L’Héritier de Redclyffe/06

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 92-97).


CHAPITRE VI.


La piété ne peut-elle faire cesser la
discorde ni guérir une haine héréditaire ?

(Scott.)


Madame Edmonstone désirait vivement que Walter et Philippe devinssent amis, pensant que la sagesse précoce de l’un aurait une heureuse influence sur l’autre. Aussi était-elle affligée de ce petit malentendu au sujet du cheval. M. Edmonstone pardonna facilement à Walter et lui prédit qu’il deviendrait un grand savant, ce que celui-ci prit pour une excellente plaisanterie. Philippe, aussi, eut l’air de pardonner. Mais Laura vit avec regret qu’il ne comprenait pas Walter. Sa vivacité contenue, son impatience naturelle, qui ne lui permettait pas de rester un moment en repos, rien de tout cela n’échappait à Philippe, qui persistait à se défier d’un caractère si pétulant. Walter avait la mauvaise habitude, en écoutant une lecture, ou en prenant part à une conversation, de jouer sans cesse avec les ciseaux, avec son couteau ou avec tout autre objet qui se trouvait à sa portée. Cela avait été remarqué par tous nos jeunes gens, qui le firent aussi observer à madame Edmonstone.

— Je le corrigerai, dit-elle.

— Vous avez du courage, ma tante, si vous osez aborder un pareil sujet, répondit Philippe.

— Est-ce que vous me défiez ?

— Assurément il ne vous répondra pas autrement que par un regard foudroyant, mais c’est plus que vous ne désirez.

— Cependant maman lui a déjà fait perdre l’habitude de trépigner dans l’antichambre, quand on le fait attendre, dit Laura ; pourquoi n’apprendrait-il pas de même à tenir ses mains en repos ?

En effet, dans le courant de la soirée, madame Edmonstone le pria en souriant de laisser tranquille un verre qu’il tournait dans ses doigts. Plus tard, Walter ayant recommencé à jouer, mais avec des lunettes et leur étui, elle hésitait à l’éprouver encore devant Philippe, lorsque l’étui arrangea tout en refusant soudain de s’ouvrir, parce que le ressort en était cassé. Walter fut un peu honteux de sa sottise, et Amy ne put s’empêcher de rire. Pour Philippe, il ne fit semblant de rien, et sa figure prit seulement une expression un peu dédaigneuse. Quand il fut parti, madame Edmonstone dit à Walter :

— L’étui à lunettes m’a prévenue au moment où j’allais vous prier de vous corriger… d’un rien, d’une habitude, que votre mère vous aurait fait perdre dès l’âge de cinq ans, et dont vous pourrez vous défaire en vous observant un peu vous-même.

Walter la remercia et dès lors il se surveilla continuellement ; il posait brusquement sur la table les objets dont il se sentait prêt à faire ses jouets ; et Philippe lui-même avoua qu’il fallait de la force de volonté pour se corriger d’une habitude si invétérée. — Mais, tout en rendant justice aux qualités l’un de l’autre, les deux cousins continuaient à ne pas s’entendre, et la petite Charlotte pouvait à peine croire qu’ils ne voulussent pas continuer la querelle de famille, quoique tous deux lui eussent assuré que non.

Pauvre petite Charlotte ! Elle allait perdre à Pâques ses deux compagnons de jeux. Walter devait partir pour Oxford à cette époque ; il emmènerait Trim avec lui. Il avait même été question de prendre aussi William, le groom et Deloraine ; mais Walter y renonça, craignant que les promenades à cheval ne lui fissent perdre trop de temps.

Le vieux M. Morville avait alloué à son petit-fils, jusqu’à sa majorité, une pension suffisante, mais qui ne lui permettait pas de faire des dépenses folles. Philippe lui-même la déclara à peine convenable pour un jeune homme dans sa position.

— Vous savez, dit M. Edmonstone en hésitant un peu, mais avec sa bonté habituelle, vous savez que, s’il vous faut un peu plus, vous n’avez qu’à me le dire ; ce serait mieux que de faire des dettes.

— Cela suffira, répondit Walter ; du même ton dont il avait réglé ses heures d’étude.

Chaque membre de la famille donna un petit souvenir à Walter pour l’anniversaire de sa naissance, qui précéda de deux jours son départ. Charles fut le seul qui ne lui fît aucun présent, disant qu’il ne voulait pas fêter son départ.

— Vous ne savez pas, lui dit-il, combien je vais m’ennuyer jusqu’à votre retour. C’était un plaisir pour moi que de vous observer, car vous êtes justement ce que je voudrais être si j’étais libre.

— Ne parlez pas ainsi, Charles.

— Seulement, je ne serais pas assez fou pour perdre tant d’heures à étudier, quand je pourrais courir, monter à cheval, chasser !

— Je crains de vous avoir causé souvent de la peine en parlant trop vivement de ces plaisirs-là.

— Oh ! non, vous me les faisiez partager avec vous.

Charles soupira, puis il ajouta :

— Et maintenant vous allez partir pour Oxford, vous prendrez votre place parmi vos contemporains, on parlera de vous, vous serez quelque chose, tandis que moi… Je sais qu’on me croit des talents… qu’on m’accuse de paresse ; mais à quoi me servirait-il de travailler ? Ah ! si je n’étais pas condamné à cette vie, si je n’étais pas enchaîné ici, M. Philippe ne serait pas le seul dont on parlât dans la famille.

— Vous pourriez certainement faire beaucoup, si vous le vouliez.

— Vouloir ? Que me servirait-il de vouloir ?

— Il n’est pas permis de laisser nos talents sans usage, et certainement ce serait grand dommage de ne pas continuer vos lectures.

— Comment cela me serait-il possible, quand je ne vous aurai plus pour les faire avec moi ? Vous savez bien qu’un maître et de vraies leçons n’auraient pas le même charme, et cependant je ne puis rien faire seul.

— Et vos sœurs ?

— Oh ! Laura est déjà trop avancée, et si j’avais le malheur de faire une savante de ma petite Amy, quelle consolation me resterait-il ? Cependant, si elle prenait la science à la manière de Mary Ross, il n’y aurait pas encore grand mal.

Amy entra en ce moment.

— Amy, dit Charles, Walter me propose de lire tous les jours avec vous quelque chose de si sérieux, que vous en deviendrez sèche comme un bâton et bleue comme…

— Bleue comme une gentiane, interrompit Walter.

— Je ne craindrais point de ressembler à une gentiane, dit Amy en riant : mais de quoi est-il question ?

— De me remplacer, dit Walter, et de continuer avec Charles les lectures que nous avions commencées ensemble.

— Eh ! bien, Amy, qu’en dites-vous ?

— Oh ! Charles, je vous remercie. Est-ce que vous ne plaisantez pas ? J’avais déjà pensé au plaisir de faire quelque chose de ce genre avec vous, seulement je craignais de vous impatienter par mon ignorance.

Cette affaire arrangée. Charles promit à Walter de lui écrire quel en serait le succès ; mais il résolut de n’en rien dire à Philippe, pour ne pas lui procurer le plaisir de croire que l’on suivait ses avis.

Charles avait décidément pris une grande affection pour Walter, à qui il ne reprochait qu’une trop grande déférence pour les avis de Philippe. Il y avait bien toujours de temps en temps quelque orage prêt à éclater entre les deux Morville ; mais les choses n’allaient pas loin, grâce au calme de Philippe et à la facilité avec laquelle Walter reconnaissait ses torts. D’ailleurs, il écoutait avec plaisir les conseils de Philippe sur son séjour à Oxford, et madame Edmonstone était touchée du désir que ce jeune homme montrait de fuir le mal.

— Il part animé d’excellentes intentions, dit Philippe, après que la voiture qui l’emmenait se fut éloignée.

— J’espère qu’il ira bien, dit madame Edmonstone.

— Je le souhaite, ajouta Philippe. Il a de bons principes, qui sont une garantie ; mais ses manières agréables lui seront un piége : puis son rang, sa fortune, sa vivacité, tout cela sera-t-il suffisamment contre-balancé par son amour de l’étude ? Pauvre jeune homme ! Je souhaite qu’il marche droit !