Aller au contenu

L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 08

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 268-276).

CHAPITRE VIII

PERDU DE VUE

Dix-huit mois avaient passé depuis la disparition de Sheldon, du cercle dans lequel il avait été considéré comme un personnage de quelque importance.

Le non-payement des billets à l’aide desquels il avait soutenu son crédit épuisé, ou plutôt la découverte que les compagnies sur lesquelles ils étaient tirés, n’avaient pas plus d’existence que l’ombre la plus impalpable, jeta un grand nombre de personnes dans la consternation et en ruina quelques-unes.

C’est dans les termes les plus durs et les moins mesurés que les spéculateurs de la Cité parlaient de ce Sheldon avec lequel ils avaient rompu le pain et sablé le vin de Moselle dans les tavernes de Greenwich et de Blackwall.

Il y a une opinion qui est généralement admise à la Bourse, c’est que tout homme qui a sombré et qui a disparu derrière le rideau de la scène commerciale, revient sûrement tôt ou tard sur son ancien théâtre, avec des moustaches et un brougham.

Néanmoins Sheldon ne revenait pas : les moustaches et le brougham du pécheur châtié et repentant n’étaient pas pour lui. Il s’était fermé toute possibilité de retour.

Il est à supposer qu’il savait cela, car il ne revenait pas, et, comme il ne manquait pas d’un certain courage moral, il n’aurait pas négligé de se montrer dans le milieu qu’il avait autrefois fréquenté, s’il avait été possible pour lui de faire face aux difficultés de sa position.

Le temps passait, et il n’arrivait aucune nouvelle de l’absent, bien qu’un agent de police eût été expédié en Amérique par l’un des plus furieux d’entre les porteurs des fausses traites, pour se mettre à sa recherche.

On supposait qu’il avait dû nécessairement se rendre en Amérique, mais il ne résulta de cette expédition qu’un surcroît de frais et une exaspération plus grande chez celui qui avait été sa victime.

« Que ferez-vous de lui si vous parvenez à le saisir ? demanda un ami plus philosophique du créancier. Il n’y a rien à en tirer. Zabulon est nanti d’un ordre de vente sur son mobilier.

— Son mobilier !… s’écria la victime exaspérée, ce n’est pas son mobilier qu’il me faut : c’est sa chair et ses os. Ce que je veux, c’est le voir enfermé dans la prison de Dartmoor et le faire condamner à vingt années de travaux forcés et l’envoyer subir sa peine dans l’île de Portland.

— Un homme de cette sorte aurait obtenu sa grâce dans moins d’une année. Tout ce que je crains, c’est de vous voir échanger du bon argent contre du mauvais. »

L’événement prouva que l’ami n’avait que trop bien vu les choses.

Dans la grande cité de New-York, Sheldon avait disparu comme une goutte d’eau dans l’Océan Atlantique. On n’en retrouva pas de traces. Trop insaisissable pour tomber sous l’application des lois internationales, il se mêla à la masse humaine et devint un soldat de plus dans l’innombrable armée de ceux qui combattent pour gagner leur vie de chaque jour.

Pour tous ceux qui l’avaient connu, cet homme s’était complètement évanoui, et pas un soupir, pas un regret ne le suivait dans son pèlerinage inconnu ; pas un être parmi ceux qui avaient serré sa main et l’avaient accueilli avec amitié, n’avait conservé pour lui une bonne pensée ou ne s’inquiétait de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Il n’avait pas laissé dans la maison qu’il avait habitée pendant de longues années, même un chien pour gémir à sa porte et guetter son retour.

Ce fait, s’il l’avait connu ou s’il y avait songé, lui aurait causé peu de souci. Il avait joué en vue d’un certain enjeu et il avait perdu là partie. Il le savait et il maudissait son trop de prudence, comme la cause de sa défaite. Qu’il existât de plus nobles enjeux qu’il aurait pu gagner en jouant un jeu moins difficile, c’est une pensée qui ne lui venait jamais. Dans sa philosophie il n’existait rien de plus élevé, donné comme but aux espérances d’un homme, que les succès mondains et une vie froide et monotone passée dans la prospérité, au milieu de riches connaissances.

Il était parti et ceux qui se souvenaient de lui le plus cruellement, Valentin, Diana et Nancy, ne se le rappelaient qu’en frissonnant. La vieille gouvernante songeait quelquefois à lui quand elle se penchait sur le berceau où reposait l’espoir des Haukehurst, et elle regardait avec frayeur autour d’elle dans l’obscurité, s’attendant presque à voir son visage redouté se dresser devant elle, sombre et menaçant entre les rideaux de la croisée.

C’est une superstition des races anciennes, et cette croyance s’est conservée chez les peuples modernes, qu’un homme qui voit un être appartenant à l’autre monde, ne peut plus vivre. L’Arabe qui rencontre un fantôme dans le désert, rentre dans sa tente et s’y couche pour mourir. Il sait que son arrêt est prononcé. Il en est ainsi des hommes qui, dans une certaine mesure, ont été admis dans l’enceinte redoutable du temple du meurtre. Il est lent à retomber le rideau qui a été levé pour laisser les regards pénétrer dans ce sanctuaire plein d’horreur. Les révélations de l’âme d’un profond criminel laissent une durable impression dans l’esprit de ceux qui involontairement sont devenus les confidents de ses terribles secrets.

Les circonstances de la mort de Halliday et de la maladie de Charlotte, n’étaient pas de nature à ce que Nancy en perdît jamais le souvenir.

L’ombre du cruel visage de l’homme qu’elle avait porté dans ses bras quarante années auparavant, quand il était enfant, la poursuivait et venait troubler souvent les heures paisibles de sa tranquille vieillesse. Son ignorance et cette teinte de superstition, compagne habituelle de l’ignorance, exagéraient pour elle la terreur de ses noirs souvenirs.

La pensée que Philippe était toujours vivant, qu’il avait conservé le loisir d’ourdir de méchants complots contre l’innocent, était une source toujours renaissante de terreur pour elle. Elle ne pouvait comprendre qu’un être, si puissamment organisé pour le mal, pût exister sans un résultat fatal pour quelqu’un. Il lui semblait qu’un démon était déchaîné et qu’on ne pourrait avoir ni paix ni sécurité, tant que l’esprit malin n’aurait pas été exorcisé et replongé dans les profondeurs de l’abîme sans fond.

Ces sentiments et ces frayeurs ne se seraient guère éveillés dans le cœur de la vieille femme, si elle avait été seule exposée aux mauvais desseins de cet être malfaisant.

Pour elle-même, elle avait peu de crainte. Sa vie touchait à son terme, et peu lui importait que quelque main criminelle vînt abréger le nombre du peu de jours qu’il lui restait à vivre. Mais un nouvel intérêt dans la vie avait pris naissance pour Nancy au moment où elle voyait sa fin plus prochaine.

Ce bel enfant, le fils et l’héritier des Haukehurst, avait été confié aux soins de la vieille gouvernante, et cet enfant elle l’aimait d’une affection plus vive que celle qu’elle avait ressentie autrefois pour ce Philippe qui lui avait été si cher.

C’était auprès du berceau de cet enfant, sur lequel elle veillait comme sur un trésor, qu’elle entretenait la crainte que lui inspirait son ancien maître. Elle savait qu’il y avait eu lutte pour déjouer ses complots, et qu’il avait été ignominieusement battu dans l’effroyable partie qu’il avait jouée si hardiment. Et elle se demandait s’il était homme à accepter une aussi complète défaite, sans tenter un effort pour se venger de ceux qui avaient fait échouer tous ses desseins.

Lors de cette nuit pendant laquelle Charlotte luttait entre la vie et la mort contre les effets du poison lent qui lui avait été administré et la médication énergique employée pour combattre l’élément empoisonné, pendant cette nuit où sa précieuse existence tremblait dans la balance, Nancy avait lu ses desseins meurtriers dans les regards de cet homme qu’elle avait bravé si hardiment, et qui savait que son horrible complot était découvert.

Maintenant même qu’elle était en sûreté dans le port, elle ne pouvait oublier les regards sinistres qu’elle avait surpris dans les yeux de Philippe ; elle ne pouvait trouver une tranquillité parfaite, tant qu’elle ignorait où pouvait être cet homme et s’il ne tramait pas quelque méchant complot contre ceux qu’elle aimait.

Ses frayeurs se manifestaient de différentes façons. Quand elle lisait dans les journaux les détails de quelque acte de vengeance, elle pensait à son ancien maître et elle se demandait comment, dans un cas pareil, sa main fatale pourrait se révéler.

Il pouvait, par quelque nuit sombre, attendre Valentin sur la route obscure et solitaire qu’il suivait pour se rendre de la station du chemin de fer à Charlottenbourg ; elle se figurait l’angoisse de terreur de la jeune femme quand les heures se passaient et qu’elle ne voyait pas revenir son mari ; elle se peignait l’indicible horreur qui s’emparerait de tous dans cette heureuse maison, lorsqu’arriverait la nouvelle que son jeune maître avait été trouvé sur la route solitaire, frappé à mort par une main inconnue.

Elle était trop sage pour exprimer ouvertement ses frayeurs, mais elle signalait à Haukehurst les dangers que pouvait présenter cette route solitaire, et elle le suppliait de porter une arme sûre qui lui permît de sortir victorieux des chances d’une attaque.

Valentin riait de ses avertissements, mais quand Charlotte se mit de la partie, il fut heureux de la satisfaire en faisant l’achat d’une lourde canne qu’il brandissait d’un air joyeux, quand il revenait la nuit, en ruminant le plan d’un chapitre pour un nouveau roman, ou en composant quelques périodes vigoureuses et éloquentes, dont il avait perdu la mémoire quand il essayait de coucher sur le papier le résultat de ses élucubrations de la soirée.

« Quand la fraîche brise souffle dans la plaine, que les lumières brillent dans le lointain et que les étoiles étincèlent au ciel, mes phrases coulent avec une limpidité que je ne retrouve plus quand je suis assis devant mon bureau, disait-il à sa femme. Je me crois un Swift et un Junius quand je suis en plein air, je me sens de force à aborder toutes les questions sociales qui se sont jamais posées sur cette terre, depuis les plus simples jusqu’aux plus ardues. À la maison, je ne suis plus que Valentin Haukehurst, ayant toujours présent à l’esprit le nombre de pages que je dois produire dans un temps donné, l’idée que mon fils et mon héritier perce ses dents, et fait plus d’embarras que je n’en ai jamais fait quand j’étais à son âge ; que le collecteur de la taxe des eaux m’attend et est impatient de poursuivre sa tournée ; et que j’ai la plus chère femme qui soit au monde, qui ouvre ma porte et vient d’heure en heure introduire sa jolie tête dans ma chambre pour voir comment je me porte, ou pour me demander si j’ai besoin de charbon, ou pour m’emprunter mon encrier pour écrire son linge sur le livre de la blanchisseuse.

— Prétendez-vous dire, monsieur, que je vous empêche de devenir un Junius ? s’écria Charlotte avec une petite moue charmante.

— Oui, chère. Je commence à comprendre pourquoi Swift tenait à distance respectueuse sa pauvre femme. Elle l’aurait rendu trop heureux, s’il lui avait permis de demeurer dans sa maison. Elle ne lui aurait pas donné l’occasion de cette cruelle indignation qui lui déchirait le cœur, et des écrits comme ceux de Swift ne peuvent être produits que par un homme qui a le cœur déchiré. Non, ma chérie, je ne serai jamais un Swift ou un Junius, tant que votre jolie tête se montrera dans ma chambre une ou deux fois par heure, mais je puis espérer faire un peu mieux, si vos beaux yeux m’inspirent de brillantes pensées et si votre innocent sourire enfante chez moi d’agréables conceptions. »

Tout cela se terminait habituellement par des démonstrations d’affection, et Charlotte trouvait que son mari était le plus savant et le plus admirable des hommes ; après quelque douce flatterie, elle le favorisait de quelque intéressante communication au sujet de la dernière dent du baby, ou de la conduite répréhensible de la nouvelle femme de chambre, qui avait eu une altercation avec Mme Woolper.

Ainsi occupée par de simples plaisirs et de tranquilles travaux, la Vie de M. et de Mme Haukehurst se passait sans frayeur du misérable chargé de crimes dont l’image persécutait Nancy dans ses rêves et ses méditations.

Pour les deux époux, Sheldon était comme s’il n’était plus de ce monde.

Charlotte n’avait jamais su la vérité, mais avec le temps, on lui avait donné à entendre qu’il avait commis quelque grande faute impardonnable qui devait pour jamais le séparer de sa mère. Voilà tout ce qu’on lui avait dit, et elle n’avait pas cherché à en savoir davantage. Elle avait accepté le fait sans faire de questions.

« J’en suis très-fâchée pour lui, et pour maman, » dit-elle.

Elle avait conclu que cette faute impardonnable devait être une offense faite à sa mère, quelque infidélité longtemps cachée, soudainement découverte, avec l’accompagnement de mensonges et de trahisons que ces sortes de choses comportent.

À partir de ce jour, elle ne parla plus jamais de son beau-père, mais ce grand pécheur n’était pas oublié dans ses prières.