L’Héritier de Redclyffe/18

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 257-264).


CHAPITRE XVIII.


Je ne connais que ce juste décret ;
Il faut que l’homme soit discipliné par la douleur,
Pour moi, quelque bien ou quelque mal
Que m’apporte l’avenir, puisqu’il faut le recevoir,
Je me courberai, et je garderai le silence.

(Eschyle.)



Cependant Walter supportait solitairement l’orage, car il ne voulait pas expliquer la cause de son chagrin à ses camarades. La seule cause des soupçons lui semblait être sa demande d’argent, et il ne voulait pas avouer à M. Wellwood pourquoi il l’avait faite. Il se contenta de dire qu’il avait reçu une lettre qui lui faisait beaucoup de peine, et, comme Harry Graham, qui connaissait quelques personnes aux environs de Broadstone, avait ouï dire que Walter Morville devait épouser lady Éveline de Courcy, les jeunes gens se figurèrent qu’il y avait quelque obstacle à leurs amours. Ils l’avaient fait quelquefois rougir en le plaisantant sur son inclination : mais, à présent qu’ils le voyaient si triste, ils s’abstenaient de lui en parler. Il était toujours grave quand les autres riaient, comme lors de son arrivée à Hollywell, et il aimait à se promener seul en rêvant. Accoutumé dès son enfance à vivre au milieu d’une belle nature, il lui semblait qu’un paysage pittoresque était un ami et un compagnon, et il aurait été encore bien plus malheureux dans un pays plat et uniforme qu’au milieu des collines escarpées et des vallées profondes. Un travail assidu le soutenait aussi, et les sections coniques lui étaient presque aussi utiles qu’à Laura.

Le dimanche qui suivit son malheur, il voulut aller à l’église à Stylehurst, et non pas à Saint-Mildred avec ses camarades. C’était un dimanche de communion, et il espérait éprouver de meilleurs sentiments à l’égard de Philippe dans le lieu auquel son cousin était si fort attaché. Il s’examina longtemps pour être sûr qu’il n’entretenait pas contre lui de sentiments contraires à la charité. C’était un examen difficile ; les mauvaises passions revenaient toujours frapper à la porte, mais, comme il désirait ne pas les écouter, il sentit qu’il pouvait compter sur l’aide de Celui qui seul était capable de lui faire remporter la victoire. Après le service, il erra longtemps autour de la vieille église, parmi les tombes des parents de Philippe. Il rappela à son esprit les sacrifices que ce jeune homme avait faits en faveur de ses sœurs, et le peu de satisfaction qu’ils lui avaient donné. Il s’expliquait la sévérité et le peu de confiance de Philippe, et sentit qu’on pouvait l’excuser.

Quoique Walter souffrît beaucoup d’être séparé d’Amy, son respect pour elle l’aidait à se soumettre. Il avait toujours pensé qu’elle était fort au-dessus de lui ; et si, contre toute attente, il lui avait été permis d’espérer quelque temps, il croyait que son dernier retour à ses mauvaises passions l’avait de nouveau précipité trop bas pour qu’il pût penser à elle. Il frémissait à l’idée des maux qu’il lui aurait causés, si elle avait été sa femme, et il s’affligeait de ce qu’aujourd’hui même elle souffrait à cause de lui. Cependant pour rien au monde il n’aurait voulu la savoir insensible, quand il se rappelait le regard qu’elle lui avait adressé, lorsqu’elle était assise aux pieds de sa mère. Mais Amy serait toujours pure, douce et pieuse, même dans son chagrin, et il se la représentait comme un des anges du paradis de Flaxmann, la tête baissée, les mains jointes et une étoile au front. Il valait mieux la perdre que d’avoir détruit sa sérénité !

Cependant il désirait toujours prouver son innocence, quoiqu’il en perdît l’espérance de plus en plus. Après avoir écrit tout ce qu’il avait pu, son seul recours était d’attendre quelque circonstance qui découvrît le mystère. La sympathie de Charles et son désir de les servir étaient la seule consolation de Walter.

Il n’avait pas revu son oncle dernièrement. Peut-être Sébastien était-il retenu par la honte de se présenter après leur dernière rencontre, ou occupé par son engagement ; mais sa femme était toujours à Saint-Mildred avec son enfant. Walter la vit un jour assise sur un banc au bord de l’un des sentiers qui serpentaient le long de la colline. Elle était en grande toilette, et brillait au milieu de plusieurs personnes de sa condition. Feindrait-il de ne pas la reconnaître ? Il en était incapable, et vint saluer la grosse dame, qui n’en parut pas peu flattée. Puis il tendit la main à la petite Marianne, qui le regardait attentivement. Elle accourut et il l’emmena un moment avec lui, après avoir demandé la permission de sa mère.

— Eh bien ! mon enfant, comment vous portez-vous ? J’ai toujours votre jolie pierre. Avez-vous dit bonjour à Trim ?

— Trim, Trim, appela l’enfant de sa petite voix ; mais il fallut que Walter sifflât pour le faire venir, et pour qu’il se laissât caresser.

— Avez vous fait encore de jolies promenades ?

— Oh ! oui, j’ai été le long de tous ces sentiers. J’aimerais bien aussi à monter là-haut, sur cette grande colline ; maman dit que ça la fatiguerait trop.

— Croyez-vous qu’elle vous y laissât venir avec moi, si je le lui demandais ?

L’enfant rougit de plaisir, et Walter présenta sa requête à madame Dixon. Puis il pria M. Wellwood, qui était avec lui, de l’attendre, quand il aurait fini ses affaires en ville, et il se mit en route avec sa petite amie.

Marianne était une enfant frêle et délicate, et elle ne fut pas en état de suivre Walter longtemps, sans que sa fatigue se trahît, quoiqu’elle ne se plaignît pas. Il la prit dans ses bras, et la porta jusqu’au sommet, où ils s’assirent tous deux sur le gazon, pour admirer la vue qui s’étendait au loin sur de vertes prairies, des champs et des bois d’un côté, de l’autre sur les collines escarpées et pittoresques, éclairées par un soleil d’automne. Walter observait en silence la petite fille, qui semblait ravie.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, dit-elle enfin. Oh ! si Félix était ici !

— Vous aimiez bien votre petit frère, dit Walter.

— Ayez-vous connu Félix ? s’écria l’enfant. Maman ne me permet jamais de parler de lui.

Le cœur de la petite fille s’épancha bientôt ; Félix était le dernier des frères qu’elle avait perdus, et il n’était pas beaucoup plus âgé qu’elle. Elle conta à Walter quels étaient leurs jeux et comment il la conduisait à l’école, regardant avec elle aux fenêtres des magasins de Londres, et disant qu’il lui achèterait ceci et cela, quand il serait riche. Ces souvenirs, qui, pour Walter, peignaient une enfance misérable, semblaient charmants à Marianne. Elle lui conta aussi la longue maladie de son frère. Il avait été longtemps assis sur sa petite chaise, sans pouvoir jouer, et elle aimait à demeurer auprès de lui. Enfin il mourut, et on le mit dans un grand cercueil noir, d’où il ne voulut plus sortir : et depuis elle n’avait personne pour jouer avec elle. Quoique la petite fille ne pleurât pas, elle avait l’air fort triste, et Walter chercha à la consoler, mais elle ne le comprit pas. L’idée d’aller au ciel était pour elle l’équivalent de mourir, et cette pensée, jointe à un vague sentiment qu’il faut être sage, semblait être toutes les notions religieuses de la pauvre petite. Elle n’avait jamais été dans une église, et, si elle connaissait quelques histoires de la Bible, c’était seulement pour les avoir entendues à l’école. Il y avait bien chez elle une Bible sur une petite table, et sur cette Bible un oiseau fait de coquillages. Sa maman avait ouvert ce gros livre, lorsque Félix était mort, mais depuis lors on n’avait jamais ôté de sa place l’oiseau de coquillages, et l’enfant ne l’avait pas regretté, puisque le livre ne lui rappelait que la mort de son frère et les larmes de sa mère.

Walter eut le temps de réfléchir en descendant la colline, car l’enfant était trop lasse pour causer ; il la remit bientôt à sa mère, et alla rejoindre M. Wellwood au lieu convenu.

— Wellwood, lui dit-il après un long silence, croyez-vous que vos cousines consentiraient à me rendre un grand service ? Vous avez vu cette enfant ? Si ses parents y consentent, ce serait un acte de charité que de la placer à l’école des demoiselles Wellwood.

— Quelle espèce d’éducation voudriez-vous qu’elle reçût ?

— Une éducation chrétienne avant tout ; c’est ce dont la pauvre enfant a le plus grand besoin. Du reste mesdemoiselles Wellwood feraient ce qu’elles jugeraient convenable. Cette petite fille est ma cousine : je ne sais si vous savez l’histoire de mes parents ?

Et il la conta en peu de mots. Enfin il fut décidé que l’on ferait cette proposition à madame Dixon, si mesdemoiselles Wellwood y consentaient.

De cette manière Walter sentait qu’il ferait réellement du bien à la famille de son oncle, et en même temps qu’il aiderait les demoiselles Wellwood dans leur entreprise, en leur payant, pour la pension de l’enfant, l’intérêt des mille livres, dont il ne pourrait leur remettre le capital que lorsqu’il aurait vingt-cinq ans.

Les demoiselles Wellwood, toujours prêtes à faire du bien, consentirent volontiers à se charger d’une enfant dont la position était si dangereuse ; et, du côté de madame Dixon, Walter trouva moins de difficultés qu’il ne s’y attendait. Elle aimait mieux laisser Marianne sans elle à Saint-Mildred que de l’emmener languir à Londres ; elle était enchantée qu’elle reçût une éducation qui la mettrait à même de devenir institutrice. Puis elle était persuadée que le riche cousin de son enfant pourrait faire sa fortune, et elle n’aurait pas voulu qu’il oubliât le caprice qu’il semblait avoir pris pour elle.

La petite Marianne était partagée entre la crainte de quitter sa maman et le désir de rester à Saint-Mildred. Mais, dès la première entrevue avec mesdemoiselles Wellwood, qui lui montrèrent leur maison et le joli petit lit blanc qui lui était destiné, l’enfant ne témoigna plus aucune répugnance à demeurer avec elles. Walter la vit établie avant de retourner à Oxford. Il apprit combien elle se trouvait heureuse, et mademoiselle Jane Wellwood ne cessait de répéter quel charmant caractère avait, cette petite fille.

Walter se demanda encore s’il ne pouvait pas dire à M. Edmonstone la véritable raison pour laquelle il avait eu besoin de mille livres. Mais, outre sa répugnance à parler de ses bienfaits, il craignait que cela ne revînt à Philippe et à madame Henley. D’ailleurs M. Edmonstone l’aurai t-il cru ? Il ne pouvait donner aucune preuve de ce projet dont il n’avait parlé à personne, et Philippe était là pour exciter les soupçons de son oncle. Il valait donc mieux prendre patience.