvait paraître mesquin à celui qu’elle voulait protéger.

Heureusement Lenoble n’était pas de ces hommes qui jugent que l’économie est synonyme de bassesse ; sa tante Cydalise lui avait appris combien la pauvreté peut être noble, méritante, car il est des pauvretés saintes qui n’ont pas besoin de vœux et peuvent se rencontrer ailleurs que dans les cloîtres.

« Pauvre fille ! pensa Lenoble ; il faut qu’elle compte pour prendre la voiture ici ou là. C’est triste. Et dire que je n’oserai pas payer le cocher. »

C’est ainsi que se traduisit pour Gustave la légère rougeur qui envahit un moment les joues de Diana.

Le père de celle-ci l’interpréta autrement.

« La minaudière a vu mes cartes et joue dans mon jeu, pensa-t-il. À son air de sainte-nitouche je ne l’aurais jamais crue capable d’une manœuvre aussi réussie pour se procurer un tête-à-tête de dix minutes avec un adorateur. »

Il souhaita le bonsoir à sa fille avec plus d’effusion qu’à son ordinaire : il commençait à penser qu’elle pourrait, après tout, se montrer digne de lui.

Le quartier qui forme la limite de Pimlico à son point de jonction avec Belgrave, est, à la brune, le plus solitaire qui se puisse rencontrer.

Dans cet endroit désert, aux maisons noircies par la fumée, Diana et son compagnon étaient aussi bien protégés contre les importuns qu’ils auraient pu l’être dans une forêt vierge.

La tâche de Diana n’était pas facile : de quelque manière qu’elle pût formuler son avertissement, il en rejaillirait nécessairement sur son père quelque chose de défavorable pour lui.

Il avait été très-bon en ces derniers temps ; elle le sentait vivement en ce moment, et ce qu’elle allait faire lui apparaissait comme une sorte de parricide.

Ce n’était pas contre la vie de son père qu’elle allait lever une cruelle main ; mais ses paroles, plus cruelles encore, allaient porter atteinte à la confiance qu’il pouvait inspirer.

« Ce M. Lenoble l’aime et se fie à lui, pensait-elle en elle-même. C’est un grand bonheur pour le pauvre vieillard abandonné d’avoir un aussi bienveillant ami ; et je puis, moi, sa fille, réduire à rien cette touchante amitié. »

Telle était la tournure de ses pensées pendant qu’elle marchait silencieusement à côté de Gustave, la main légèrement appuyée sur son bras.

Il lui adressa deux ou trois fois la parole sur la tristesse du quartier, le froid de la soirée, ou quelque autre sujet aussi significatif, mais jugeant par ses réponses qu’elle était toute à ses réflexions, il ne chercha pas davantage à continuer la conversation.

« Pauvre enfant ! elle a peut-être quelque chagrin, » pensa-t-il tristement en lui-même, car ses sympathies pour elle étaient un sentiment très-profond.

C’était la première fois qu’il avait eu occasion de se trouver seul avec elle et il était très-surpris de l’étrange émotion que lui causait la nouveauté de la situation.

Il s’était marié à l’âge de vingt ans et n’avait jamais connu ces courts instants de caprice ou ces passions folles qui jettent au vent la fraîcheur du cœur.

Il avait épousé une femme peu susceptible d’être aimée, mais sa nature était si essentiellement heureuse que jamais il n’avait découvert ce qui pouvait manquer dans sa vie.

Dans toutes les situations, comme petit-fils, mari, père, maître, il avait été tout simplement parfait, comme le déclarait Cydalise lorsqu’elle parlait de lui.

Occupé comme son esprit l’était sans cesse des soins à donner au bien-être et au plaisir des autres, il n’avait jamais senti le vide qu’il pouvait y avoir à remplir pour faire complètement heureuse son existence à lui.

Dans ces derniers temps seulement, à l’âge de trente-quatre ans, Lenoble avait compris qu’il y avait au monde un sentiment plus profond que celui des devoirs à remplir envers une femme malade ou d’une affectueuse sollicitude pour des orphelins ; dans ces derniers temps seulement il avait senti son cœur agité par une émotion plus vive que la tranquille résignation à la volonté de la Providence dont il avait fait preuve à l’époque où il faisait sa cour à Mlle de Nérague.

Ils avaient presque atteint Sloane Square avant que Diana eût trouvé assez de courage pour aborder le sujet qui lui répugnait si naturellement.

Elle eut besoin de se rappeler que le bien-être de Lenoble et de tous les siens pouvait dépendre de sa force de caractère.

« Monsieur Lenoble, commença-t-elle enfin, j’ai à vous dire quelque chose qui m’est très-pénible, mais dont il est, je crois, de mon devoir de vous entretenir. Je vous demande seulement de le prendre en bonne part.

— Mais, ma chère mademoiselle Paget, je vous prie de ne rien dire qui puisse vous être désagréable. Pourquoi vous causeriez-vous une peine ? Pourquoi…

— Parce que c’est mon devoir de vous mettre en garde contre un danger qui ne m’est que trop connu, et que vous pouvez complètement ignorer. Vous êtes l’ami de mon père, monsieur Lenoble, et il a très-peu d’amis. Je serais désolée si, dans ce que je dirai, il y avait rien qui pût le priver de votre amitié.

— Rien de ce que vous me direz ne pourra lui ôter mon amitié ; mais pourquoi persisteriez-vous à vouloir parler d’une chose qui vous est pénible ? Que pensez-vous d’ailleurs avoir à me dire que je ne sache déjà ou que je ne puisse deviner ? Voulez-vous me dire qu’il est pauvre ? je le sais. Que c’est un gentilhomme déchu ? je le sais aussi. Que pourriez-vous donc avoir à m’apprendre ? Qu’il possède une fille qui pour lui est un trésor inappréciable ? Ah ! mademoiselle, que serais-je si je ne savais également cela ? Moi qui, tant de fois, ai contemplé cette noble créature… ah ! tant de fois ! sans qu’elle pût savoir avec quelle sympathie mes yeux suivaient ses regards, avec quelle profonde émotion mon cœur interprétait son existence de sacrifice, de généreux sacrifice… »

Il y avait dans son expression une chaleur, une tendresse qui agitèrent le cœur de Diana, plus qu’il ne l’avait été depuis de longs mois.

Subitement, sans qu’elle s’y attendît, elle comprit le sens complet de ces tendres paroles.

L’amour que, dans ses rêves d’autrefois, elle avait cru entendre s’exprimer par les lèvres d’un autre, s’adressait à elle par la bouche d’un étranger ; la sympathie qu’elle avait si vainement appelée à l’époque où elle courait le monde avec Valentin, lui était accordée, ce soir-là, sans limites, sans mesure ; malheureusement elle venait trop tard et elle ne venait pas des lèvres qui, seules, lui semblaient pouvoir faire de l’amour un don précieux et divin ; mais pour cette fille sans appui l’affection d’un honnête homme parut néanmoins provoquer et mériter toute sa reconnaissance ; c’était quelque chose de savoir qu’on pouvait l’aimer.

« Moi aussi, se dit-elle à elle-même, moi, dont la présence est à peine remarquée par Valentin lorsqu’il entre dans une chambre où Charlotte se trouve avec moi, qui pourrais me flétrir et dépérir sous le poids d’une maladie lente, qui pourrais descendre dans la tombe avant qu’il remarquât, lui, aucun changement sur mon visage, est-il possible qu’il y ait dans l’espèce humaine une créature assez différente de Valentin… pour m’aimer ? »

Telle fut l’amère émotion de son cœur, en comparant la tendresse que lui exprimait cet étranger à l’indifférence de l’homme auquel, pendant trois longues années de sa jeunesse, elle avait donné tous ses rêves, toutes ses pensées, toute son existence.

Elle ne pouvait instantanément le bannir de son cœur : ce faible cœur était encore tendrement attaché à la chère et familière image ; mais plus elle avait été sensible au froid dédain de Valentin, plus elle croyait devoir de reconnaissance à l’affection inattendue de Lenoble.

« Vous me connaissez aussi peu que vous connaissez peu mon père, monsieur Lenoble, dit-elle après une longue pause pendant laquelle ils avaient atteint l’extrémité de l’interminable et triste rue et étaient presque arrivés au square. Revenons un peu en arrière, je vous prie, car j’ai encore beaucoup à vous dire ; Je désire que vous soyez toujours l’ami de mon père, mais, s’il est possible, sans danger pour vous. Mon père est un de ces hommes ardents, toujours prêts à s’embarquer dans quelque nouvelle aventure, qui persistent dans leurs espérances après avoir échoué dix fois. Il n’a pas d’argent, que je sache, à perdre lui-même et ce fait peut, sans qu’il s’en rende compte, le rendre plus indifférent pour l’argent des autres. Je lui ai entendu dire qu’il est en relations d’affaires avec vous, monsieur Lenoble, et c’est à cause de cela que je prends sur moi de vous parler aussi ouvertement. Je ne voudrais pas que mon pauvre père pût vous tromper, comme il s’est souvent trompé pour lui-même. Si déjà vous vous êtes laissé engager par lui dans quelque spéculation, je vous supplie de faire ce que vous pourrez pour vous en retirer… Perdez un peu d’argent, s’il le faut plutôt que de vous exposer à perdre tout. Si vous n’êtes pas encore engagé, que mon avertissement vous préserve de toute mauvaise chance.

— Ma chère mademoiselle Paget, je vous remercie mille fois de votre avis, de votre noble sollicitude pour les autres. Mais non, je n’ai rien à redouter. L’affaire dont votre père s’occupe pour moi n’est pas une spéculation. Elle ne comporte pas d’autres risques qu’une dépense de quelque mille francs et heureusement je puis en supporter la perte. Il ne m’est pas permis de vous dire de quelle nature est cette affaire parce que j’ai promis à votre père d’en garder le secret. Chère enfant, vous n’avez rien à craindre pour moi. Je ne suis pas un spéculateur téméraire ni imprudent. Les premières années de ma vie se sont passées dans une extrême pauvreté, une pauvreté voisine de la misère. C’est une leçon qu’on ne peut oublier. Comment pourrais-je assez vous remercier de cette preuve d’intérêt pour moi… si généreuse, si noble !

— Il était de mon devoir de vous mettre en garde contre la faiblesse de mon pauvre père, répliqua Diana. Si je mérite un remerciement, votre bienveillance pour lui est la seule chose que je puisse vous demander. Il a tant besoin d’un ami.

— Il est sûr d’en avoir un tant que je vivrai… ne fût-ce qu’à cause de vous. »

La fin de cette phrase fut prononcée d’un ton plus bas que le commencement.

Diana eut conscience du sentiment de tendresse que renfermaient ces derniers mots et elle en ressentit de l’embarras.

Heureusement, ils atteignaient à ce moment l’extrémité de la rue déserte et entraient dans le square, où il y avait du monde.

Il ne fut rien dit de plus jusqu’à la place de voitures, où Diana souhaita le bonsoir à son compagnon.

« Je compte retourner en Normandie la semaine prochaine, mademoiselle Paget ; vous verrai-je encore avant mon départ ?

— Je n’en sais vraiment rien. Nos rencontres sont généralement accidentelles, voyez-vous.

— Oh ! oui, certainement, toujours accidentelles, répliqua Gustave en riant.

— Je regrette que vous quittiez Londres… à cause de mon père.

— Moi aussi je le regrette… à cause de moi-même. Mais vous comprenez, quand on a des filles, une ferme, et un château, on a besoin d’être là. J’étais venu à Londres pour huit jours seulement et voilà six semaines que j’y suis.

— Vous avez trouvé à Londres tant de choses qui vous ont amusé.

— Non, mademoiselle, dites qui m’ont tant intéressé.

— Est-ce que ce n’est pas presque la même chose ?

— Mille fois non ! Être amusé ou être intéressé… Ah ! il n’y a rien de plus différent que ces deux états de l’esprit.

— Vraiment ! Bonsoir, monsieur Lenoble ; ayez l’obligeance de dire au cocher qu’il aille aussi vite que possible, sans trop fatiguer son cheval. Je crains d’être en retard et mes amis pourraient être inquiets.

— Vous craignez d’être en retard ; vous vous inquiétez pour vos amis de Baywater, vous vous inquiétez même pour le cheval. Vous êtes la charité même. Ne Vous inquiéterez-vous pas un peu aussi pour moi ?

— Mais comment ?

— En me procurant l’occasion de vous revoir avant que je retourne en Normandie. Je sais que votre père aime à vous voir deux fois par semaine. C’est aujourd’hui lundi ; pourriez-vous venir le voir jeudi ?

— S’il le désire.

— Certainement il le désire… il le désire vivement. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Si Mme Sheldon et Charlotte veulent bien se passer de moi.

— Il ne se peut pas qu’elles veuillent se passer de vous. Personne ne peut vouloir se passer de vous. Cela n’est pas dans les choses possibles ; mais elles auront pitié de… votre père et elles vous laisseront venir.

— Je vous en prie, dites au cocher de partir. Vraiment, je suis très en retard. Bonsoir, monsieur Lenoble.

— Bonsoir. »

Il lui prit la main qu’il baisa avec la grâce d’un Bayard : il l’aimait et il ne cherchait pas à le dissimuler.

Aucune ombre de doute n’obscurcissait le brillant horizon qu’envisageait alors Lenoble : il était plein d’espoir.

Il aimait cette fille sans fortune et sans mère ; il aimait la pauvre, l’orpheline, l’abandonnée, comme les Lenoble avaient coutume.

Il l’aimait, et elle l’aimerait à son tour.

Pourquoi en eût-il douté ?

Il avait dix ans de plus qu’elle ; mais cela ne faisait rien ; sa barbe et ses cheveux bruns à la Henri IV n’avaient pas un fil d’argent ; ses yeux brillaient comme à vingt ans ; car les yeux d’un homme dont l’âme reste jeune conservent leur lustre pendant un demi-siècle.

La haute taille, droite comme une flèche, la belle figure franche que Lenoble voyait dans la glace lorsqu’il faisait sa toilette, n’étaient pas de nature à diminuer l’espoir d’un amoureux, et Gustave, confiant par nature, jouissait de son rêve de bonheur, librement, pleinement, comme un enfant.

Il l’aimait ; il lui offrirait de la prendre pour femme ; elle accepterait ; son père se réjouirait d’une alliance aussi fortunée ; ses amis de Bayswater la féliciteraient ; et, lorsqu’il retournerait en Normandie, il l’emmènerait avec lui ; il dirait à ses enfants : Voici votre mère ! Alors la grande demeure désordonnée de Cotenoir prendrait un tout autre aspect ; les vieux meubles lourds seraient remplacés par un ameublement plus léger, plus coquet, dans le goût du jour. Le grand salon cependant serait respecté ; il s’y trouvait des tapisseries que l’on prétendait avoir été faites sur des dessins de Boucher ; des fauteuils et des sofas pur style Louis XV, trop massifs pour être déplacés.

Un petit obstacle se dressait seul devant ces projets de bonheur.

Diana était protestante.

Mais, bah ! une créature si douce, si noble, ne pouvait rester longtemps esclave de l’hérésie anglicane.

Quelques conversations avec Cydalise, une semaine de retraite au Sacré-Cœur, et la chose serait faite ; l’aimable fille renierait ses erreurs et entrerait dans le sein de la mère-Église.

Lenoble renversa l’obstacle en soufflant sur le bout de ses doigts, et avec les mêmes doigts, il envoya un baiser à sa bien-aimée absente.

« Et ce noble cœur voulait me défendre contre son propre père ! se dit à lui-même Lenoble pendant qu’il se rendait à pied à son hôtel, sans penser le moins du monde que Sloane Square n’est pas du tout le centre de Londres. Quelle noblesse de caractère ! Quel désintéressement ! Pauvre vieillard ! Sans aucun doute ce doit être un tripoteur d’affaires, même à peu près un aventurier ! Eh bien ! quoi ?… il aura son appartement à Cotenoir, sa place à la table de famille, son fauteuil au coin du feu, et là il ne pourra faire aucun mal. »

Cette conversation de la soirée avec Gustave fit sur l’esprit de Diana une singulière impression.

Se sentir aimée, savoir que dans ce vaste univers, parmi ses nombreux habitants, il y en avait un qui lui portait de l’intérêt, même plus encore, de l’attachement, était pour elle un mystère, une surprise ; et, jusqu’à un certain point, une source de joie.

Que Gustave pût jamais être pour elle plus qu’il n’était en ce moment, il ne lui vint même pas à l’esprit que cela fût dans la limite des choses possibles.

Valentin était banni de son cœur, mais la chambre vacante n’était pas prête pour recevoir un nouvel occupant ; les traces et les dégradations laissées par l’ancien étaient encore fraîches. Néanmoins, savoir qu’elle pouvait être aimée était pour elle une sorte de douce consolation.

« Ah ! maintenant je reconnais la vérité de cet adage, se disait-elle. Il n’y a pas d’être si malheureux qui ne trouve un cœur qui le plaigne. J’ai trouvé le généreux cœur sympathique qui sait me plaindre et m’aimer, parce qu’il sait combien je suis dépourvue d’amour et de pitié. Pendant toute ma vie, triste et vide, je lui en conserverai souvenir et reconnaissance. C’est le premier honnête homme qui ait appelé mon père son ami. Le premier dans tout le genre humain qui ait jugé ma pauvre main digne d’être portée à ses lèvres. »