L’Héritier de Redclyffe/32

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C. Meyrueis (Volume 2p. 108-123).


CHAPITRE XXXII.


Oui, toutes choses portent une robe céleste,
Qui sanctifie leur beauté,
Types de ce jour de repos éternel,
Où tout sera changé comme elles.

(Hymne pour le dimanche.)


Depuis ce jour, le malade donna peu d’inquiétude. Il était, il est vrai, d’une faiblesse extrême et incapable de remuer ni de parler ; mais il n’avait plus de fièvre, et sa bonne constitution reprit rapidement le dessus. On voyait des progrès chaque jour, presque à chaque heure ; il dormait beaucoup, et paraissait paisible dans les courts moments où il était éveillé. Ces moments devinrent toujours plus longs, sa voix se fortifia, et il faisait chaque jour plus de remarques et de questions. Son premier soin fut de demander qu’on écrivît au colonel Deane pourquoi il était resté plus longtemps en voyage que son congé ne le lui permettait ; mais il ne dit pas un mot de Hollywell, en sorte qu’Amy espéra toujours plus que ce qu’il avait dit au sujet de Laura était l’effet du délire ; mais Walter ne trouvait pas naturel qu’il évitât de parler des personnes qui devaient l’intéresser. Philippe était très patient dans sa faiblesse, toujours reconnaissant et facile à contenter, et ses manières peu gracieuses envers Walter avaient entièrement disparu. Il aimait à être servi par lui, et recevait ses services avec gratitude, tout en paraissant craindre de le fatiguer, et sans lui donner des avis, selon son ancienne habitude.

Un soir, Walter écrivait auprès du lit de Philippe, qu’il croyait endormi, quand le malade lui demanda :

— Écrivez-vous à Hollywell ?

— Oui, à Charlotte ; mais je ne suis pas pressé : ma lettre ne partira que demain, avez-vous quelque commission ?

— Non, merci.

Walter crut l’entendre soupirer, puis il y eut un long silence, après lequel Philippe reprit :

— Walter, ai-je dit quelque chose de Laura ?

— Oui, dit Walter, en posant sa plume.

— Je le pensais, mais je n’en étais pas sûr. J’espère que ce n’était pas quand j’étais dans le délire ?

— Non, dans ces moments-là vous n’étiez pas souvent intelligible ; vous tâchiez ordinairement de parler italien, ou bien vous croyiez être à Stylehurst. La seule fois que vous ayez prononcé son nom, c’était la nuit qui a précédé la plus mauvaise.

— Je m’en souviens, dit Philippe ; je ne veux pas renoncer à la résolution que je pris alors, quoique je ne fusse pas sûr de l’avoir exprimée. Qu’il en arrive que qu’il pourra ; ce que je crains le plus, c’est que Laura ne soit jugée très sévèrement. Sa confiance illimitée a été sa seule erreur.

La voix du malade était très basse, et si douloureuse, que Walter doutait s’il devait le laisser continuer ; mais, se rappelant le bien que fait parfois une libre confession, il ne l’arrêta pas, et lui montra seulement sa sympathie par quelques mots et quelques gestes.

— Il faut que je m’explique, dit Philippe, afin que vous voyiez combien peu elle mérite d’être blâmée. C’était pendant l’été, il y a trois ans de cela, c’était l’année qui suivit votre arrivée. Je crus avoir des raisons de la mettre sur ses gardes. Le résultat a montré que mes craintes étaient chimériques ; mais n’importe. Dans le cours de notre conversation, je me laissai aller à montrer mes sentiments plus que je ne comptais ; elle était très jeune, et, avant de savoir ce que nous disions… nous nous sommes déclarés… Je ne parle pas ainsi pour excuser notre silence, mais seulement pour l’expliquer. Si nous avions parlé, cela aurait causé un grand trouble à Hollywell ; j’aurais été exilé, et, quoique le temps eût pu arranger les choses, nous aurions eu tous deux beaucoup à souffrir. Dieu sait maintenant ce qu’il en sera ! Mais, Walter, demanda-t-il en tremblant, quand avez-vous eu des nouvelles de Hollywell ? Savez-vous comment elle a supporté celle de ma maladie ?

— Nous n’avons eu qu’une lettre depuis qu’elle l’a apprise ; la lettre était de madame Edmonstone pour Amy ; elle ne parlait pas de Laura.

— Elle a beaucoup d’énergie, et souffrirait tout plutôt que de faiblir. Mais comment aura-t-elle pu garder le silence avec une pareille anxiété ? Vous êtes sûr qu’il n’est pas question d’elle dans la lettre de ma tante ?

— Je la demanderai à Amy, si vous voulez ?

— Non, non, laissez-moi finir, puisque j’ai commencé. Nous ne nous sommes fait aucune promesse ; ce n’était guère qu’un aveu de préférence ; je ne crois pas qu’elle en comprît l’importance, et je la priai de n’en pas parler. Je me suis trompé moi-même en me figurant qu’elle était libre, parce que je ne lui avais demandé aucune promesse ; mais les choses paraissent sous une autre face quand on est en présence de la mort, et il faut persister, quoi qu’il en coûte, dans les résolutions qu’on a formées en de semblables moments.

— Vous avez raison.

— Elle sera contente, car elle désirait le dire à sa mère ; mais je croyais qu’il valait mieux attendre que j’eusse de l’avancement, ce qui était notre seule chance de pouvoir jamais nous marier. Dès que je pourrai tenir la plume j’écrirai tout à son père. Je crains seulement pour elle les premiers mouvements de sa colère.

— Il est trop indulgent pour être longtemps fâché.

— S’il pouvait seulement tourner son indignation contre celui qui la mérite ! Je voudrais qu’Amy et vous vous fussiez déjà de retour pour la consoler.

— Nous comptons partir dès que vous serez en état de voyager. Si vous voulez revenir à Hollywell avec nous, vous trouverez M. Edmonstone tout prêt à pardonner. Personne n’est aussi content d’oublier son déplaisir.

— Oui ; mais en attendant c’est elle qui aura souffert. C’est égal, plus nous garderons le secret, plus notre faute sera grande. Ah ! vous ne pouvez pas imaginer nos difficultés, soupira Philippe ; les difficultés que présente la pauvreté.

— Vous vous fatiguez en parlant si longtemps, dit Walter. Tâchez seulement de vous remettre pour partir avec nous. Les choses iront mieux que vous ne pensez. D’abord, nous avons la dot d’Amy, pour aplanir les difficultés… Non ! ne me répondez rien ; vous avez déjà parlé trop longtemps.

Philippe était trop faible pour être capable de longues réflexions, et l’idée que les choses étaient mieux qu’il ne pensait suffisait à le calmer. La franche confession de sa faute l’avait aussi soulagé, et il n’avait trouvé dans Walter ni un accusateur, ni un juge, pas même cette magnanimité écrasante qui rend le bien pour le mal, mais un ami honnête et simple, faisant pour lui tout ce qui était en son pouvoir, et craignant par-dessus tout de le blesser. Ce n’est pas ainsi que Philippe aurait reçu une semblable confidence ! Dès que Walter put le quitter, il se rendit auprès de sa femme.

— Amy, dit-il tristement, il m’a tout dit ; ce n’est que trop vrai !

Sa première exclamation le surprit :

— Alors, Charles est le garçon le plus clairvoyant du monde !

— Comment ? Avait-il des soupçons ?

— Non ; mais j’ai souvent pensé dernièrement à ce qu’il m’a dit une fois : c’est que Laura était trop raisonnable pour son âge, et que la nature prendrait un jour sa revanche, en lui faisant faire quelque grande sottise. Mais Philippe vous a-t-il tout dit ?

— Oui. Il a parlé noblement et franchement, et n’attend que d’être mieux pour tout écrire à votre père.

— C’était donc vrai ! répéta Amy, comme si elle l’apprenait pour la première fois. Que dira maman ? Elle ne voudra pas le croire. Et la pauvre Laura a-t-elle dû souffrir ! car je n’épargnais pas les détails les plus affligeants. Contez-moi cela, s’il vous plaît !

Walter lui répéta tout ce qu’il venait d’entendre ; elle en fut indignée.

— Je ne puis être aussi fâchée contre lui que je le voudrais, à présent qu’il est malade et pénitent. Mais n’était-ce pas très mal d’oser nous regarder en face après cela ; de vouloir nous gouverner et de vous accuser comme il le faisait ?

— Je vois que je n’ai jamais compris les tentations de la pauvreté, dit Walter ; je n’avais pensé qu’à celles de la richesse.

— Ne l’excusez pas. Je peux lui pardonner ce qu’il nous a fait, parce qu’il ne pouvait pas vous pousser au mal ; mais je ne peux lui pardonner d’avoir entraîné Laura hors du droit chemin. Pauvre fille ! Je comprends à présent qu’elle eût l’air si malheureux ! Non, je ne peux lui pardonner cela, répéta-t-elle, les yeux remplis de larmes.

— Sa meilleure excuse est sa repentance, Amy. Vous ne pourriez faire autrement que de lui pardonner, si vous voyiez combien il est changé. Vous savez que vous devez lui faire une visite demain, puisque le médecin dit qu’il n’y a plus de danger de contagion.

— Je ne ferai que penser à la pauvre Laura ; mais que fait-il à présent ?

— Il dort, comme toujours ; il a une étonnante capacité de sommeil.

— Je voudrais que vous l’eussiez aussi. Je ne crois pas que vous ayez dormi deux heures depuis que vous avez tant veillé.

— Je commence à croire que le sommeil est un préjugé populaire. Je m’en passe à merveille.

— Vous croyez ; mais M. Shene n’aurait certainement pas remarqué votre physionomie, si vous aviez eu cette ligne bleuâtre sous les yeux. Regardez ! Est-ce là la figure d’un Galahad ou d’un autre chevalier de la Table-Ronde ? Voyons, couchez-vous un moment et tâchez de dormir.

— J’aimerais mieux à faire une petite promenade : le temps est si beau et l’air si frais ! Voulez-vous venir avec moi ?

Ils marchèrent pendant quelque temps, en discourant toujours de la conduite de Laura et de Philippe. Amable ne comprenait pas qu’on pût ainsi garder un secret, et disait qu’elle ne savait ce qu’elle serait devenue sans sa mère et sans Charles, à l’époque de ses chagrins. Sa seule satisfaction était de rejeter la plus grande partie de la faute sur Philippe.

— Vous savez qu’il ne lui permettait jamais de lire des romans, dit-elle. C’est peut-être pourquoi elle n’a pas compris ce qu’il voulait dire.

— Voilà une excellente excuse pour une jeune personne qui a donné imprudemment son cœur, dit Walter en riant.

— Je crois que si la chose était arrivée à Philippe avec toute autre que Laura, Charles en serait bien aise. Il a toujours deviné Philippe sous cet extérieur hautain.

— Amy !

— Non, avouez que c’était beaucoup plus grave chez un homme si peu romanesque que ce ne serait chez un étourdi, comme Maurice de Courcy, par exemple, qui n’aurait pas réfléchi à ce qu’il faisait.

— Il a d’autant plus de mérite à tout avouer, comme il vient de le faire.

Ensuite ils cherchèrent à deviner de qui Philippe avait voulu préserver Laura, et ils avaient si peu de soupçons, qu’ils se figurèrent que ce devait être de Maurice, ou de quelqu’un de ses amis irlandais.

Ils se demandèrent aussi ce qu’il y aurait à faire après la confession de Philippe. M. Edmonstone, une fois sa première indignation passée, n’exigerait pas, sans doute, que cet engagement fût rompu. Philippe pourrait venir à Redclyffe, où il achèverait de rétablir sa santé. Walter fit plus de projets pour faciliter le mariage de son cousin qu’il n’en avait fait pour le sien propre. Il amena presque sa femme à lui pardonner sa faute, et il lui dit encore dans la soirée qu’elle aurait été fort attendrie, si elle l’avait entendu parler de Stylehurst et de son père.

Le lendemain était un dimanche, et Amable devait faire une visite à Philippe. Walter était enchanté, et disait que c’était un grand progrès dans sa convalescence. Il était si heureux d’avoir enfin obtenu son amitié, qu’il lui faisait tous les plaisirs possibles, et l’on eût dit qu’il croyait ne pouvoir lui en faire un plus grand que de lui amener sa petite femme. Amable, pour ne pas diminuer sa joie, tâcha de ne plus penser à sa mère et à Laura.

C’était un beau jour du commencement de septembre ; on sentait déjà dans l’air la fraîcheur de l’automne. Philippe était si bien, le départ si prochain, qu’il n’y avait plus de raison d’être inquiet. Amable sentait son cœur plein de reconnaissance ; elle avait peine à s’habituer à ce sentiment nouveau, qu’elle éprouvait de la pitié pour Philippe !

Elle fit tout ce qu’elle put pour distinguer ce dimanche d’un autre jour ; elle s’habilla d’une robe de mousseline blanche, ornée de rubans blancs ; elle mit le bracelet de cheveux de sa mère, que Charles lui avait donné, et une broche de filigrane d’argent que Walter lui avait achetée à Milan : c’était le seul bijou qu’elle eût jamais reçu de lui. Puis elle se mit à sa fenêtre, regardant les paysans italiens passer dans leurs costumes de fête, et songeant aux journées de solitude et d’angoisse qu’elle avait passées à cette même fenêtre. Elle se demandait si la lettre qui devait rassurer ses parents était arrivée à Hollywell, et elle se perdait en réflexions sur la conduite de Laura.

— À présent ! dit Walter, qui entrait enfin. Pourvu que ses préparatifs ne l’aient pas trop fatigué ! Il voulait que tout fût si bien arrangé dans sa chambre, que je lui ai dit : Vous avez l’air d’attendre la reine plutôt que votre cousine Amable Morville.

Ils descendirent, et Walter ouvrit la porte en annonçant, d’une manière badine :

— Lady Morville !… Je ne me suis pas trompé cette fois ; la voici !

Elle s’attendait naturellement à trouver Philippe fort changé ; car il avait d’ordinaire un teint coloré et frais, et, par conséquent, c’était un de ces hommes chez qui les traces de la maladie sont particulièrement visibles. Il avait complétement perdu ses couleurs ; ses lèvres étaient pâles ; ses joues étaient creuses, et son front paraissait plus fort que de coutume, à cause de la maigreur du reste de sa figure, et parce qu’il avait perdu ses cheveux. Ses yeux n’étaient pas reconnaissables, enfoncés comme ils l’étaient. Il semblait heureux et tranquille, mais si faible, si dépendant, si différent de lui-même, qu’Amy en fut émue. Il sourit en lui tendant une main pâle, et qui n’avait littéralement que la peau et les os.

— Bonjour, Amy, dit-il d’une voix gaie, quoique très faible. Vous voyez que Walter a eu raison, et que je vous ai fait terminer votre voyage de noce d’une manière fort désagréable.

— D’une manière fort agréable, au contraire, puisque vous êtes mieux.

— Faites-vous les honneurs de ma chambre, Walter ? dit Philippe en soulevant sa tête de dessus l’oreiller avec une ombre de sa courtoisie ordinaire. Offrez une chaise.

Amy sourit et le remercia, pendant qu’il la regardait, comme un malade regarde une fleur ou tout autre objet réjouissant qu’on offre à sa vue.

— Est-ce là votre robe de mariage, Amy ?

— Oh ! non ; celle-là était bien plus belle !

— C’est que vous avez l’air d’une mariée.

— Voilà un compliment, pour une vieille femme comme vous, Amy, dit Walter, comme s’il eût été fier de l’admiration de Philippe. Il est temps cependant qu’on cesse de parler de nous comme de nouveaux mariés.

— Vous aurez encore à jouer ce rôle quand vous serez chez vous à recevoir vos amis.

— Heureusement vous les connaissez tous, et vous viendrez nous aider, répondit Amy ; et son mari fut bien aise qu’elle invitât Philippe elle-même.

— Merci, nous verrons, répondit-il.

— Oui, nous verrons, quand vous serez en état de partir. Ce sera bientôt ; nous voyagerons à petites journées, et vos progrès sont surprenants. Comment le trouvez-vous, Amy ? demanda-t-il avec une espèce d’orgueil presque amusant, en présence de la figure décharnée qui semblait lui causer tant de satisfaction.

— Sans doute il est beaucoup mieux qu’il n’a été, dit Amy ; mais je ne puis en juger.

— Vous ne pouvez pas encore obtenir des compliments pour moi, Walter. J’ai été fort surpris de ma propre figure, quand Arnaud m’a apporté le miroir ce matin.

— C’est dommage que vous ne vous soyez pas vu il y a une semaine, répondit Walter. Comme dit notre médecin français : « Il faut que monsieur ait une constitution robuste. »

— Charles prétend, dit Amable, qu’une constitution robuste n’est qu’une autre manière de dire : Passer par toutes les maladies possibles.

— Je crois qu’il a raison, répondit Walter ; car je me suis toujours bien trouvé d’en avoir une délicate.

— Comment savez-vous qu’elle est délicate ? dit Philippe. Aucune maladie ne l’a éprouvée.

— C’est pourtant ce que prétendait le vieux médecin de Moorworth, la dernière fois que j’ai eu affaire avec lui, dans mon enfance. Il parlait avec Markham de je ne sais quelle petite maladie que je venais d’avoir, et dit : il paraît rempli de santé à présent, mais sa constitution est délicate, disposée à la fièvre, et il aurait de la peine à se tirer d’une maladie grave. J’ai très bien compris ces paroles, quoiqu’elles ne fussent pas destinées à mon oreille.

— Je suis bien aise de ne pas avoir appris cela plus tôt, s’écria Amy.

— Y avez-vous pensé, quand vous êtes venu ici ? demanda Philippe.

— Oui, répondit Walter, sans songer à l’impression que produiraient ses paroles. À propos, Philippe, dites-nous ce qui vous est arrivé après nous avoir quittés, et ce qui vous a amené ici.

— Je traversai à pied la Valteline, comme j’en avais formé le projet, et je descendis par les sentiers à travers les montagnes. En arrivant à Bolzano, je ne me sentais pas bien ; mais je pensais que c’était seulement la fatigue, et que le repos du dimanche suffirait à me remettre. Je repartis donc le jour suivant, quoique je sentisse des douleurs dans les jambes et dans la tête.

— Êtes-vous parti à pied ? demanda Amy.

— Oui ; je croyais que mes jambes s’étaient enraidies en gravissant les montagnes, et que la marche les remettrait ; mais je ne voudrais pas avoir à passer encore par tout ce que j’éprouvai dans ces sentiers de montagnes, ébloui par la blancheur de la neige et brûlé par l’ardeur du soleil. Je voulais aller jusqu’à Vicenza ; mais il paraît que je n’ai pu me traîner plus loin qu’ici. Mes idées devinrent si confuses, que toute ma crainte était d’oublier l’italien. Je me rappelle vaguement d’avoir répété longtemps une phrase, de peur de la perdre. Je crois que je pouvais encore parler en arrivant ici ; mais la dernière chose dont je me souvienne, c’est de m’être senti fort mal dans une chambre différente de celle-ci, tout seul, et avec l’horrible pensée que je mourrais abandonné. J’ai aussi un souvenir confus d’avoir éprouvé un soulagement à entendre parler anglais, et à voir mon excellent garde-malade ici.

On causa encore un peu, mais c’était assez pour fatiguer Philippe. Walter lui conseilla bientôt de se taire, et lui fit apporter un peu de bouillon. Philippe pria Amy de demeurer encore auprès de lui, et Walter n’y consentit qu’à la condition qu’elle ne causerait pas ; il arrêta même le malade au moment où il allait donner des louanges au bouillon qu’Amable avait su préparer, en dépit des mauvais matériaux, et qui aurait contenté Charles lui-même.

Quand Philippe se fut un peu reposé, Walter lut le service dans la liturgie. Amable pensa n’avoir jamais entendu de voix plus douce que celle de son mari, ni plus convenable pour une chambre de malade. Elle eut de la peine à retenir ses larmes, à ces paroles de Jérémie : Ne pleurez point celui qui est mort, et n’en faites point de condoléance ; mais pleurez amèrement celui qui s’en va en exil, car il ne retournera plus, et ne verra plus le pays de sa naissance. (Jér. XXII, 10), et Philippe en fut aussi vivement touché. Après que la lecture fut finie, ils le laissèrent dormir et allèrent dîner.

— Quand aurai-je le plaisir de vous entendre encore chanter ? demanda Amy à Walter, en rentrant dans leur appartement.

— Pas avant qu’il puisse le supporter sans fatigue, dit Walter. Mais, si vous n’êtes pas fatiguée, allons, Amy, nous promener sur les collines, pendant qu’il dort.

Ils marchèrent longtemps sur les pentes gazonnées, à l’ombre des vieux châtaigniers, jouissant de la pureté de l’air, causant peu et méditant doucement, comme ils l’avaient fait souvent autrefois. Après un long silence, Amable lui dit :

— Vous rappelez-vous votre mélancolique définition du bonheur, il y a quelques années ?

— Non ; qu’est-ce que c’était ?

— Des rayons d’un autre monde, trop tôt éclipsés ou perdus. Cela m’attrista. Pensez-vous toujours ainsi ?

— Pas tout à fait.

— Quelle serait donc votre définition, à présent ?

— Des rayons d’un autre monde, qui deviennent plus brillants à mesure qu’on approche de leur source.

— La vieillesse semble si loin ! dit Amy.

— Chaque jour est un pas, répondit-il. Et un autre silence suivit.

Ils s’assirent sous un arbre, en face des montagnes, dont les flancs étaient couverts de nuages. Leurs blancs sommets se détachaient sur un ciel pur, pendant que les dernières lueurs d’un soleil d’Italie éclairaient toute la scène.

— Il ne manque ici qu’une chose, dit Amy. Philippe ne peut nous entendre : si nous chantions un psaume ?

Quand ils eurent fini, l’écho de la montagne répéta quelques-uns des sons harmonieux qui l’avaient éveillé.

L’effet était trop solennel pour qu’ils pussent exprimer ce qu’ils sentaient. Walter prit le bras de sa femme, et ils retournèrent à la maison.

Comme ils s’étaient un peu éloignés du village, il faisait nuit quand ils arrivèrent. La lune nouvelle éclairait d’une pâle lumière le sommet des montagnes, dont elle faisait ressortir encore la blancheur, et des nuées de mouches phosphorescentes brillaient sous les arbres.

— C’est dommage de rentrer, dit Amy. Mais Arnaud n’était pas de cet avis ; car il venait à leur rencontre pour leur dire que la fraîcheur des nuits d’automne était dangereuse, qu’il ne fallait pas s’y exposer, et Walter convint que la soirée avait été délicieuse, mais qu’il se sentait un peu las.