L’Héritier de Redclyffe/20

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 278-289).


CHAPITRE XX.


C’est l’amour des choses viles,
Le combat pour le triomphe plus que pour la vérité,
C’est l’endurcissement du cœur qui amène
L’irrévérence pour les rêves de la jeunesse.

(Longfellow.)



Après avoir passé une semaine chez lord Thorndale, le capitaine Morville revint à Hollywell pour faire ses adieux à ses cousins, avant de joindre son régiment à Cork, d’où il devait partir pour la Méditerranée. Il lui tardait beaucoup de revoir Laura, dont l’affection constante était sa seule consolation, et dont il admirait la fermeté dans toutes ses épreuves.

M. Edmonstone vint avec sa voiture pour le rencontrer à la station.

— Je pense, puisque vous ne m’avez rien écrit, que vous n’avez rien découvert ? dit-il tout de suite.

— Rien.

— Il n’a rien avoué ?

— Non, il est trop fier pour donner la moindre explication. Mais je dois lui rendre cette justice, qu’il jouit à Oxford de la meilleure réputation ; et, quant à des dettes, s’il en a, les marchands ne veulent pas en convenir.

— Bien, bien ! n’en parlons plus, c’est un ingrat, et j’ai eu grand tort d’attendre quelque chose de bien de cette famille. Tout va de travers à présent, il a brisé le cœur de ma pauvre Amy et Charles est plus mal qu’il ne l’a jamais été.

— Charles malade ! s’écria Philippe.

— Oui, encore un de ces abcès dans la jointure. Je croyais que ce serait fini, mais c’est tout à recommencer ; il n’a pu se lever de toute la semaine, et Dieu sait jusqu’à quand cela va durer.

— Souffre-t-il beaucoup ?

— Oui, il n’a pas fermé l’œil, depuis quatre nuits, et le docteur Mayerne parle de lui faire prendre de l’opium ; mais il ne veut pas en entendre parler avant de savoir ce que vous avez pu faire. Vraiment ! Si ce n’était Amy, je pardonnerais tout à Walter pour faire plaisir à mon fils. Mais, à propos, Amy m’a parlé d’un accident que Charles a éprouvé dernièrement étant avec vous ?

— Il n’y a pas eu précisément d’accident ; j’espère que ce n’est pas ce qui a causé son mal ?

— Je ne le crois pas, mais Thompson pense qu’il a ressenti une secousse. Du reste, ne vous affligez pas ; Charles ne veut pas qu’on vous en parle.

Rien n’était plus désagréable à Philippe, dans les circonstances présentes, que de paraître seulement avoir besoin du pardon de Charles, et il était fort ennuyé d’avoir été pour quelque chose dans cet accident. En arrivant à Hollywell, M. Edmonstone fit entrer son neveu au salon, et monta pour voir comment était le malade : Laura vint bientôt trouver Philippe.

— Vous n’avez pas de bonnes nouvelles ? lui dit-elle. J’en suis fâchée, car nous sommes déjà assez tristes avec Charles.

— Mais, Laura, croyez-vous que cet accident puisse avoir été la cause…

— Le docteur Mayerne ne le croit pas, et Charles dit que c’était sa faute, et que vous l’avez sauvé, en l’empêchant de tomber en bas de l’escalier.

Philippe racontait à Laura comment la chose s’était passée, lorsque madame Edmonstone entra, avec un air fatigué et inquiet. Elle dit à son neveu que Charles désirait le voir, et il monta auprès de lui.

La porte de la chambre de Charles, qui donnait dans le cabinet de toilette, était ouverte, et une lampe brûlait sur la petite table auprès de laquelle Amy travaillait. Après avoir souhaité le bonjour à Philippe elle sortit, le laissant seul avec Charles. Celui-ci était couché sur son petit lit, sans pouvoir remuer, les traits contractés par la douleur, et les yeux rougis par l’insomnie ; mais ses regards étaient vifs et animés, et ses bras étaient rejetés avec inquiétude sur les couvertures.

— Je suis bien fâché de vous trouver ici, dit Philippe en prenant avec empressement sa main brûlante. Souffrez-vous beaucoup ?

— Sans doute, répondit Charles avec impatience. Dites-moi vite ce que vous avez fait à Oxford et à Saint-Mildred.

— Je suis fâché de ne pas vous apporter de bonnes nouvelles.

— Je n’en attendais pas, je vous connais trop bien ; mais je voudrais savoir ce que vous avez fait… ce qu’il a dit :

— À quoi cela servirait-il, Charles ? Vous n’êtes pas en état de m’écouter.

— Je vous dis que je veux tout savoir. Je sais que vous ne direz rien à son avantage, si vous pouvez l’éviter ; mais je sais aussi que vous direz ce que vous croyez la vérité, et je veux juger par moi-même.

— Vous avez l’air de croire que je n’ai pas agi pour son bien.

— Venons au fait ! s’écria Charles, sensible à l’avantage que lui donnait sa maladie. Commencez par le commencement ; voilà une chaise… À présent, ou l’avez-vous trouvé ?

Philippe ne pouvait pas contrarier Charles dans l’état où il était, et il répondit à toutes les questions de son cousin, qui ne montrait pas une intelligence moins lucide qu’à l’ordinaire. Après avoir entendu l’histoire des recherches infructueuses de Philippe, il lui demanda :

— Et qu’est-ce que Walter vous a dit lorsqu’il a appris que jusque-là vous n’aviez rien trouvé à sa charge ?

— Je ne l’ai pas revu.

— Est-ce possible !

— Je n’en ai pas eu le temps ; du moins j’ai cru que je n’en avais pas le temps. D’ailleurs, cela n’aurait servi à rien, car, tant que ces mystères ne seront pas éclaircis, mon opinion ne changera pas, et nous n’aurions fait que recommencer la discussion.

— N’en dites pas davantage ! s’écria Charles. Vous avez parlé comme je m’y attendais ; vous avez même été plus loin. Je savais que vous étiez prévenu contre Walter ; mais à présent je vois que c’est pure malignité.

Comme il parlait, Laura entra et demeura immobile de surprise. Le docteur Mayerne la suivait.

— Maintenant, docteur, dit Charles, donnez-moi autant d’opium que vous voudrez. Je ne demande qu’à être stupéfié jusqu’à demain.

Philippe salua le docteur Mayerne, et, sans montrer la moindre humeur, il souhaita une bonne nuit à Charles ; mais celui-ci cacha sa tête sous les couvertures pour ne pas l’entendre.

— Pauvre garçon ! dit Philippe à Laura, quand ils furent hors de la chambre. C’est un généreux partisan, et ses souffrances lui donnent un zèle excessif.

— Je savais que vous ne lui en voudriez pas.

— Je ne pourrais, dans un moment comme celui-ci, en vouloir à aucun des vôtres.

Laura sentit son cœur se serrer à cette allusion à leur prochaine et longue séparation. Mais ils n’en dirent pas davantage.

— Amy, dit Charles, quand elle revint vers lui après le dîner, je suis plus que jamais convaincu que tout finira bien.

— Vous a-t-il tout dit ?

— J’ai tiré de lui tout ce que j’ai pu, et, à mon avis, c’est Walter qui a le beau rôle. Je voudrais seulement qu’il eût renvoyé Philippe à coups de pieds en bas de l’escalier !

— Oh ! non, non. Mais s’est-il contenu ?

— S’il ne s’était pas contenu, on me l’aurait bientôt dit.

Et Charles lui répéta ce qu’il avait pu tirer de Philippe, pendant qu’elle l’écoutait, partagée entre la douleur et la joie.

Philippe ne revit pas souvent Charles ; il venait demander de ses nouvelles une fois par jour, mais le malade ne l’engageait pas à prolonger ses visites. D’ailleurs, pendant la semaine que Philippe passa à Hollywell, Charles était toujours ou très souffrant ou assoupi, par les potions opiacées qu’on lui donnait. Sa mère était complètement absorbée par lui, et ne le quittait ni jour ni nuit, en sorte qu’elle avait à peine le temps de penser à Walter et à sa fille, malgré toute sa sympathie pour eux. Amy semblait elle-même oublier ses peines pour soigner son frère ; elle aimait mieux à être dans sa chambre qu’auprès de Philippe, pour qui elle se sentait une sorte de répugnance.

Laura, quoiqu’elle fût aussi une bonne sœur et une garde-malade attentive, était moins nécessaire à Charles que ne l’étaient Amy et madame Edmonstone ; aussi était-elle ordinairement chargée de rester au salon pour recevoir les visites. Le docteur Mayerne était plus souvent à Hollywell que chez lui pendant les maladies de Charles. Il y dînait presque tous les jours. Quand Amy n’était pas là, Philippe amusait la société en leur faisant des descriptions sans fin de Redclyffe. Il ne tarissait pas en éloges de ce magnifique domaine, qui pouvait être encore beaucoup amlioré, et dont le propriétaire devait être un homme important. M. Edmonstone, en écoutant ces réflexions, se sentait fier d’avoir su refuser une si belle position pour sa fille, et Laura pensait que Philippe n’avait pas besoin de tant de richesses pour être un homme distingué et remarqué partout.

Philippe et Laura avaient plus d’occasions de se trouver en tête à tête qu’à l’ordinaire, et ils en profitaient avec d’autant moins de réserve qu’ils allaient être bientôt séparés pour longtemps. Ils ne se sentaient jamais aussi à l’aise ensemble qu’avant leur aveu mutuel, mais ils eurent plusieurs courtes conversations, qui donnaient à Laura de délicieuses et vives émotions.

— Quels sont vos plans pour aujourd’hui, lui demanda Philippe dès le matin, la veille de son départ. Il faut que je vous voie seule avant de partir.

Elle baissa les yeux, et il la regarda fixement ; jamais encore il ne lui avait demandé de rendez-vous clandestin, et il ne voulait pas sembler honteux de le faire. Enfin elle répondit :

— J’irai cet après-midi à l’école d’East-Hill, et je reviendrai à trois heures et demie.

Mary Ross était toujours absente, ses six neveux et nièces ayant profité de sa présence pour prendre la rougeole les uns après les autres, au lieu de la prendre tous à la fois pour donner moins d’embarras ; et M. Ross n’aurait su comment la remplacer pour surveiller l’école des filles, si Laura ne s’était chargée de ce soin.

Philippe alla ce jour-là à Broadstone, et s’arrangea pour rencontrer Laura comme elle sortait de l’école. Il faisait un temps d’automne gris et sombre, et les feuilles jaunies tombaient des arbres en tournoyant.

— Vous avez eu un mauvais temps pour votre course, dit Laura lorsqu’ils se rencontrèrent.

— Il ne pleut pas précisément, répondit-il. Et après avoir marché quelque temps sans rien dire, il rompit enfin le silence et dit :

— Il est temps de nous expliquer.

Laura, alarmée, le regarda, et il reprit, d’une voix plus douce et souvent entrecoupée par l’émotion :

— Je crois que jamais une affection ne fut plus profonde ni plus réelle que la nôtre.

— Ne fut plus profonde !… répéta Laura avec surprise, en appuyant sur les premiers mots.

— Elle l’est encore, si vous consentez à laisser les choses au point où elles en sont ?

— Je consentirai à tout ce que vous voudrez.

— Je ne prétends pas vous faire croire que nous soyons dans une situation facile, et je dois vous exposer les choses telles qu’elles sont. Bien peu d’hommes voudraient risquer leur amour, comme je le fais, lié de fait, mais non pas formellement, et sans avoir même demandé une promesse. Cependant je me sens sûr que notre amour sera éternel !

— Oui, éternel ! répéta-t-elle avec ferveur. Philippe, je vous ai toujours aimé, et, depuis le jour de notre entretien à Ashendown, vous avez eu toute mon affection. Je crains même de n’avoir pas gardé assez de place pour d’autres, car je sens bien que votre départ m’afflige plus que la maladie de Charles.

— Oui, vous m’avez compris mieux que personne, et vous n’avez jamais douté de ma sensibilité, malgré ma froideur apparente, même envers vous. Vous m’avez confié votre bonheur, et vous n’aurez pas sujet de vous en repentir.

— Une seule chose m’inquiète, dit timidement Laura. Ne vaudrait-il pas mieux informer maman ?

— J’y ai réfléchi ; mais, Laura, souvenez-vous que vous êtes libre, et que je ne veux vous lier par aucune promesse. Vous pouvez vous marier demain, et je n’aurai pas le droit de me plaindre.

Elle se récria avec douleur.

— C’est vrai, reprit-il. Vous ne le pourriez pas, et cela me suffit, je n’en demande pas davantage, sans le consentement de vos parents : ce serait leur causer une peine inutile que de faire cette demande à présent. Ils objecteraient ma pauvreté, et notre position ne serait pas changée, car je ne serai jamais assez égoïste pour vouloir vous faire partager le sort d’un pauvre officier. D’ailleurs aurions-nous plus de confiance l’un en l’autre si nous étions fiancés ? Attendons mon avancement. D’ici là… (Philippe sourit tristement… notre amour aura assez vécu pour avoir droit au respect.

— Il n’est déjà pas si jeune !

— Pas plus jeune que nous ; mais souvenez-vous, Laura, que vous n’avez que vingt ans.

— Je me sens bien plus âgée que cela ! répondit Laura en soupirant. Ce n’est pas, ajouta-t-elle, que je souhaite d’être encore enfant. Cet état ne peut jamais durer, pas même avec une jeune fille du caractère d’Amy.

— Vous avez raison, et n’avons-nous pas eu mille compensations à nos souffrances pendant les deux tristes années que nous venons de passer ?

— Ah ! je pouvais tout supporter, quand vous étiez près de moi ; mais vous allez partir !

— Vous supporterez aussi cette épreuve, Laura, Cette séparation ne sera pas éternelle !

— Combien d’années doit-elle durer ?

— Je ne sais ! Un grand nombre peut-être. Peut-être ne reverrai-je plus sur votre figure la première fraîcheur de la jeunesse ! Mais je retrouverai toujours en vous ma Laura !

— Ah ! je serai vieille et ridée, et vous serez un militaire bruni par le soleil, dit Laura avec mélancolie ; mais le cœur ne change pas comme la figure.

En arrivant près de la maison, ils se promenèrent encore un moment en long et en large dans l’avenue ; Philippe évitait de chercher une allée plus retirée, pour se persuader qu’il ne faisait rien en cachette. La nuit tombait et le brouillard devenait de plus en plus épais et pénétrait peu à peu leurs vêtements ; mais ils n’y faisaient pas attention, ils n’avaient jamais passé ensemble une heure pareille. Jamais Philippe n’avait autant montré d’amour à Laura, et le bonheur qu’il lui faisait goûter la fortifiait d’avance pour les longues années de solitude qu’elle allait passer.

Cependant quand ils rentrèrent, Amy, ayant suivi sa sœur dans sa chambre, exprima sa surprise de voir ses vêtements si humides et de ce qu’elle était restée si tard hors de la maison. Toutes deux souffraient beaucoup, mais il y avait plus de paix sur la figure de la cadette que sur celle de l’aînée.

Philippe, qui sentait pour Amy un intérêt de frère, craignait que M. Edmonstone ne se relâchât de sa sévérité envers Walter après son départ, et il fit tout ce qu’il put pour prévenir ce malheur.

Le jour du départ arriva enfin, et Philippe alla prendre congé de Charles. Le pauvre malade était trop faible pour le recevoir comme l’autre fois, mais il était toujours dans les mêmes sentiments.

— Adieu, lui dit Philippe ; j’espère apprendre bientôt que vous êtes guéri.

— Adieu, répondit Charles ; j’espère aussi apprendre bientôt que vous êtes guéri. J’aime mieux avoir la hanche que l’esprit malade.

Il n’était pas dans un état qui permît de lui répondre, et Philippe répéta son adieu sans prévoir dans quelles circonstances ils se rencontreraient de nouveau.

Le reste de la famille l’attendait dans le vestibule ; sa tante avait les yeux remplis de larmes, car elle l’aimait comme son enfant. Elle l’avait toujours regardé comme tel, d’abord à cause de son père, puis parce qu’elle était fière de lui. Tous ses petits torts étaient oubliés à ce dernier moment, et ce fut d’une voix fort émue que la bonne madame Edmonstone lui dit :

— Dieu vous bénisse, Philippe ! Je vous regretterai beaucoup.

Il serra tendrement la main de la petite Amy, qui lui dit adieu en versant quelques larmes, quoiqu’elle fût surtout affligée d’avoir le cœur assez dur pour voir partir son cousin sans beaucoup de regret.

— Adieu, Philippe, dit Charlotte. Je serai une grande personne quand vous me reverrez.

— Pas de mauvais présages, petite fille ! dit M. Edmonstone ; mais Philippe n’entendit rien, car il serrait la main de Laura, comme s’il n’avait pu la quitter.