L’Héritier de Redclyffe/29

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CHAPITRE XXIX.


Écoutez comme les oiseaux chantent,
Et comme les bois résonnent !
Toutes les créatures se réjouissent ainsi que l’homme ;
Cependant c’est une chose certaine
Que les joies et les plaisirs de l’homme
Sont moins de la vie présente que de celle qui la suivra.

Ce n’est pas qu’il ne puisse ici-bas
Goûter le bonheur ;
Mais, comme un oiseau boit puis relève la tête,
Ainsi l’homme doit penser, après chaque gorgée,
À une boisson meilleure,
Qu’il n’obtiendra qu’après sa mort.

(Herbert.)


Walter retourna à Hollywell le vendredi pour passer une semaine tranquille avec la famille Edmonstone, ce qui faisait le plus grand plaisir à Amy ; car elle était heureuse de ce que Walter aimait Hollywell et ses habitants aussi bien pour eux-mêmes qu’à cause d’elle. On avait dit que cette semaine serait tranquille ; mais, malgré tous les efforts de madame Edmonstone et de Laura, il y eut assez de confusion pour que toute autre personne à la place d’Amy en eût été troublée.

On se demanda quel emploi les deux jeunes époux feraient de la lune de miel. Walter et Amy auraient voulu faire simplement un petit voyage en Angleterre pour visiter quelques endroits célèbres, puis revenir à Hollywell pendant quelques jours, et, de là, partir pour Redclyffe et vivre dans un coin du château en attendant que le reste fût prêt. Amy ne comprenait pas pourquoi il lui faudrait plus de place qu’au vieux M. Morville, et Walter déclara que le bonheur n’était pas une raison de chercher le plaisir. Mais Charles trouvait cet arrangement absurde, et M. Edmonstone disait qu’il fallait faire un voyage sur le continent. Madame Edmonstone aussi désirait qu’Amy vît un peu de pays, la Suisse surtout, qu’elle avait toujours souhaité de connaître. Le nom de Suisse fit penser à Walter que ce serait une bonne occasion d’y conduire Arnaud, qui, depuis vingt ans, parlait d’aller voir sa famille.

— Enfin, dit Walter, ce ne sera pas chercher le plaisir ; on a réglé ce plan pour nous, et nous nous y conformons parce que nous n’avons pas de toit pour nous abriter. Nous rendrons un service à Arnaud, et peut-être nous rencontrerons Philippe.

— Ceci ne sera certainement pas un plaisir, dit Amy ; puis, se rappelant, que Walter n’aimait pas à l’entendre parler de la sorte, elle ajouta : À moins que vous ne puissiez le faire changer de sentiments ; alors ce serait mieux que du plaisir.

— Ce serait l’accomplissement de mon dernier souhait, répondit Walter. Dans tous les cas, nous jouirons du voyage.

— Cela va sans dire.

— Et de crainte que nous ne nous laissions entraîner à oublier notre devoir de revenir chez nous, fixons une époque pour être à Redclyffe.

— N’avez-vous pas dit que le château serait prêt à la Saint-Michel ?

— Les ouvriers me l’ont promis ; ainsi, chère Amable, autant que cela dépendra de nous, nous serons chez nous à la Saint-Michel.

Tous étaient surpris de voir approcher le moment du mariage. Charles l’appréhendait, car la perte d’Amy était plus importante pour lui que pour tous les autres. Qui remplacerait sa fidèle petite compagne ? Il avait plus de temps que sa mère et Laura pour se livrer à ses tristes réflexions, lui, incapable de prendre part à l’agitation générale.

Charles et Walter étaient l’un pour l’autre d’une politesse exemplaire. Tous deux tâchaient de ne pas s’emparer d’Amy exclusivement ; et ceux qui avaient connu Charles trois ans auparavant, dans le temps où il était si égoïste, étaient surpris de voir avec quel soin il cachait le chagrin qu’il éprouvait à se séparer de sa sœur, afin de n’affliger personne. Il ne pouvait se montrer aussi gai que de coutume ; mais il était encore amusant, et parvenait à faire rire ses alentours, excepté quand il était seul avec Amy, ou quand il l’entendait charger ses sœurs des divers petits services qu’elle avait eu l’habitude de lui rendre. Alors, pour cacher sa mélancolie et ne pas faire pleurer Amy, son seul remède était de faire mille projets de visite à Redclyffe, et de s’étendre sur la facilité des communications par les chemins de fer.

Le dernier jour arriva, il sembla long et étrange. Il n’était gai pour personne, et il était triste pour plusieurs. Cependant Amy, avec sa douce et pensive expression, avait une sérénité qui se communiquait à ses alentours. Charlotte, quoique fort animée, se calmait en sa présence : Laura ne pouvait la plaindre ni trembler pour son avenir : Charles la suivait des yeux sans rien dire ; son père ne la rencontrait jamais sans la baiser sur les deux joues et l’appeler son petit bijou ; sa mère… Mais qui pourrait décrire madame Edmonstone dans ce jour ? Elle était remplie de tristesse pour elle-même, et de reconnaissance pour le bonheur de son enfant. Walter se tenait à l’écart pour leur laisser Amy. Il demeura longtemps dans sa chambre, puis il se rendit à cheval à Broadstone, et, en revenant, il fit une longue visite à M. Ross. En rentrant, il trouva Charles sur la pelouse, dans son fauteuil à roulettes, et Amy assise sur le gazon auprès de lui. Il s’assit aussi auprès d’elle, et tous trois gardèrent un long silence.

— Quand nous retrouverons-nous tous trois ensemble ? dit enfin Charles.

— Et dans quel lieu ? ajouta Amy.

— Ici, vous viendrez me conter vos aventures et chercher Trim.

— Je l’espère, dit Walter. Le moment où nous vous conterons nos aventures sera le plus beau du voyage.

— Vous êtes bien généreux, répondit Charles. Et ils retombèrent dans le silence.

— Voici du monde, s’écria Walter entendant une voiture dans l’avenue. Voulez-vous rentrer, Charles ?

— Oui, s’il vous plaît.

Walter s’appuyant sur le dos du fauteuil le poussa vers la maison, et dit à Charles d’une voix émue :

— Charles, nous ne savons ni le lieu ni le moment où nous nous reverrons, c’est pourquoi je veux vous remercier de toute l’amitié, de toute la sympathie que vous m’avez témoignée.

Charles, sans se retourner, répondit :

— C’est moi qui suis votre débiteur ; car, en retour de tous les services que vous m’avez rendus, vous n’avez eu de moi que des exigences et de la mauvaise humeur. Mais, Walter, je sens ce que je vous dois. Vous avez fait de moi un homme nouveau, au lieu du pauvre misérable que j’étais, riant de mes maux pour me persuader que je ne les sentais pas. N’êtes-vous pas fier de votre œuvre ?

— Comme, si j’y étais pour quelque chose !

— Certainement. D’ailleurs, ne m’avez-vous pas rendu mille services, dans le temps où je n’avais pas, comme à présent, le droit de les attendre ? ajouta-t-il en souriant et en regardant Amy. Quand vous reviendrez, c’est alors que je vous traiterai en frère !

Cette conversation les retarda un peu, et ils n’arrivèrent pas à la maison avant les hôtes. Aussi, la première chose que virent en entrant la tante Charlotte et lady Éveline, ce fut Walter aidant Charles à monter les marches du perron ; ses yeux bruns et brillants, sa figure colorée, contrastaient avec les traits pâles et amaigris de Charles. Amy les suivait, portant les béquilles de son frère. Elle baissait les yeux, et ses boucles blondes voilaient ses joues rosées.

— Les voici ! s’écria mademoiselle Edmonstone en s’élançant à leur rencontre, et jetant ses bras autour du cou d’Amy : Ma chère nièce, je vous félicite de tout mon cœur !

— J’épargnerai vos joues brûlantes, Amy, ma toute chère, dit tout bas lady Éveline en l’embrassant, pendant que la tante Charlotte, après avoir aussi donné un baiser à Charles, tendit la main à Walter en disant :

— Je n’attendrai pas que l’on vous présente.

— Vous ai-je dit trop de bien de lui ? demanda M. Edmonstone. N’est-il pas un charmant garçon ?

Walter se détourna bien vite, et alla saluer lord Kilcoran ; puis il prit Amy par la main, et l’écartant du groupe de ses parents, il l’amena auprès d’un homme âgé, encore robuste et d’un air un peu rustique mais respectable, qui, après avoir salué poliment, s’était retiré à l’écart.

— Vous le connaissez déjà ! dit Walter.

— Oui, certainement, ajouta Amy en lui tendant la main.

Markham était pris par surprise ; il fit entendre un grognement de satisfaction, et secoua la main d’Amy avec autant de cordialité que si elle avait été sa nièce favorite.

— Et la petite fille ? demanda Amy.

— Oh oui ! je l’ai prise en passant à Saint-Mildred, et je l’ai remise à une servante dans l’antichambre.

— Je vais la chercher, s’écria Charlotte au moment où Amy s’avançait vers la porte. Un instant après elle entra avec la petite Marianne Dixon, qui ne lâchait pas sa main. Amy la prit dans ses bras et la baisa tendrement, et la pauvre petite, tout effrayée, parut charmée de retrouver son ancien ami Walter.

M. Edmonstone caressa ses boucles blondes, et, quand chacun lui eut fait quelque amitié, Charlotte, à qui Walter l’avait particulièrement confiée, l’emmena avec elle dans la maison.

Madame Edmonstone eut beaucoup à faire le reste de la soirée, et n’en était pas fâchée. La tante Charlotte n’était jamais venue depuis la maladie de Charles. C’était une petite personne active et réjouie, une vraie Irlandaise. Elle rapportait toutes choses à sa mère ; elle ne pensait qu’à lui tout conter, et sa seule arrière-pensée était qu’elle devait manquer à la maison.

Madame Edmonstone lui contait l’histoire du mariage, et faisait l’éloge de Walter. Amy était montée après le dîner, pour faire ses adieux à sa vieille bonne et voir la petite Marianne ; et Éveline, assise entre Laura et Charlotte, faisait mille questions auxquelles il était difficile de répondre.

Elle ne pouvait comprendre pourquoi Walter n’avait point passé les vacances de Noël à Hollywell, et, voyant qu’on ne voulait pas le lui dire, elle n’en parla plus. Mais elle fit encore une autre question embarrassante.

— Dites-moi donc si le capitaine Morville est content de ce mariage, oui ou non.

Laura aurait voulu ne rien répondre, espérant que lady Éveline parlerait d’autre chose, mais Charlotte s’écria :

— Que vous en a-t-il dit ?

— Rien du tout ; mais pourquoi ne vient-il pas ?

— Vous l’avez vu plus récemment que nous, dit Laura.

— Ce n’est pas une réponse, dit lady Éveline. Vous connaissez mieux que moi ses pensées.

— Il est fort ennuyeux, dit Charlotte, et nous pouvons bien nous passer de lui ; mais Walter et Laura tiennent toujours son parti.

Dans ce moment on appela Laura pour recevoir la boîte des gants blancs. Elle aurait voulu emmener Charlotte ; mais celle-ci n’était pas disposée à se séparer de lady Éveline. Eva devinait qu’elle en apprendrait plus de Charlotte que de sa sœur ; et, en effet, quoique Charlotte ne manquât pas de prudence, elle pensa pouvoir dire à sa cousine ce que tout le voisinage savait, que Philippe avait eu sur Walter des soupçons injustes ; que papa avait été très fâché contre Walter, et l’avait même banni de Hollywell. Cependant Walter s’était admirablement bien conduit, et maintenant tout était expliqué ; mais, malgré les preuves les plus évidentes, Philippe ne voulait pas être convaincu.

Éveline trouva cela très mal, admira Walter et plaignit Amy.

— Ainsi il avait été banni, dit-elle ; mais sans doute Amy n’a jamais renoncé à lui ?

— Oh ! elle ne l’a jamais cru coupable.

— Et pendant qu’elle lui était fidèle, peu lui importait le reste !

— Oui, s’il l’avait su ; mais elle ne pouvait pas le lui dire.

Éveline prit un air d’incrédulité.

— Je suis sûre qu’elle ne lui a rien dit, répéta Charlotte un peu fâchée.

— Vous n’en savez rien, ma chère.

— Pardonnez-moi ; maman a dit à Charles qu’ils se sont très bien conduits, et n’ont jamais essayé de s’écrire.

— Vous avez grand’raison de le croire.

— Mais j’en suis certaine ! Comment pouvez-vous les croire capables de faire quelque chose de mal ?

— Je ne dis pas que ce fût mal.

— Quoi ! de s’écrire quand papa l’avait défendu ! et en secret encore ?

— Mon enfant, vous êtes trop innocente. Il n’y aurait en aucun mal ; c’était une raisonnable preuve de constance. Vous ne connaissez rien à l’amour.

— Si je ne connais rien à l’amour, je connais bien Walter et Amy, et je sais qu’ils ne faisaient pas en secret une chose défendue.

— Attendez d’aimer quelqu’un, alors vous changerez d’avis !

— Je n’aimerai jamais personne ! s’écria Charlotte indignée.

Éveline se mit à rire, et Charlotte fut bien aise que cette conversation fût interrompue par l’arrivée des messieurs.

Walter aida Charles à se placer sur le sofa, puis il se tourna vers Markham avec qui il se mit à parler de Redclyffe. Charlotte s’approcha du sofa, saisit un moment où personne ne pouvait l’entendre, et dit tout bas à son frère :

— Charles, Eva ne veut pas croire que Walter et Amy ne s’écrivaient pas secrètement l’hiver dernier.

— Je ne puis l’en empêcher, Charlotte.

— Quand je le lui dis, elle se moque de moi. Dites-le lui donc aussi, Charles !

— Je me respecte trop pour cela.

— Charles ! vous ne croyez pourtant pas que ce soit possible ?

— Possible ? non certainement.

— Elle dit qu’il n’y aurait pas eu de mal et que je ne connais rien à l’amour.

— Vous auriez dû lui dire que Walter et Amy s’aiment autrement que les gens ordinaires.

— Que je voudrais le lui avoir dit ! Dites-le, Charles, elle vous croira.

— Je n’en dirai pas un mot.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle n’en est pas digne, si elle ne les juge pas mieux. J’ai cru un jour qu’Éva avait plus de sens ; mais je ne comprends pas quelle société elle voit quand elle n’est pas ici.

— Cependant Charles ne fut pas fâché qu’Éveline vînt s’asseoir auprès de lui, pour causer de choses insignifiantes. Amy, étant rentrée, vint prendre son ancienne place et mettre sa main dans les siennes.

C’était la dernière fois qu’elle était à lui ! Sa mère seule lui aurait manqué davantage, et, tenant toujours la main de sa sœur, Charles écoutait la description que lui faisait Éveline du nouveau précepteur de ses frères. C’était un M. Fielder, un homme distingué, agréable, qui avait beaucoup lu ; mais il était aussi l’homme le plus laid, le plus extraordinairement laid qu’elle eût jamais vu : il était très petit, et l’on eût dit qu’il était fait de gutta-percha. — Éveline disait qu’il ne remuait que par soubresauts, et Maurice avait conseillé à ses frères de ne pas le placer trop près du feu, de peur qu’il ne fondît.

— Ils ne devraient le mettre que juste assez près pour l’attendrir, quand ils veulent obtenir une faveur, dit Charles, parlant au hasard.

— Et puis ses yeux ! Ils ne sont pas louches précisément, mais ils ne sont pas pareils, ce qui le fait ressembler à cet affreux petit terrier de Maurice, nommé Vénus. Aussi mes frères appellent-ils toujours M. Fielder Vénus.

— Et c’est ainsi que vous leur apprenez à respecter leur précepteur ?

— Oh ! il les tient bien en respect pendant leurs leçons ; mais il a horreur, dit-il, de nous autres sauvages Irlandais. Il est surpris de ne pas nous voir manger les pommes de terre avec les doigts.

C’est ainsi qu’Éveline causa longtemps, et Charles lui répondait sur le même ton. Tout le monde se sentit soulagé de voir arriver la fin de la soirée.

Laura resta longtemps dans la chambre d’Amy, s’apercevant qu’elle n’avait pas, jusqu’alors, apprécié tous les mérites de cette aimable sœur. Combien elle allait se trouver isolée sans elle, entourée de gens qui ne savaient pas entrer dans ses peines, qui attaquaient sans cesse Philippe ! Son cœur était si plein qu’elle aurait tout dit à sa sœur, si Philippe ne s’était pas montré si opposé à Walter ; elle était d’ailleurs alarmée du sort futur d’Amy, à la pensée des soupçons que Philippe conservait toujours. Elle ne put donc qu’embrasser sa sœur, tandis que celle-ci pleurait doucement et la consolait.

Madame Edmonstone ne vint qu’un instant vers sa fille, voulant qu’elle se reposât.

— Maman, dit Amy en recevant son dernier baiser, je suis surprise de n’être pas plus triste,

— Tant mieux, ma chère enfant, répondit madame Edmonstone.

Amable s’endormit bientôt et s’éveilla avec la pensée que c’était le jour de son mariage. Elle ne descendit pas pour déjeuner, mais elle passa dans le boudoir, auprès de Charles, dès qu’elle fut habillée ; et, quand elle fut assise auprès de lui, sur le sofa, il attacha à son bras un bracelet des cheveux de sa mère. Ses yeux étaient obscurcis et ses mains tremblaient, mais il ne voulut pas qu’elle l’aidât. Elle le remercia en l’embrassant, sans pouvoir dire autre chose que :

— Charles ! Charles ! Comment ai-je pu promettre de vous quitter ?

— Qui pouvait croire que mes sœurs devraient passer leur vie enchaînées à mon sofa ?

Il fallut sourire, mais ce ne fut que pour un instant ; la gaieté de Charles était mélancolique.

— Promettez-moi de ne pas vous ennuyer, Charles, de souffrir que Charlotte me remplace !

— Sans doute je saurai m’accoutumer à elle au bout de quelque temps. Amy, je pensais peu à ce que je faisais en le rappelant ! C’était scier la branche qui me soutenait. Mais assez de flatterie, il y aurait de quoi faire tourner votre petite tête. Là, levez-vous, que je vous voie. Très bien ! vous me faites honneur. Je tâcherai bien de me passer de vous. J’ai désiré toute ma vie d’avoir un frère, et vous m’en donnez un… celui que j’aurais choisi entre mille, le seul à qui je puisse pardonner de vous prendre. Mais le voici ! Entrez !

Walter dit à peine quelques mots ; Amy n’osa pas le regarder en face. Il était tard, et il venait prendre Charles. Amy demeura tranquille un moment ; ensuite il fallut mettre la dernière main à sa toilette. Comme c’était fini, Charlotte s’écria :

— Voici Walter ! Peut-il entrer ?

Madame Edmonstone ne dit pas non et Charlotte ouvrit la porte. Il tint un moment les yeux fixés sur Amy, et dit :

— Je me trompais ; je ne voudrais pas vous voir mise autrement.

En effet, madame Edmonstone et Laura, oubliant aussi les détails de dentelle et de soie qui les avaient occupées, ne voyaient plus que la blancheur et la pureté emblématique de la robe, du voile et de la couronne. Mais on n’eut pas le temps d’en dire davantage, car M. Edmonstone vint appeler Walter, qui devait conduire Charles à l’église dans le petit phaéton. Amable, selon l’usage, s’y rendit avec ses parents. Pauvre enfant ! ses larmes coulèrent abondamment tout le long du chemin. M. Edmonstone était fort ému au moment de se séparer de sa fille, et la maman qui avait de la peine à ne pas pleurer, ne pouvait que serrer la main d’Amy.

Pendant que le ministre lisait le service du matin, Amy eut le temps de se remettre. Elle tremblait à peine quand son père la conduisit à l’autel, et sa voix, quoique basse, était ferme et distincte, tandis que celle de Walter frémissait d’émotion.

Tout le monde remarqua que Laura était plus agitée qu’aucun des assistants ; elle tremblait si fort qu’elle était obligée de s’appuyer sur Charlotte, et ses larmes firent bientôt couler celles des autres demoiselles d’honneur, de toutes, excepté de Mary Ross, qui ne pouvait jamais pleurer quand elle voyait pleurer les autres, et de la petite Marianne, qui n’y comprenait rien.

Ce jour-là il y eut plusieurs averses, entremêlées de rayons de soleil. Un de ces rayons éclairant tout à coup les vitraux de l’une des fenêtres du sud vint donner une couleur d’or aux longs cheveux de Walter, et teindre en pourpre le voile de la mariée. Cette espèce d’auréole et l’expression du front qui la portait firent penser Mary à ces lignes :

Quel est le front qui porte, aux yeux des mortels,
La couronne de lumière angélique ?

Charles appuyait sa tête à un pilier, comme s’il n’eût pas eu la force de la soulever ; M. Edmonstone était agité et sanglotait ; madame Edmonstone était le seul des assistants qui fût calme et ne tremblât pas trop ; mais la personne la plus paisible était la jeune mariée, agenouillée et les mains jointes, baissant la tête, ne pensant qu’au vœu qu’elle formait, à la bénédiction qu’elle recevait, et comme élevée au-dessus des choses de ce monde.

Tout était fini, la cérémonie terminée ; le cortége se rendit dans la sacristie. Il présentait un charmant coup d’œil ; le marié et la mariée avaient la grâce et la fraîcheur de la première jeunesse ; ils étaient suivis des six demoiselles d’honneur ; Laura et Éveline, deux jeunes personnes d’une beauté remarquable ; Charlotte et la blonde petite Marianne ; Mary Ross et Grace Harper.

Les villageois, qui s’étaient attroupés, avaient raison de dire que ce spectacle était digne qu’on vînt le voir de vingt lieues à la ronde.

Après que les nouveaux mariés furent montés en voiture, on fit placer Charles dans son petit phaéton. Charlotte, qui tenait à gagner sa faveur, voulut le conduire, parce qu’elle comptait remplacer en tout Amy auprès de lui. Madame Edmonstone demanda à Laura si elle n’aimerait pas à conduire elle-même son frère. Mais elle répondit que non ; elle était mieux en état de répondre à de jeunes filles qu’aux remarques de Charles.

Quelqu’un dit qu’il allait pleuvoir ; mais Charlotte plaida encore.

— Eh bien, venez petite fille, dit Charles, retrouvant sa bonne humeur ! Prenez garde seulement de verser.

Charlotte conduisait avec un grand soin ; au bout d’un moment, elle poussa un soupir et s’écria :

— Cette fois il est notre frère ! il n’y a plus rien à craindre.

— C’est vrai, dit Charles.

— Vous aviez donc aussi de l’inquiétude ? J’en suis bien aise. C’était comme dans un livre, et je craignais toujours de voir paraître le terrible Philippe.

— Comme une espèce d’ogre. Il me semblait aussi, par moments, le voir arriver pour s’opposer à ce mariage, toujours pour le bien d’Amy, cela va sans dire. Mais il ne peut les séparer maintenant, et je suis bien aise que le nœud soit serré, car il semblait qu’une espèce de fatalité s’y opposât toujours.

— C’est vrai, dit Charlotte, c’est peut-être comme l’histoire de Rosaura et de sa famille ; ne savez-vous pas ? Le sort refusa de paraître à leur mariage avant que le comte Julius eût sauvé la vie à l’un de ses ennemis. Vous verrez qu’il se rencontreront sur le continent et que Walter sauvera Philippe.

— Ne craignez pas que Philippe expose sa vie ! Je crois qu’il n’y eut jamais de plus belle noce. Mais j’ai tort de le dire, car je suis sûr d’entendre cette phrase cent fois avant la nuit !

— Comme notre tante Charlotte pleurait ! C’est une drôle de petite femme.

— Oui, je vois à présent à qui vous ressemblez. Vous serez exactement comme elle à son âge.

— C’est bien mon intention : je resterai à la maison pour vous soigner, comme elle soigne grand’maman.

— Vrai ?

— Oui, je ne veux jamais me marier, c’est si désagréable !

— Voici la pluie ! s’écria Charles, en voyant tomber quelques larges gouttes. Ils n’avaient pas de parapluie, et Charlotte ne voulut pas accepter une part du manteau de son frère. Elle ne fit que rire de cette aventure, pressa le cheval, et arriva à la maison avec sa robe blanche trempée de pluie. Walter vint à leur rencontre suivi de Trim. Trim, s’apercevant qu’il arrivait quelque chose d’extraordinaire à son maître, ne le quittait pas un instant, et semblait deviner qu’on allait le laisser à la maison.

— Comme vous êtes mouillée, Charlotte !

— C’est égal, Charles ne l’est pas.

Et la petite fille, s’élançant de la voiture, reçut le premier baiser de son nouveau frère.

— Où est Amy ?

— Ici, dans le vestibule.

Charlotte fut bientôt dans les bras de sa sœur, pendant que Walter aidait Charles à descendre de voiture.

— Venez vite changer de robe, dit Amy à sa sœur en l’entraînant dans sa chambre. Là elle commença à la déshabiller.

— Ne prenez pas cette peine, Amy, laissez-moi sonner.

— Non, les domestiques sont toutes occupées. Où est votre seconde robe blanche ?

— Non, non, s’écria Charlotte, en saisissant la main gauche de sa sœur ; Lady Morville ne doit pas commencer pas être ma femme de chambre !

— C’est égal, chère petite ; je ne pourrai rien faire pour vous de longtemps.

La voix d’Amy trembla, et Charlotte l’embrassa encore.

— Hâtons-nous, reprit Amy, voici les voitures.

— Amy, Amy, je ne sais si je suis triste ou contente.

— Pour moi, reprit-elle, je suis l’un et l’autre.

À ce moment madame Edmonstone et Laura entrèrent. Puis vinrent les paroles entrecoupées, les larmes et les sourires. Pauvre Laura, ses larmes étaient brûlantes, ses sourires amers et bien différents du reste de la famille !

Nous passerons sous silence les détails du déjeuner et les splendeurs du gâteau de mariage, aussi bien que le beau discours dans lequel lord Kilcoran porta la santé des nouveaux mariés. Laura se rendit agréable et utile, jouant le rôle de mademoiselle Edmonstone, charmée de l’heureux mariage de sa sœur, tandis qu’au fond elle était triste et découragée.

Elle fut bien aise quand sa mère se leva de table et que les dames se retirèrent, bien aise d’avoir à parler avec des étrangers au salon, au lieu d’être sous le regard pénétrant d’Éveline et de Mary Ross. Elle aida sa sœur dans ses préparatifs de départ. Cette opération dura longtemps ; mais enfin Amy fut habillée de son joli petit costume de voyage : une robe de taffetas bleu foncé, un mantelet de mousseline et un chapeau blanc. Madame Edmonstone la laissa encore un instant avec sa sœur, et passa dans son cabinet de toilette. Elle y trouva Walter appuyé à la cheminée comme autrefois, quand il venait lui conter ses peines.

— Est-ce que je vous dérange ? dit-il. J’avais besoin de venir encore une fois ici, dans cette chambre où j’ai passé de si heureux moments.

— Où je vous ai toujours vu avec plaisir.

— Vous avez été remplie de bontés pour moi, ajouta-t-il.

— Vous rappelez-vous le jour où je vous ai priée de me diriger, comme si j’étais Charles ? Je ne songeais guère alors…

Il se tut et madame Edmonstone lui dit :

— Je ne pensais pas non plus alors combien je serais heureuse un jour de vous appeler mon fils, et elle lui donna un baiser maternel.

— Je voudrais pouvoir vous dire la moitié de ce que j’éprouve ! Arrivé ici comme un étranger, j’y ai trouvé une famille.

— Vous nous avez aussi procuré bien des jours heureux ; vous avez fait surtout beaucoup de bien à mon pauvre Charles. Puissiez-vous, cher Walter, trouver à votre tour du bonheur chez vous.

— Comment cela ne serait-il pas avec elle ?

— Il n’est pas nécessaire que je vous la recommande, dit en souriant madame Edmonstone ; mais j’éprouve aujourd’hui un peu de ce que j’éprouvai, la première fois que je la laissai sortir seule avec Laura.

Laura entra dans ce moment. Elle ne pouvait que pleurer quand elle était seule avec Amy, et venait se réfugier dans le boudoir pour ne pas l’affliger. Mais elle souffrait plus encore à rencontrer Walter. Elle sentait qu’elle aurait dû lui dire des paroles amicales et ne pouvait. Il parla le premier.

— Laura, tâchez de vous remettre à présent que tout est fini. N’étudiez pas trop les mathématiques et ne vous fatiguez pas.

Laura sourit tristement.

— Voulez-vous me faire un plaisir, Laura ? Faites-moi un de vos jolis dessins… l’intérieur de l’église. Est-ce trop demander ?

— Oh non ! Je le ferai avec plaisir !

— Mais seulement quand cela vous plaira, et tout à votre aise. Ce sera pour moi une preuve que vous me pardonnez le chagrin que je vous cause. J’en suis bien fâché.

— Vous êtes si bon, dit Laura fondant en larmes ; et sa mère étant sortie elle ajouta : N’essayez pas de me consoler, Walter ; ce n’est pas votre faute, mais je suis extrêmement malheureuse !

— Amy m’a dit que vous étiez affligée à cause de Philippe. Je voudrais pouvoir faire quelque chose, Laura. Je tâcherai de le rencontrer en Suisse, et alors, qui sait si nous ne pourrons pas tout arranger. Dans tous les cas, il sera bien aise d’apprendre que vous le jugez favorablement.

Ces paroles amicales éveillèrent dans le cœur de Laura des sentiments fraternels pour Walter, qui ne la quittèrent plus. Si seulement Philippe avait su ce qu’il perdait ! Charlotte entra.

— Je suis bien aise de vous trouver, Walter. Je voulais vous rappeler votre promesse de m’écrire la première lettre signée : « Votre frère affectionné. »

— Je ne l’oublierai pas, Charlotte.

— Walter ! où est Walter ! criait M. Edmonstone. La pluie a cessé ; descendez, tous deux ou vous serez en retard.

Madame Edmonstone alla chercher Amable. Pendant le temps qu’elle avait passé seule, Amy avait prié. Quand sa mère l’appela, elle se leva tranquillement, et, rencontrant Walter au haut, de l’escalier, elle prit son bras et descendit avec lui.

Charles était sur un sofa dans l’antichambre, causant beaucoup pour cacher son émotion.

— Amy, petite femme, vous nous faites honneur ! Écrivez bientôt, et ne vous ennuyez pas trop de moi.

Il y eut une confusion d’adieux et de baisers devant la porte, où Charles lui-même était venu en s’appuyant sur le bras de Charlotte. Puis M. Edmonstone fit monter Amable en voiture.

— Adieu, adieu, ma chère petite ! Dieu vous bénisse et soyez heureuse ! Walter, adieu ! Je vous ai donné ce que j’avais de plus précieux, mais c’est de bon cœur. Soignez-la bien, car c’est une perle de grand prix ! Adieu, mon fils !

Walter répondit par un serrement de main. Comme il allait monter en voiture, il se retourna.

— Charlotte, j’ai enfermé Trim dans ma chambre. Ouvrez-lui dans une demi-heure, s’il vous plaît. Je lui ai tout expliqué et il sera sage. Adieu.

— J’aurai grand soin de lui, et je vous donnerai de ses nouvelles.

— Et vous, Markham, souvenez-vous que si le château n’est pas prêt à la Saint-Michel, nous serons obligés d’aller demeurer chez vous.

Enfin, comme s’il n’eût pu faire autrement, Walter se retourna encore vers Charles, lui serra la main et dit :

— Dieu vous bénisse, Charles !

Un instant après, il était auprès d’Amable, et ils s’éloignèrent.

Amable se pencha en avant pour voir encore sa mère, jusqu’au moment où une longue branche de cytise vint frapper son chapeau, et secoua sur ses genoux les gouttes de pluie dont ses fleurs jaunes étaient couvertes.

— Voyez, Amy, les fleurs de Hollywell vous pleurent !

Elle sourit à travers ses larmes. Dans ce moment la voiture sortait du bosquet, et, sur les nuages sombres, les deux jeunes mariés virent devant eux un magnifique et parfait arc-en-ciel. On eût dit un arc de triomphe sous lequel ils devaient passer.

— Que c’est beau ! s’écrièrent-ils.

— Walter, dit Amy, quand le brillant météore eut disparu, c’est un présage ! Si nous avons des malheurs, ils seront suivis d’un arc-en-ciel.