L’Héritier de Redclyffe/22

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 304-332).


CHAPITRE XXII.



 
Et, quand la cloche solennelle de l’église
Invite les âmes à la prière,
Le fantôme de minuit en éprouve le charme ;

Les ombres sont balayées.

Au loin, au fond de la vallée des larmes.
L’armée des spectres s’est enfuie ;
La foi brille comme l’étoile du matin ;
Nos craintes mortelles sont évanouies.

(Longfellow.)



M. Ashford était un parent de lady Thorndale, et il y avait à peine une année qu’il était établi à Redclyffe. Il lui tardait beaucoup de connaître le jeune maître du château de qui dépendait le bien-être de toute la paroisse, puisqu’il possédait toutes les terres des environs. M. Markham, en s’opposant à ses améliorations au nom de Walter, ne lui faisait pas attendre grand’chose de bon ; et cependant il augurait bien de l’affection que tous les habitants du village témoignaient pour lui.

C’était une population très primitive ; ils étaient presque tous parents les uns des autres, et, à leurs yeux, les Morville étaient comme des rois. Cependant M. Ashford vit bien que c’était pour lui-même qu’on aimait le jeune Walter. Le jour où le capitaine Morville était venu à Redclyffe, James Thorndale, qui l’avait accompagné, était allé voir son cousin, qui l’avait beaucoup questionné sur le jeune seigneur. James Thorndale aimait assez Walter, et avait donné à M. Ashford une idée favorable de ses manières, quoiqu’il fût trop sous l’influence de Philippe pour dire du bien de son caractère. M. Ashford en était donc à se demander s’il devait attendre pour sa paroisse une bonne ou une mauvaise influence de Walter, quand il aurait atteint sa majorité.

Enfin ce jeune homme parut un matin à l’église, et M. Ashford alla dès l’après-midi lui faire une visite qui dura près de deux heures, Le bon pasteur rentra chez lui fort satisfait de son voisin, avec qui il avait déjà arrangé l’affaire de l’école, et tout ce que lui et sa femme connurent de lui dans la suite leur prouva qu’il était d’une extrême bienveillance.

Ce qui les surprit seulement, c’est qu’ils s’aperçurent bientôt qu’il n’était pas au mieux avec son cousin, dont la famille Thorndale leur avait donné la meilleure opinion.

— Sans doute, dit M. Ashford, le vieux Markham l’aura influencé contre ce jeune homme, qui est son héritier, et que, pour cela sans doute, il n’aime guère.

— On ne peut pas s’attendre à trouver deux capitaines Morville dans une famille, dit madame Ashford, et nous devons déjà nous féliciter que le jeune M. Walter soit ce qu’il est.

Walter appréhendait beaucoup le jour de Noël, à cause du contraste qu’il lui présenterait avec ce qu’il avait été pour lui, soit à Redclyffe même, soit à Hollywell. Depuis son arrivée, il avait fait des efforts continuels pour oublier ses chagrins, pour s’occuper de ses études et du bien-être de ceux qui l’environnaient. Il avait écrit à M. Ross pour lui demander son avis au sujet de Coombe-Prior, et il avait envoyé Markham parler avec le fermier Todd des réparations à faire. Mais, quoiqu’il se sentît plus content de lui-même, et qu’il vît s’ouvrir devant lui la perspective d’une vie utilement employée, le pauvre Walter ne pouvait se défaire de la tristesse qui le poursuivait sans relâche, ni chasser l’image de celle qui l’aurait secondé dans toutes ses œuvres de bienfaisance.

Il se sentait encore plus malheureux en visitant les lieux pittoresques qui avaient été autrefois le but de ses promenades. Dans un autre temps, ces belles scènes de la nature suffisaient à son cœur ; mais, depuis qu’il avait espéré les produire aux yeux d’Amable, et les lui faire admirer, il ne pouvait les voir sans qu’elles lui rappelassent son malheur et ses espérances déçues.

Dans ces dispositions mélancoliques, il pensait plus souvent que de coutume à la lugubre histoire de ses parents. Il ne l’avait jamais entendue que fort brièvement et il voulut en connaître tous les détails. Markham les lui conta volontiers, pensant que ce récit lui servirait de leçon, et lui apprendrait à se tenir en garde contre ses passions.

Markham avait été fort attaché au père de Walter, qui lui était presque entièrement confié. Il en était fier et l’avait aimé, s’il était possible, encore plus que Walter lui-même. Aussi avait-il pleuré sur ses fautes et sur son malheur plus qu’on ne l’avait jamais soupçonné. C’était la première fois qu’il racontait son histoire tout au long, et il décrivit avec amour ce beau jeune homme grand et fier, dont les nobles qualités avaient été souillées par des passions indomptables. Walter, voyant combien ce récit affectait le pauvre Markham, se reprochait presque de le lui avoir demandé, et Markham, de son côté, voyant le vif intérêt que Walter semblait y prendre, se demandait s’il n’avait pas commis une imprudence en parlant de choses qu’il aurait mieux valu pouvoir oublier.

Il l’aurait regretté encore plus vivement, s’il avait su comme son jeune maître, quand il était seul, repassait toutes ces scènes dans sa mémoire. Il se représentait son père chassé de la maison paternelle, puis faisant violence à son orgueil pour l’amour de sa femme, et venant implorer le pardon de son père. Il le voyait arriver dans le vestibule du manoir de ses ancêtres pour n’y rencontrer qu’un cruel refus, puis partir, emporté par son cheval comme par un tourbillon, tomber et passer dans l’éternité avec la colère dans le cœur. Walter s’échauffait tellement l’imagination, qu’il finissait par se croire un des acteurs de cette horrible scène.

Cependant il s’était toujours plus occupé de sa mère que de son père, et, depuis son exil de Hollywell, il avait souhaité bien souvent de la posséder encore pour le consoler, partager ses peines, et remplacer madame Edmonstone, dont l’amour maternel n’était diminué par aucune faute de ses enfants. Il se rendit un jour à Moorwoorth, et se fit répéter tout au long, par madame Lavers, les détails que nous connaissons déjà sur la mort de la jeune madame Morville, et la description de cette charmante personne.

Si Walter pouvait, grâce à son activité, passer les journées dans la solitude, les soirées au contraire lui étaient fort à charge. Il demeurait assis au coin du feu, essayant de lire et de s’occuper ; mais son imagination le ramenait toujours au souvenir de ses parents et de ses chagrins. Les dernières heures de la veille de Noël furent surtout difficiles à passer. La journée avait été froide et sombre, et aucune visite n’était venue le distraire. Fatigué de lire, il posa son livre sur la table et demeura les yeux fixés sur le feu, se représentant la joyeuse réunion de famille à laquelle il avait assisté l’année précédente à Hollywell, et qui avait lieu sans lui dans ce moment. Il se demandait si on l’avait tout à fait oublié chez madame Edmonstone, et pourquoi Charles ne lui écrivait plus ? Et Amy ! il ne pouvait souhaiter qu’elle fût malheureuse à cause de lui ; mais quelque chose lui faisait espérer qu’elle le plaignait, et ne l’oubliait pas dans ses prières.

À ce moment le son d’un chant lointain retentit à son oreille. C’était un noël, un de ces chants qui lui semblaient sans pareils, quand il ne connaissait que les chanteurs de l’église de son village ; et maintenant encore, combien ces voix, adoucies par la distance, plaisaient à son oreille exercée ! Il ouvrit la fenêtre et regarda dans la cour, où il distingua quelques personnes debout. Dès que les chanteurs s’aperçurent qu’on les écoutait, ils recommencèrent le cantique, et Walter reconnut les voix qu’il avait souvent entendues ; elles lui firent plaisir, malgré quelques fausses notes. Appelant les musiciens par leurs noms, il leur demanda pourquoi ils demeuraient là dans la neige, au lieu d’entrer dans le vestibule comme autrefois.

Le plus âgé de la troupe s’avança. C’était un vieux bonhomme, dont la voix fêlée nuisait plus à l’harmonie qu’elle n’y concourait.

— Voyez-vous, Monsieur, dit-il, il y en avait quelques-uns qui ne savaient si vous aimeriez encore à nous entendre chanter, parce que tous ne vous connaissent pas bien. Cependant nous n’aurions pas voulu renoncer à vous rendre cet hommage après votre longue absence. C’est pourquoi nous avons commencé ici tout doucement, pour voir si vous y feriez attention.

— Merci, James, dit Walter, touché de l’attention de ces pauvres gens. Vos noëls me font un grand plaisir. Venez à la porte d’entrée, j’irai vous ouvrir.

Il descendit en courant pour faire entrer les chanteurs, quoiqu’il n’eût plus son ancienne admiration pour le violon de James Robinson, ni pour la grosse voix de Harry Ray. Il les écouta longtemps, et passa encore plus de temps à leur expliquer ce que M. Ashford voulait dire, quand il leur parlait de perfectionner le chant sacré. Ces améliorations avaient été considérées d’un œil soupçonneux, jusqu’à ce que l’on vît qu’elles avaient l’approbation de M. Walter. À son tour il leur chanta quelque versets, pour leur expliquer ce qu’il entendait, et l’opinion de la troupe fut que monsieur chanterait aussi bien que Harry Ray, si seulement il chantait aussi fort.

Walter n’avait pas chanté ailleurs qu’à l’église depuis ses malheurs ; aussi fut-il étonné de se surprendre à continuer un cantique quand il fut seul. C’était un de ceux qu’Amable aimait le mieux. Il se tut et soupira ; mais il ne s’endormit pas sans retrouver dans son cœur un peu de la joie et de l’espérance qu’apporte avec elle la fête de Noël. Le lendemain matin il se rendit à l’église, et le service le toucha plus peut-être qu’il n’avait fait jusqu’à ce jour. Ensuite il alla faire une promenade, et entra dans quelques chaumières décorées de houx, selon la coutume de Noël en Angleterre. Les heureux habitants échangeaient des souhaits de bonne année. Rentré chez lui, à la tombée de la nuit, il s’assit tout seul à une table que madame Drew avait absolument voulu charger d’un dîner qui aurait suffi pour traiter douze personnes, puis il passa et à écrire cette solitaire soirée de Noël qu’il avait tant appréhendée. Quand onze heures sonnèrent, il fut surpris que le temps eût passé si vite, et se retira dans sa chambre, heureux de se sentir aussi calme après tant d’orages, et rendant grâce à Dieu de lui avoir donné la force de supporter ses épreuves.

Il reçut pendant son déjeuner une lettre de M. Ross, qui répondait à ses questions au sujet de Coombe-Prior, et lui conseillait d’écrire à l’évêque. Cette lettre était fort amicale, et pourtant elle venait d’un endroit si peu éloigné de Hollywell ! Elle contenait des souhaits de bonne année qu’il accueillit avec joie ; mais, ce qu’il remarqua surtout, c’est qu’en finissant M. Ross disait que Charles Edmonstone était mieux et ne souffrait plus, quoiqu’il ne fût pas encore en état de se lever.

Il comprit que le silence de Charles avait eu pour cause une maladie, et résolut d’écrire à M. Ross, pour lui demander des détails. C’était une légère consolation pour lui de savoir que son ami ne s’était pas refroidi à son égard, et il en ressentit un grand soulagement.

Il écrivit sur-le-champ à l’évêque, pour le consulter sur ce qu’il pourrait faire afin de donner un remplaçant à M. Halroyd ; il serait bientôt en état de le payer, puisqu’il devait atteindre sa majorité le 28 de mars. Ensuite il écrivit une autre lettre à M. Ross, pour lui demander des nouvelles de Charles, et se mit à étudier ses mathématiques, jusqu’au moment où le garde-chasse lui fit demander s’il ne voudrait pas chasser pendant quelques heures. Trim, qui comprit manifestement cette requête, fit mille cabrioles et remua la queue d’une manière si éloquente, qu’il n’y eut pas moyen de lui refuser ce plaisir.

Le temps était sec et froid, la glace craquait sous les pieds, et Walter fut surpris de jouir si vivement de sa partie de chasse. Il alla jusqu’au fond de la vallée, pénétrant dans les fourrés épais, et fut très heureux ; en revenant à travers le village, il envoya du gibier par le garde-chasse chez madame Ashford, pendant qu’il allait visiter les travaux de la nouvelle salle d’école. Il y trouva M. et madame Ashford et leurs petits garçons dans un nuage de poussière. Ces deux enfants étaient si sauvages, qu’ils avaient supplié leur mère de ne pas inviter M. Walter Morville le jour de Noël : elle avait cédé pour ne pas gâter leur plaisir. Aussi ces enfants parurent-ils honteux en sa présence, et pourtant ils regardaient avec admiration son fusil, son chien, et jusqu’à la boue qui couvrait ses guêtres. Ce ne fut pas sans peine qu’ils se hasardèrent à prendre la main qu’il leur tendait.

Madame Ashford, qui regrettait toujours d’avoir laissé Walter passer seul le jour de Noël, l’invita à dîner pour un autre jour, et indiqua six heures.

— Mais Madame, ce n’est pas votre heure ordinaire ; vous dînez moins tard, pourquoi changer vos habitudes ? Je viendrai plutôt prendre le thé un soir avec vous.

— Si vous ne craignez pas les enfants ?

— Je les aime beaucoup, au contraire. Nous parlerons encore des améliorations qu’on pourrait apporter au chant d’église, et à la manière de nous y prendre pour nous débarrasser du violon de James Robinson sans briser le cœur de ce pauvre homme. Le jour étant fixé, Walter revint chez lui, lut du grec et ensuite quelqu’un de ses vieux livres favoris, pendant toute la soirée. C’est ainsi qu’en s’occupant continuellement, il ne laissait pas aux tristes pensées le temps de l’assaillir. Au reste les affaires ne lui manquaient pas. Il eut encore à écrire au sujet de Coombe-Prior et du nouveau ministre, puis à s’entendre avec Markham et le fermier Todd pour les réparations des chaumières de ce pauvre village. Il reçut aussi une lettre de M. Ross, contenant un message de Charles lui-même. Charles était enchanté d’avoir de ses nouvelles, et le priait de l’excuser s’il ne lui avait pas écrit depuis si longtemps. Sa maladie avait été la cause de son silence ; il priait Walter de lui écrire et de le croire toujours dans les mêmes dispositions à son égard. M. Ross donnait aussi des détails sur la maladie de Charles. Ce jeune homme ne pouvait pas encore se lever ; mais, selon la déclaration d’un chirurgien de Londres, qu’on avait appelé, une fois cette crise passée, il serait mieux qu’auparavant : aussi Charles était-il à présent plein de patience et de gaieté.

Walter fut si réjoui d’entrer de nouveau en communication avec Hollywell, et de savoir que du moins Charles était toujours son ami, qu’il oubliait parfois qu’après tout sa position était toujours la même, et que Charles n’était pas Amy.


CHAPITRE XXIII.


Ils n’avaient pas vogué une lieue, une lieue,
Une lieue, mais à peine trois,
Quand la lumière s’obscurcit, et le vent augmenta,
Et la mer devint houleuse.

(Sir Patrick Spens. Ancienne ballade.)



Walter forma une liaison plus intime avec la famille Ashford pendant la soirée qu’il passa au presbytère ; il devint grand ami des enfants, en commençant avec le plus jeune, qui n’avait que deux ans, et en finissant avec Robin, gros garçon bien timide. Il leur proposa de venir le lendemain chercher, au bord de la mer, certains coquillages qui se trouvaient dans un endroit où l’on ne pouvait aller qu’en traversant le parc.

— C’est que nous ne pouvons pas y aller, dans le parc ! s’écrièrent les enfants.

— Quoi ! répondit Walter, s’apercevant que c’était à lui de leur en donner la permission ; est-ce que l’on me redoute à ce point ? À quoi sert le parc, si ce n’est à la promenade ? Si Markham veut le fermer, il faut qu’il vous en donne la clef.

Les enfants allèrent le lendemain chercher les coquillages, et retournèrent dès lors si souvent chez Walter, que leurs parents craignaient qu’ils ne fussent indiscrets. Mais il leur assura que non, et il amusait si bien ces petits garçons qu’il gagna complétement le cœur de leur mère. Ils revenaient sans cesse à la maison en s’écriant : Maman, M. Walter m’a fait monter sur son cheval ! — Maman, M. Walter nous a conduits sur le grand rocher ! — Oh, papa ! M. Walter nous mènera demain à la chasse. — Papa ! maman ! voyez-vous ? j’ai tué moi-même ce lapin avec le fusil de M. Walter. — Papa ! papa ! M. Walter nous a montré son bateau, et il nous a promis de nous mener sur le Shag, si vous le permettez.

Ceci était plus que papa et surtout plus que maman ne pouvait permettre, car la baie était dangereuse autour du petit îlot rocailleux nommé le Shag. Et cependant les pêcheurs déclaraient que M. Walter connaissait mieux que personne ces parages, puisque dès son enfance on lui avait permis de s’y promener souvent, d’abord avec un habile batelier, puis tout seul dans son petit bateau.

Les enfants revinrent donc, fort chagrins, dire à Walter qu’ils n’avaient pu obtenir la permission de leurs parents.

— Eh bien, dit Walter, ils vous la donneront peut-être en été ; en attendant, nous irons à la chasse des lapins qui dévastent les terres du fermier Halt.

Et, pour les consoler, Walter leur permit de se servir de son fusil plus souvent que d’ordinaire. Cependant ils exprimaient encore de temps en temps leurs regrets.

— Ne pouvez-vous donc oublier cette course en bateau ? dit Walter en souriant. Écoutez ! qu’est-ce que cela ?

Les enfants prêtèrent l’oreille à un mugissement lointain, qui ressemblait au bruit du vent, mais le temps était calme. Ils interrogeaient Walter du regard.

— C’est le précurseur de la tempête, le bruit du vent sur les flots avant qu’il nous arrive. N’est-ce pas solennel ?

Si solennel que les enfants ne l’écoutèrent pas longtemps et recommencèrent à jouer. Walter prit part à leur gaieté ; mais, quand ils furent rentrés chez eux, il demeura longtemps silencieux et immobile, prêtant l’oreille à ce bruit mystérieux.

La tempête que Walter avait annoncée ne tarda pas à éclater, et, dès le soir du lendemain, elle était d’une violence extraordinaire. La mer et le vent mugissaient comme le tonnerre, et les grandes lames venaient se briser sur les rochers de la côte. Walter les observa de sa fenêtre avant de se coucher, et il remarqua que les étoiles brillaient de ce vif éclat qu’elles ont parfois dans les intervalles d’une violente tempête.

Il fut éveillé au milieu de la nuit par le redoublement du vent et les éclats du tonnerre. Il faisait si sombre, qu’il ne pouvait distinguer la place de la fenêtre qu’à la clarté bleuâtre des éclairs. Il s’assit sur son lit, et se rappela comme il avait souhaité souvent dans son enfance qu’un vaisseau vînt faire naufrage sur la côte, et comme madame Bernard le grondait de former un vœu si cruel. Bien souvent il avait prêté l’oreille dans des nuits pareilles à celle-ci, espérant entendre le canon d’alarme ! Une nuit il avait même éveillé Arnaud, croyant avoir distingué ce funeste signal. La baie de Redclyffe était dangereuse, et faite exprès pour servir de théâtre à un naufrage, avec ses côtes escarpées et les récifs qui en rétrécissaient l’entrée et que les pêcheurs eux-mêmes craignaient dans les mauvais temps. Il n’y avait qu’une place où l’on pût aborder, mais elle n’était pas sur la route ordinaire des vaisseaux, et la tradition n’avait conservé le souvenir que d’un ou deux naufrages fort anciens.

Walter avait-il encore l’imagination échauffée comme dans son enfance ?… Il crut distinguer un coup de canon au milieu du vacarme que faisaient la grêle qui frappait les fenêtres, et le vent qui mugissait autour de l’antique manoir. Un moment après, il entendit un second coup, et trop distinctement pour que ce pût être une illusion. Il s’élance vers la fenêtre ; la lueur d’un éclair lui permet de distinguer la ligne sombre de la côte et la mer plus pâle, puis tout redevient obscur et silencieux, jusqu’au moment où le tonnerre éclate avec une force terrible, ébranlant les portes et les fenêtres, et, comme son roulement se perd dans le silence, le canon se fait encore entendre. Walter ouvre la fenêtre, le vent s’y engouffre violemment, et apporte avec lui le bruit d’une nouvelle décharge. Walter ferme vite la fenêtre, allume une lumière, s’habille et prend la clef de la maisonnette où il tenait son bateau. Il s’arme aussi d’un télescope de poche, et, après s’être enveloppé d’un gros paletot, il s’élance hors de la maison. Ce ne fut pas sans difficulté qu’il parvint à ouvrir les serrures compliquées de la porte d’entrée ; et, quand il y fut parvenu, un tourbillon de vent éteignit la lumière. Au reste, il pouvait s’en passer, car la violence du vent avait enfin dissipé les nuages ; la lune brillait au ciel, et sa clarté paisible contrastait avec celle des éclairs, toujours plus rares.

Walter traversa la cour, et courut sur la colline, où il faillit être renversé par la violence du vent. Cependant il tint bon. Les vagues étaient furieuses, éclairées d’un côté par la lune, plongées de l’autre dans l’obscurité. L’écume blanche volait au loin ; le Shag paraissait seul immobile et dressait fièrement sa masse noire… Walter, presqu’aveuglé par le vent et par l’eau de mer, emportée jusqu’à lui, demeurait ferme et regardait encore, pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. C’était bien le mât d’un vaisseau qui se dessinait sur la ligne brillante de l’horizon ; près des rochers, à l’ouest du Shag, le mât était incliné et immobile ; sans doute le vaisseau avait échoué sur les écueils, à l’entrée de la baie. Quand les yeux de Walter se furent accoutumés à l’obscurité, il put distinguer même le bâtiment. Il regarda avec sa longue-vue, et ne vit personne à bord ni aucune embarcation à la mer ; mais, ayant observé un rocher de moindre dimension, il crut y remarquer quelque chose de noir qui remuait.

— Du secours, à l’instant ! s’écria-t-il ; et, regardant le village, il vit des lumières aux fenêtres des cabanes, et entendit quelque bruit, qui lui fit deviner que la population était déjà sur pied.

Il descendit bien vite de ce côté : il n’y avait pas de sentier, mais lui-même et quelques-uns des plus hardis dénicheurs d’oiseaux du village s’y étaient aventurés souvent, en s’aidant des buissons de genêt. Il arriva au bas sans accident, et trouva, au bout du village, une foule de pêcheurs réunis sur le rivage. Les uns disaient que tout était perdu, les autres que les naufragés avaient gagné le roc, et l’on ajoutait qu’aucun bateau ne pourrait résister à une pareille mer. On apporta bientôt un vieux télescope dont chacun voulait se servir. Ben Robinson, grand et hardi jeune homme de vingt-cinq ans, était debout sur un pan de mur, invitant les autres à le suivre dans un bateau, tandis qu’un faible vieillard, Jonas Ledburg, s’écriait que c’était un péché de laisser périr tant de pauvres créatures sans rien tenter pour les sauver. Mais tous demeuraient irrésolus, à la vue des vagues monstrueuses et des faibles embarcations.

— Savez-vous où est l’équipage ? cria Walter, pour se faire entendre au milieu du bruit de la tempête.

— Là, Monsieur, sur la roche noire et plate, dit le fortuné possesseur du télescope. Ils sont dix ou douze, tous serrés les uns contre les autres.

— Hélas ! hélas ! pauvres gens ! dit le vieux Ledburg. Que pourrait-on faire pour eux ? Je n’ai jamais vu un bateau à la mer par un temps pareil, depuis le jour où mon pauvre frère Jack se perdit avec Will Ray !

— Je les vois ! dit Walter, qui avait regardé avec sa lunette. Quand la mer sera-t-elle haute ?

C’était une question importante, car les rochers qui entouraient le Shag étaient couverts avant la marée haute, même quand la mer était calme. On regarda la lune, et Walter et les pêcheurs s’écrièrent tout d’une voix : « Dans trois heures ! » ce qui donnait à peine une heure aux naufragés.

Sans ajouter un mot, Walter s’élança du quai à la maisonnette où il tenait ses deux bateaux ; il ouvrit, et choisit le plus grand. Les pêcheurs s’empressèrent de le porter sur l’étroite place d’abordage. Walter y jeta un rouleau de cordes, et s’y élança le premier.

— Cinq hommes avec moi ! cria-t-il d’un ton d’autorité.

Tous étaient de braves gens, qui n’avaient besoin que d’un chef ; avec Walter à leur tête, ils étaient prêts à braver le péril. Vingt-cinq s’offrirent. Walter en fut ému.

— Merci ! merci ! s’écria-t-il. Pas tous ! Vous, Ben Robinson, Harry Ray, Charles Ray, Ben Ledbury, Wat Green.

C’étaient des jeunes gens qui n’avaient pas de famille à soutenir, et ils répondirent résolument à l’appel.

— Il nous faudrait un second bateau, dit Walter. M. Brown (c’était le propriétaire du télescope), le vôtre est le plus léger et le plus solide, voulez-vous le prêter ?… Merci ! Martin tiendra le gouvernail, il connaît les rocs.

Walter désigna le reste de l’équipage. Au dernier homme, il hésita. Un jeune pêcheur, d’une taille athlétique, s’avança.

— S’il vous plaît, Monsieur, ne pourrais-je pas aller aussi ?

— Non, je vous prie, Jem : songez (il baissa la voix) que votre mère n’a plus que vous. Ici, Jack Horn ! vous êtes un bon rameur ! Allons, sommes-nous prêts ?

— Oui, tout prêts !

On lança les bateaux, non sans difficulté, car la mer était toujours furieuse. Les hommes saisirent leurs rames ; ils jetèrent un regard en avant sur le roc, puis en arrière sur le rivage, et enfin sur la figure de leur jeune chef. Ces braves gens ne devinaient pas l’émotion qu’il éprouvait en pensant qu’il allait sauver des vies ou en perdre ; risquant volontiers la sienne pour ses semblables, et ne se cachant pas le danger de sa position, quoiqu’il fût sans peur.

La nouvelle du naufrage avait gagné la partie supérieure du village, et M. Ashford, mettant la tête à la fenêtre pour s’informer de la cause du bruit qu’il entendait, apprit de tous côtés qu’un vaisseau était échoué sur les écueils qui entouraient le Shag, et que tout l’équipage était perdu. Il s’habille à la hâte et court au bord de la mer pour savoir la vérité, et voir s’il n’y avait rien à tenter. Il n’était pas bien loin de chez lui, quand il fut rejoint par un homme de forte taille, enveloppé dans une immense redingote.

— Ah ! monsieur Markham ! vous allez aussi voir le naufrage ?

— Mais, oui ! dit M. Markham d’un ton assez rude, plus poli que d’ordinaire avec M. Ashford. Il faut bien que j’y coure, ou notre jeune monsieur sera bientôt au plus fort de la bagarre. S’il y a quelque part une sottise à faire, il la fait.

— La sottise de s’exposer au danger ?…

— Oui, j’espère qu’il n’a pas entendu parler de ce naufrage, sans quoi rien ne le retiendra !

Le ministre et l’intendant pressèrent le pas en causant ainsi : ils arrivèrent au bord de la mer dans le moment où de nouveaux nuages cachaient la lune, en sorte qu’ils ne pouvaient rien distinguer. Ils furent bientôt au milieu de la foule, qui s’efforçait de suivre des yeux les bateaux.

— En Voilà un ! Non ! Mais oui ! C’est celui de M. Walter !

M. Walter ! s’écria Markham. J’espère qu’il n’est pas là !… Je suis donc venu trop tard ! À quoi pensez-vous, Jonas, vieux fou que vous êtes, de l’avoir laissé partir ! Que le ciel ait pitié de nous ! Voilà une nouvelle rafale, c’est fait de lui !

Markham semblait éprouver quelque soulagement à gronder les pêcheurs, soit séparément, soit collectivement, tandis que M. Ashford cherchait à connaître l’étendue du péril. Les vieux pêcheurs disaient qu’il était grand ; que cependant ce n’était pas une tentative désespérée. Tous les jeunes gens étaient de bons rameurs, et M. Walter connaissait bien ces parages, mais saurait-il gouverner un bateau par une pareille mer ? Ils ajoutèrent qu’il n’y aurait pas eu moyen de le retenir.

— Voyez, Monsieur, dit le vieux James Robinson, il parlait comme un capitaine de vaisseau ; et, quoiqu’en dise M. Markham, il aurait lui-même cédé.

— Votre fils est allé avec lui ?

— Oui, Monsieur, et je n’aurais pas voulu l’en détourner. J’espère, s’il plaît à Dieu, qu’il reviendra sain et sauf, et cela le rendra sage pour l’avenir peut-être.

— N’était-ce pas lui qui voulait aller au secours des naufragés avant l’arrivée de M. Morville ?

— Oui, Monsieur, répondit le vieillard avec une satisfaction mélancolique. Ben est assez courageux ! Mais voici la différence : il l’aurait fait par bravade, tandis que M. Walter l’a fait avec réflexion. J’espère que ce sera une leçon pour Ben !

La pluie recommença, moins violente qu’auparavant ; mais elle fit retirer une partie de la foule, laissant seulement sur le rivage le ministre, l’intendant et quelques pêcheurs. Ils ne pouvaient rien distinguer à cause de l’obscurité, et le bruit de la mer était toujours terrible. Personne ne disait mot. Enfin la lune éclaira de nouveau les bords du Shag, et l’on put distinguer les flots agités.

— Les voilà ! les voilà ! s’écria Jem, le fils de la veuve.

— Les bateaux !

— Un seul !

— Où donc, pour l’amour du ciel ! s’écria Markham.

— Ce n’est rien ! vous vous trompez !

— Oui ! oui, je les vois tous deux ! dit Jem. La lunette ! où est la lunette de M. Brown ?

Markham essayait de se servir de la sienne, mais sa vue était obscurcie et sa main tremblait. Il jurait après sa lunette, et allait et venait dans une extrême anxiété. M. Ashford, qui aimait à voir l’affection de ce vieillard pour Walter, s’approcha de lui, essayant de le consoler, sans pouvoir y parvenir. Markham n’était pas ingrat, mais il était désespéré.

— Ce sera encore la même histoire disait-il. Il est à l’âge où était son père ; mais M. Morville n’était pas… n’avait jamais été aussi… C’était impossible… Il est le dernier de la famille, le meilleur. Oui, il aurait été le meilleur… il l’était ! Plût à Dieu que je fusse avec lui, pour mourir aussi !…

— Voilà, Monsieur ! s’écria Jem qui faisait toujours le guet. Ils sont déjà vis-à-vis de West Cove. Ne les voyez-vous pas dans cette place éclairée ?…

La lune était couchée, et les premières lueurs de l’aube permettaient de distinguer les crevasses du Shag. De temps en temps Jem croyait voir les bateaux, mais jamais assez distinctement pour persuader aux autres spectateurs qu’ils n’étaient pas engloutis.

M. Ashford, qui avait emprunté le télescope, examinait le rocher où les naufragés s’étaient réfugiés.

— Quelqu’un sort du bateau, dit-il : pouvez-vous le reconnaître, Jem ?

— Je les vois, dit M. Brown. Il y en a deux qui grimpent sur le rocher du côté du vent.

— Ah ! dit le vieux Ledbury, c’est qu’ils ne peuvent faire aborder le bateau tout près du rocher. Il faut qu’ils emportent un câble pour l’amarrer, C’est hardi !

— Où sont les bateaux ? demanda M. Ashford.

— Je ne les vois pas ; il faut qu’ils soient à l’abri du plus petit rocher, où se trouve un anneau, que M. Walter avait fait mettre pour amarrer son bateau. Ils les auront abrités là, et portent un câble aux naufragés pour qu’ils puissent venir jusqu’aux bateaux.

— Et ils marchent sur ces écueils ! s’écria M. Ashford.

— Peut-on s’y tenir avec une mer pareille ?

— Pouvez-vous, Monsieur, distinguer qui sont ces deux hommes ? demanda le vieux Robinson. Si vous aviez la bonté de laisser regarder Jem, je suis sûr qu’il les reconnaîtrait.

On prêta le télescope à Jem.

— Ah ! quelle mer ! Je les vois maintenant ! C’est Ben qui est en arrière, je le reconnais à son bonnet rouge. Et le premier… Eh mais ! C’est M. Walter lui-même.

— Ne me dites pas de pareilles sottises, Jem, s’écria Markham avec colère. M. Walter sait mieux son devoir. Rendez-moi ma lunette.

Markham se mit à observer en silence, tandis que Brown continua de faire part aux autres de ce qu’il voyait.

— Ah ! je les vois. Où sont-ils donc ? Ils grimpent au rocher ; ils se trouvent sur un brisant… Je ne les vois plus… Oui, je les vois ! Voilà le bonnet rouge. On s’agite sur le roc !

Ils restaient ainsi en observation : il y eut un intervalle pendant lequel les bateaux disparurent derrière le rocher ; puis on les vit avancer de nouveau sur les lames. D’abord un, puis tous les deux, et plus chargés qu’au départ. Ils approchaient rapidement, et paraissaient toujours plus grands ; chacun put bientôt les distinguer s’élevant au sommet des flots, puis plongeant dans l’abîme, si longtemps quelquefois qu’on craignait qu’ils ne reparussent plus, mais ils remontaient encore. Un long cri de joie se fit entendre enfin au milieu de la tempête. On répondit du rivage. À ce moment le soleil se levait et dorait de ses rayons le sommet des vagues et leur écume blanchissante, qui se jouait toujours sur les flots verts, autour des grands rochers, brillant, comme le vaisseau naufragé, de la lumière matinale. Les cieux étaient d’un bleu magnifique, quoique parsemés de nuages sombres, mais plus clairs vers les bords, et les deux embarcations, marquant leur passage par une trace lumineuse, s’approchaient de plus en plus. Le bateau de Martin fut le premier à toucher la terre.

— Ils sont tous sauvés ! s’écria-t-il. « Tous, grâce à lui ! et il indiquait le bateau de Walter.

Ce n’était pas le moment de faire des questions. Il fallait faire débarquer les matelots épuisés et trempés d’eau de mer, puis remettre les bateaux à sec. Walter, en abordant à son tour, s’écria aussi : Ils sont tous sauvés ! M. Ashford n’avait jamais rien vu de plus radieux que la figure de ce jeune homme, avec ses yeux brillants, son air animé et ses cheveux trempés. Les spectateurs vinrent aussitôt au secours des naufragés. Walter prit dans ses bras un petit garçon qu’il avait enveloppé de son paletot.

— Ici ! Jem, s’écria-t-il. Voici de l’ouvrage pour vous. Ce pauvre enfant a le bras cassé. Portez-le à votre mère, qui est la meilleure garde-malade du village, et courez chercher M. Gregson.

Jem reçut l’enfant dans ses bras, et Walter se tourna vers ses deux amis. M. Ashford lui serra la main, et Markham s’écria :

— Toujours le même, monsieur Walter ! Vous ne serez content que quand vous vous serez fait tuer ! Comme si l’on ne pouvait rien faire sans vous !

— Est-ce bien vous qui avez porté le câble sur le roc ? demanda M. Ashford.

— Ben Robinson et moi. J’y avais été souvent pour ramasser des plantes marines, et j’avais une corde passée autour du corps. Ainsi, Markham, ne me grondez pas.

— Je n’ai plus rien à dire ! Autant vaudrait parler à une mouette. Comme si vous aviez le droit de jouer ainsi votre vie !

— Je suis trop heureux pour avoir rien à répondre. D’ailleurs il faut nous occuper de ces pauvres gens. M. Gregson viendra-t-il ?

M. Gregson, le médecin du village, était arrivé ; et chacun s’occupait à donner l’hospitalité aux naufragés. M. Ashford, Markham et Walter allèrent chacun de son côté savoir de leurs nouvelles, et M. Ashford recueillit les détails de l’affaire. Les naufragés étaient sur le rocher, et les pêcheurs crurent tous leurs efforts inutiles, quand ils virent que leur bateau ne pouvait pas en approcher à cause des récifs. Mais Walter, qui connaissait la place, fit aborder les bateaux auprès d’un roc voisin, où il avait souvent abrité le sien, puis il tâcha d’atteindre le plus grand rocher, où étaient les naufragés, portant avec lui le câble qui leur servirait à se tenir fermes en traversant les récifs pour entrer dans les embarcations. Ben avait voulu partager son péril, et tous deux s’étaient avancés sur ces roches glissantes et sans cesse lavées par les vagues, qui semblaient devoir les entraîner avec elles. Sans l’audace de ces deux jeunes gens les naufragés étaient perdus, car la marée montait rapidement, et, fort peu de temps après qu’ils eurent quitté le roc, il était recouvert par les flots.

Bientôt tous les pauvres marins furent chaudement logés et couchés dans les lits des villageois. M. Ashford se rendit à la chaumière de Charité Ledbury, la mère de Jem, pour s’informer de l’enfant qui avait un bras cassé. Comme il entrait dans la cuisine, il rencontra Walter sortant de la chambre.

— Pauvre enfant ! dit-il tout bas. Il vient de s’endormir, il a bravement supporté l’opération.

— Son bras est remis ?

— Oui, il avait toute sa connaissance et il s’est montré fort patient. La vieille Charité entend à merveille son métier de garde-malade. Elle et Jem auront grand soin de l’enfant. Comment vont tous les autres ? Est-ce que ce pauvre homme a repris connaissance ?

— Oui, il est au lit chez le vieux Robinson. Le capitaine est chez Brown.

— Savez-vous quelle heure il est ?

— Huit heures et demie ! Ah ! la cloche commence à sonner. Il faut que j’aille à l’église, adieu !

— Croyez-vous que j’y puisse aller dans ce costume ?

— Ce serait imprudent, avec ces habits mouillés !

— Oh ! je ne suis pas si délicat, dit Walter, et ils pressèrent le pas. Au bout de quelques moments le jeune homme reprit :

— Auriez-vous la bonté de dire quelques mots d’actions de grâces pour cet événement ?

— Certainement, répondit M. Ashford. Le danger devait être bien grand !

— Oui, Dieu nous a visiblement protégés. Le bateau aurait semblé le jouet des lames et du vent, si l’on ne s’était rappelé quelle main le protégeait.

Walter parlait simplement, sans exagérer le péril, et sans le mépriser.

— Vous pensez avoir couru un plus grand danger sur la mer que pendant votre expédition sur les rocs ? reprit M. Ashford.

— Les pêcheurs disent que non. Mais, sur les rocs, il s’agissait de regarder à ses pieds, et de mesurer chaque pas. Je ne voudrais pas pour beaucoup ignorer ce qu’on éprouve sur une mer pareille. Rien ne fait mieux sentir l’impuissance de l’homme. Mais quel brave que ce Ben Robinson ! Il a ce mépris du danger qu’on nous dépeint dans les héros. Que de bonnes qualités en lui, si elles pouvaient être développées !

— Regardez là-bas ! répondit M. Ashford, en se retournant, comme il arrivait à la porte de l’église. Et Walter vit à quelque distance Ben Robinson qui s’y rendait aussi avec son vieux père, ce qu’il n’avait pas fait depuis bien des années.

— C’est qu’une nuit comme celle-ci doit faire réfléchir, dit Walter.

Après le service, Walter se retira chez lui, et M. Ashford rentra au presbytère, où le déjeuner se prolongea pendant qu’il racontait tout ce qu’il avait vu. Puis il retourna au village pour s’informer de l’état des naufragés et de leur sauveur. On lui dit que Walter était remonté au château. Le capitaine du vaisseau échoué, ayant appris à qui lui et ses hommes devaient la vie, pria le pasteur de le conduire auprès de Walter pour le remercier.

Markham les fit entrer dans la bibliothèque, dont la porte était restée ouverte ; un spectacle inattendu fit sourire le vieil intendant et M. Ashford. Nous avons déjà dit que cette pièce était très vaste, en sorte que la partie habitée ne formait qu’un petit campement autour de la cheminée, quoique la table ronde fût grande et que le fauteuil de cuir fût énorme. Au reste, Walter ne se servait jamais du fauteuil de son grand-père ; il l’offrait bien à Markham, et permettait même à Trim de s’y coucher ; mais, pour lui, il ne se servait jamais que d’une chaise. Mais dans ce moment la chaise était vacante, devant les restes du déjeuner encore épars sur la table, une tasse, une assiette vide, un pain réduit à la moitié. Le feu était presque consumé ; sur le sofa, encombré de livres, Walter était couché, la tête sur un dictionnaire, et profondément endormi. Ses longues paupières, ses couleurs animées, et ses traits, calmes comme ceux d’un enfant, lui donnaient dans son sommeil l’air encore plus jeune qu’il n’était réellement.

Il dormait si bien que Markham dut le réveiller ; il se leva en sursaut en s’écriant : Quelle honte ! je suis vraiment désolé !

— Désolé de quoi ? demanda Markham. Pour moi, je suis bien aise de voir que vous ayez été assez sage pour manger quelque chose et changer de vêtements.

— C’est là que j’aurais dû m’en tenir ; mais l’air de la mer endort. Puis, voyant le capitaine, il s’approcha de lui, et lui demanda des nouvelles de sa santé.

Le capitaine avait l’air embarrassé ; il ne pouvait croire que ce jeune garçon fût ce M. Walter Morville dont il avait tant de fois entendu répéter le nom ; et il répondit :

— Je voudrais bien avoir l’honneur de parler à M. Walter.

— Eh bien ? dit Walter.

— Pardon, Monsieur, dit le capitaine en les voyant tous rire, je ne croyais pas que ce fût un si jeune homme ! C’est une action dont un vieux marin serait fier : nous vous devons tous la vie, Monsieur.

Walter, par obligeance, voulut bien ne pas l’interrompre, et reçut d’un air modeste ses remercîments. D’ailleurs, il voyait le vieux Markham si heureux et si fier d’entendre louer la conduite de son jeune ami !