L’Héritier de Redclyffe/16

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 229-234).


CHAPITRE XVI.


Le soleil brille encore derrière les nuages ;
Les vents chauds attendent qu’on leur permette
De souffler sur les vagues, de voler à travers le ciel inquiet ;
Mais, aussi rapide que tourne une girouette,
Le ciel recommence à sourire :
C’est ainsi que le Seigneur attend, derrière le voile,
Pour répandre sa lumière sur le jour pâle ou brûlant,
Quand l’heure sombre sera passée.



L’après-midi du jour où Walter attendait une réponse de M. Edmonstone, il se rendit à Saint-Mildred avec son camarade Harry Graham, pour la recevoir chez madame Henley.

Le domestique leur dit que madame Henley était à la maison, et il les pria d’entrer pour prendre leurs lettres. Ils les trouvèrent sur la table de l’antichambre, et, pendant que l’on allait avertir madame Henley, Walter saisit une lettre à son adresse sur laquelle il reconnut l’écriture de M. Edmonstone. Le jeune Graham, qui parcourait un journal, fut surpris de l’entendre s’écrier soudain :

— Quoi ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il était rouge de colère et ses yeux semblaient lancer des éclairs.

— Morville ! Qu’avez-vous donc ?

— C’est intolérable ! C’est insultant ! Moi ? Qu’est-ce que cela signifie ? continuait Walter en s’animant de plus en plus. Des preuves ? Je voudrais bien voir cela ! Il est fou ; moi, me confesser ?… Ah !

Et comme il approchait de la fin :

— Je vois ce que c’est : c’est Philippe qui est la cause de tout cela ! L’impertinent ! je l’en ferai repentir ! ajouta-t-il d’un air déterminé. Attaquer ainsi ma réputation ! Mais c’est ceci… indiquant le passage relatif à Amy… c’est ceci qui dépasse tout le reste ! Il verra ce que c’est que de m’insulter.

— Qu’y a-t-il donc ? Votre tuteur est de mauvaise humeur ?

— Mon tuteur est un imbécile ! Je ne le blâme pas… Ce n’est pas sa faute ; mais on se joue de lui ! Un impertinent, qui fait de lui tout ce qu’il veut, en profite pour m’accuser et m’insulter. Il faudra qu’il me donne une explication !

La voix de Walter était devenue basse et rauque ; c’était comme le bruit lointain du tonnerre. Il était devenu pâle, de rouge qu’il était d’abord, et toutes les veines de son front étaient gonflées. Harry Graham était muet de surprise ; mais, pendant que Walter parlait, madame Henley était descendue, et elle se présenta devant eux. À sa vue le sang revint aux joues de Walter ; et, maîtrisant son émotion, il dit avec effort :

— J’ai reçu une lettre insultante… désagréable… dit-il en se reprenant. Je vous prie de m’excuser, Madame ; et il partit.

— Que lui est-il arrivé ? s’écria madame Henley, quoiqu’elle le devinât à peu près par une lettre qu’elle avait reçue de son frère. Elle accompagna lentement le jeune Graham au bas de l’escalier, en écoutant ses explications.

— Je ne sais pas, dit-il. Quelque mauvaise langue s’est mise entre lui et son tuteur. Je ne lui souhaite pas de rencontrer Morville dans ce moment ! Il faut que ce soit une accusation grave, car je n’ai jamais vu d’homme aussi furieux. Il faut que je le suive pour le calmer.

— Vous ne pensez pas, demanda encore madame Henley en le retenant, que son tuteur l’accuse avec justice ?

— Qui ? Morville ? Il faudrait que son tuteur eût de bons yeux pour le trouver en faute ! Il n’y eut jamais un jeune homme plus rangé !

— Ah ! pensa madame Henley, ces jeunes gens sont tous complices les uns des autres ; puis elle le laissa partir sans le questionner davantage. Mais, quand il sortit de la maison, Walter était déjà hors de vue, et il ne put le rejoindre.

Walter s’était élancé hors de la maison, espérant que le grand air le soulagerait. Il marchait toujours plus vite, comme s’il eût été poursuivi, ne sentant rien au dedans de lui qu’une rage tumultueuse contre l’accusateur qui avait voulu le ruiner avec tout ce qu’il avait de plus cher, et qui avait tourné contre lui l’excellent mais faible M. Edmonstone. Sa fierté blessée, et la douloureuse pensée de perdre Amy, lui causaient des souffrances extrêmes, auxquelles venaient se joindre celle, non moins grande, d’être encore une fois emporté par cette violence naturelle à laquelle il avait si longtemps fait la guerre.

Il traversa sans s’arrêter les collines et les bruyères ; il ne réfléchissait pas où il allait, et enfin, de lassitude, il se laissa tomber sur un rocher, où il demeura assis et hors d’haleine pendant assez longtemps.

— Oui, se disait-il. Il me le payera ! Il y a longtemps que je le vois, il me hait depuis que nous nous connaissons. Et n’ai-je pas tout supporté ! Cet air de protection insupportable, ces mille coups d’épingle ! Mais chercher à me brouiller avec la famille Edmonstone ! C’en est trop ! sachant surtout quel lien nous unit. Dès ce soir il sera démasqué. Il saura dès ce soir à qui il a affaire !

Walter prononça ces dernières paroles les dents serrées et avec un violent désir de vengeance. Il demeurait assis, formant son plan dans sa tête ; il voulait partir sur-le-champ, voir Philippe dès le lendemain matin, lui demander raison de son mensonge. Ce besoin d’agir l’ayant porté à se demander où il était, il leva les yeux et regarda autour de lui.

Le soleil se couchait derrière les collines, dont il dorait les cimes avant de disparaître. Entouré de nuages brillants, il projetait ses derniers rayons sur les bruyères en fleur.

Ce spectacle fit rentrer Walter en lui-même : il avait toujours été sensible aux beautés de la nature ; elles ne manquaient jamais de lui rappeler leur Auteur. Une sainte influence pénétra jusqu’à son cœur et l’éclaira sur l’horrible état de son âme. — Walter avait ce que quelques personnes appellent beaucoup d’imagination, et d’autres une foi vivante. Il frémit ; les coudes appuyés sur ses genoux et pressant son front entre ses mains, il demeura quelque temps en proie à un terrible combat. Il lui semblait entendre la voix d’un démon le poussant à la vengeance. Mais chez lui la tentation était d’une telle nature qu’il ne pouvait s’en cacher les fatales conséquences, ni se faire illusion sur le péché qu’il commettait en se livrant à de semblables pensées. Il serrait l’une contre l’autre ses mains crispées et pouvait à peine demander à Dieu la force de pardonner. Cependant il restait comme cloué à sa place, bien décidé à ne pas la quitter avant de pouvoir dire du cœur aussi bien que des lèvres : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ! » Il pouvait d’abord à peine penser à ce qu’il disait, les paroles sortaient froidement de sa bouche ; mais il les répéta jusqu’à ce que la glace se fondît, et enfin il sentit qu’elles sortaient vraiment de son cœur. Ses propres fautes se présentaient innombrables à ses yeux, ainsi que l’image de Celui qui lui en avait acquis le pardon. Ses yeux se remplirent de larmes, l’ennemi était repoussé.

Cependant ses mains couvraient encore son visage, le tentateur n’était pas défait complètement ; ce n’était pas assez de renoncer à sa première intention de se venger (en demandant son cousin en duel, comme il le voulait d’abord) ; il fallait aussi ne pas garder rancune, ne pas le soupçonner de mauvaises intentions qu’il n’avait peut-être pas eues. Car enfin, sa demande d’argent avait pu paraître déraisonnable ; pour ce qui était du reste, n’était-ce pas faire injure à un homme d’honneur, comme Philippe, de le croire capable d’une calomnie ? Sans doute il était dans l’erreur, et croyait avoir agi sensément et prudemment, quoique peut-être il ne se fût pas conduit en ami. S’il avait poussé son oncle à écrire cette lettre, c’était sans doute pour sauver Amable ; il aurait pu s’y prendre autrement, mais l’intention devait faire pardonner le procédé. Quand Walter se rappelait sa fureur et ses intentions meurtrières, il se demandait comment il pouvait espérer de mériter l’amour de cette douce jeune fille ? Il était effrayé de lui-même, car ses colères d’enfant n’étaient rien auprès de ce qu’il venait d’éprouver. Cependant, au moment où il leva les yeux et vit le soleil disparaître derrière l’horizon, la victoire était gagnée.

Il se leva, regarda à sa montre, s’étonna qu’il fût si tard, reconnut l’endroit écarté où il se trouvait, et retourna lentement à South Moor, encore oppressé d’un sentiment de honte et de regret.