L’Héritier de Redclyffe/34

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C. Meyrueis (Volume 2p. 136-154).


CHAPITRE XXXIV.


Monsieur,
C’est de votre faute si j’ai aimé Posthumus ;
Vous l’avez élevé avec moi ; et c’est un homme Digne de toutes les femmes.

(Cymbeline.)


La première nouvelle de la maladie de Philippe arriva à Hollywell un matin, pendant le déjeuner, et fut annoncée par Charles :

— Voilà quelque chose de beau ! Il y est donc allé, et l’a prise !

— Quoi ? Qui ? Walter ?

— Non ; le capitaine. Il est allé attraper une mauvaise fièvre dans quelque trou infesté de malaria ; il est dans le délire, etc., comme de raison, notre sage frère et sa femme vont le soigner, pour varier les plaisirs de leur voyage de noce !

La voix de Laura fut la seule qui ne se fit pas entendre. Elle demeura glacée et immobile, dévorant les paroles que les autres prononçaient, et continuant à s’occuper machinalement des préparatifs du déjeuner. Quand elle eut tout entendu, elle sortit et courut dans sa chambre. Si Amable avait été là dans ce moment, elle lui aurait tout dit ; mais elle n’avait personne à qui elle pût se confier, et il fallait qu’elle supportât sa douleur en silence. L’être qu’elle aimait le mieux, et qui faisait toute sa joie, souffrait et se mourait ! Il fallait qu’elle entendît parler de lui, affectueusement peut-être, mais froidement. On le blâmait de son imprudence ; on disait que c’était sa faute. Son imagination se créait des tableaux effrayants : le manque de secours, l’inexpérience de Walter, tout la tourmentait. L’idole à laquelle elle avait tout sacrifié allait lui échapper, et personne ne la plaignait, tandis que le sentiment de sa faute l’empêchait de chercher des consolations à la seule source véritable. Tout était vide autour d’elle ; si elle priait, c’était sans foi, sans espoir, tant qu’elle avait ce mystère sur la conscience ; et ses tourments étaient d’autant plus grands qu’elle cherchait à les cacher. Cependant toute la famille remarqua sa douleur ; mais on savait qu’elle avait toujours eu beaucoup d’affection pour Philippe. Ni sa mère, ni son frère, ne blâmaient son affliction, tout en la trouvant excessive. Madame Edmonstone cherchait à la consoler et à la distraire ; mais Laura était trop absorbée par ses propres impressions pour être reconnaissante envers sa mère ; et, comme chaque jour apportait des nouvelles plus inquiétantes, elle ne fit plus aucun effort pour dissimuler. On la trouvait toujours solitaire dans le jardin ; et un jour, après une lettre des plus effrayantes, elle passa toute la nuit sans se coucher.

Le lendemain matin, elle se rappela qu’elle avait un rôle à jouer, et descendit à la salle à manger ; mais elle était pâle comme la mort, et ne prit aucune nourriture. Aussitôt qu’elle crut pouvoir le faire, elle quitta la chambre, et sa mère alla à sa recherche, quand elle rencontra la vieille bonne, qui lui dit d’un air inquiet :

— Madame, je crains que mademoiselle ne soit malade, car elle ne s’est pas couchée cette nuit.

— Comment cela ?

— Oui, Madame ; c’est Jane qui me l’a dit. Pauvre enfant ! C’est à cause de M. Philippe ; et ce n’est pas étonnant, ils ont été élevés ensemble. Mais j’ai pensé qu’il fallait le dire à madame ; elle se fera du mal.

— Je vais savoir ce qui en est, dit madame Edmonstone.

Elle trouva Laura qui se promenait avec agitation dans une allée retirée du jardin.

— Laura, ma chère enfant ! lui dit-elle en passant le bras autour de sa taille, je ne puis supporter de vous voir si malheureuse.

Laura ne répondit rien.

— Ce n’est pas bien de vous laisser aller à ce désespoir. Est-il vrai que vous ayez veillé toute la nuit ?

— Je ne sais pas. Ils ont bien veillé auprès de lui !

— Cela ne peut aller ainsi, mon enfant ; vous vous rendrez sérieusement malade.

— Je voudrais… je voudrais être malade… je voudrais mourir !

— Vous ne pensez pas à ce que vous dites, ma chère ! Vous oubliez que c’est un péché de parler ainsi, et que, de plus, ce n’est pas convenable.

Laura ne put en supporter davantage, et, d’un ton qui ne pouvait être excusé que par l’excès de sa douleur, elle s’écria :

— Pas convenable ! Qui a plus de droit que moi à le pleurer ? Moi qui lui appartiens, qui l’aime, qui le comprends !

Sa voix fut suffoquée par les larmes.

Sa mère ne comprit pas bien le sens de ces paroles ; elle crut voir seulement que Laura avait secrètement nourri dans son cœur de l’amour pour son cousin, et, d’un ton de dignité :

— Prenez garde, Laura ; une femme n’a jamais le droit de parler ainsi d’un homme qui ne lui a pas exprimé sa préférence.

— Sa préférence ! C’est son amour !… tout son cœur !… la seule chose qui me fût précieuse dans ce monde ! Vous ne savez pas ce que nous avons éprouvé l’un pour l’autre !

— Laura !… Madame Edmonstone s’arrêta… Que voulez-vous dire ?

Elle ne put faire une question plus directe.

— Qu’ai-je fait ? s’écria Laura. Je l’ai trahi ! Elle cacha sa figure dans ses mains. Je l’ai trahi quand il est mourant !

Sa mère était trop indignée pour parler encore avec la même douceur.

— Laura, dit-elle, expliquez-vous. Que s’est-il passé entre vous et Philippe ?

Laura ne répondit que par un torrent de pleurs, et madame Edmonstone, émue de la voir dans cet état, la ramena à la maison jusque dans son cabinet de toilette, où la pauvre fille se laissa tomber sur un canapé, sanglotant toujours avec violence. Elle ne se sentait pas encore repentante ni humiliée ; mais l’idée de révéler le secret qu’il lui avait confié lui faisait horreur.

La pauvre madame Edmonstone ne pouvait parvenir à la calmer, ni obtenir de nouvelles explications. Elle était si bouleversée, qu’elle s’attendait presque à apprendre qu’ils étaient mariés secrètement. Comme sa présence semblait augmenter la douleur de Laura, elle lui dit enfin :

— Je vais vous quitter pour une demi-heure, afin de vous laisser vous remettre, avant que de vous demander les explications que j’exige.

Elle se retira dans sa chambre et attendit, les yeux fixés sur sa montre, d’autant plus blessée qu’elle avait toujours eu la plus entière confiance en Laura et en Philippe.

Quand madame Edmonstone revint dans son boudoir, elle trouva sa fille assise dans le coin du sofa. Laura leva la tête à l’entrée de sa mère : elle paraissait plus troublée qu’embarrassée.

— Eh bien, Laura ?…

Madame Edmonstone attendit une réponse ; mais, touchée par l’air profondément malheureux de sa fille, elle reprit en l’embrassant :

— Pourquoi avez-vous peur de me conter cela, mon enfant ?

— Qu’ai-je dit ? demanda Laura, sans répondre à sa mère.

— Vous m’avez fait entendre que Philippe vous aime ; vous ne le niez pas ? Dites-moi donc à quel point vous en êtes.

Sans la regarder, Laura murmura :

— Pas à présent !

— Laura, c’est pour votre bien. Un aveu complet vous soulagera. Si vous avez mal agi, dites-le-moi franchement. C’est un effort pénible, mais vous serez mieux après l’avoir fait.

— Je n’ai rien à confesser, dit Laura ; nous ne nous sommes rien promis. Il ne l’aurait pas voulu sans le consentement de papa.

— Alors que vouliez-vous dire ?

— Nous nous aimons.

— Et vous vous l’êtes avoué ?

— Oui, mais nous ne nous sommes jamais écrit, et il n’attendait que son avancement pour demander le consentement de papa.

— Quand vous a-t-il fait cette déclaration ?

— Le premier été que Walter a passé avec nous.

— Trois ans ! s’écria sa mère. Laura, vous me l’avez caché trois ans !

— Il était inutile d’en parler.

— Inutile de parler à vos parents avant d’engager vos affections !

— J’étais sûre, dit Laura, de votre estime pour lui.

— De mon estime, quand il vous apprenait à manquer de sincérité ? Votre père sera très offensé.

— Papa ! Oh ! ne le lui dites pas ! C’est moi qui l’ai trahi ! Quelle faiblesse !

— Vous semblez croire que vous ne devez rien à personne qu’à lui. Vous oubliez que vous êtes notre enfant, que vous nous avez trompés comme je ne m’y serais jamais attendue. Laura, vous avez abusé de notre confiance.

Laura, touchée de la douleur de sa mère, passa ses bras autour de son cou en disant :

— Vous me pardonnerez ? Pardonnez-lui aussi !

Madame Edmonstone, un peu attendrie, répondit :

— Vous pardonner ! ma pauvre enfant ! Vous avez assez souffert !

— Le direz-vous à papa ? dit-elle à demi-voix.

— Jugez vous-même. Puis-je savoir une chose pareille et ne pas la lui dire ?

Laura vit qu’il était inutile d’insister davantage, et elle consentit à se coucher sur le sofa pour prendre un peu de repos.

— Vous êtes si bonne ! chère maman ! Dites que vous lui pardonnez !

— Mon enfant, le tombeau fait tout oublier. Et s’apercevant qu’elle était cruelle : Je veux dire que, dans l’état où il est, on ne peut songer à sa faute. Je vous plains beaucoup.

Puis, l’ayant embrassée, elle lui conseilla de chercher le sommeil et la quitta.

Madame Edmonstone avait besoin de s’épancher, et, ne trouvant pas son mari, elle vint au salon, vers Charles, avec une figure si bouleversée, qu’il craignit qu’elle n’eût reçu de plus mauvaises nouvelles d’Italie.

— Non, non ; c’est seulement la pauvre Laura.

— Hé ? s’écria Charles d’un air soupçonneux.

— Vous doutiez-vous de quelque chose ?

Charlotte, qui lisait vers la fenêtre, tremblait d’être remarquée et renvoyée.

— Je pensais bien que Laura l’aimait ; mais qu’est-il arrivé ?

— Souvenez-vous de l’état où il est, Charles. Auriez-vous deviné qu’ils se sont avoué leur amour il y a trois ans, quand nous eûmes quelques soupçons ?

Elle attendait un éclat ; mais Charles dit simplement :

— Ils l’ont enfin avoué !

— Quoi ! le saviez-vous ?

— Non, certainement : ils ne m’auraient pas pris pour confident ; mais nous avons toujours pu voir que Laura était son esclave, et qu’elle le croyait infaillible.

— Elle était fort jeune alors ; elle n’avait que dix-huit ans. Amy n’en avait que dix-neuf, l’été dernier : quelle différence dans leur conduite ! Mais la pauvre Laura a beaucoup souffert, et elle souffrira encore, qu’il se rétablisse ou non.

— Il se rétablira, dit Charles, du ton décidé avec lequel les gens annoncent la guérison de ceux qu’ils n’aiment pas.

— Votre père sera indigné.

— Vous verrez que Walter le défendra.

— Ce cher Walter ! ce n’est pas lui qui nous a trompés !

— Si ce n’est quand vous écoutiez les accusations de Philippe.

— Comment deux jeunes filles élevées de la même manière peuvent-elles avoir été si différentes l’une de l’autre ? continua madame Edmonstone.

— Remarquez cependant que Laura était l’élève de Philippe et Amy la mienne.

— Amy sera fort affligée. Laura lui montra toujours plus de confiance qu’à moi. Charles, voilà ma faute ; je n’ai pas obtenu la confiance de mon enfant !

— Je sais bien de qui c’est la faute, répondit Charles affectueusement. Je vous ai toujours trop préoccupée.

Charlotte aurait voulu sauter au cou de sa mère et remercier Charles ; mais elle se contint, de peur d’être renvoyée.

— J’ai été une mère faible et imprévoyante, continua madame Edmonstone.

Charlotte n’y tint plus ; elle s’élança en pleurant.

— Maman ! chère maman ! ne parlez pas ainsi. Vous êtes si bonne, si sage ! Walter le disait toujours.

Dans ce moment, Trim, qui s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, vint poser ses pattes de devant sur les genoux de madame Edmonstone, et la regarda en branlant la queue. Il était impossible de ne pas rire, et madame Edmonstone rit, aussi bien que les enfants. Charlotte fut la première à reprendre son sérieux, et commença à s’excuser.

— Chère maman, je vous demande pardon. Ne saviez-vous pas que j’étais dans la chambre ?

— Ma chère enfant, répondit sa mère en l’embrassant, je ne veux rien vous cacher ; vous êtes assez âgée pour comprendre le chagrin que votre sœur m’a causé. À présent qu’Amy est loin de nous, c’est à vous de nous consoler.

Jamais fille de quatorze ans ne se sentit plus honorée, ni plus décidée à être sage, que Charlotte, agenouillée à côté de sa mère. Charles reprit la conversation, en disant combien peu il aurait attendu une action romanesque de la part du sage Philippe et de la prudente Laura, tandis que le chevaleresque Walter, dont la tête était remplie des héros de la Table ronde, et Amy, avec son petit brin de superstition, s’étaient aimés de la manière la plus prosaïque, étaient mariés et sur le chemin du bonheur domestique. Madame Edmonstone sourit, soupira ; mais elle se dit qu’il y avait du camphre et du chlore à Recoara, et que ses enfants seraient prudents, Laura ne descendit pas ce jour-là, sous prétexte d’indisposition ; elle craignait de rencontrer le regard de Charles. Elle se doutait bien que Charlotte avait tout entendu ; mais elle ne fit semblant de rien, et laissa sa petite sœur la soigner avec une compassion trop grande pour une légère indisposition. Dans la soirée, Charles et sa mère dirent avec précaution la nouvelle à M. Edmonstone, Charles se sentant obligé d’avoir du calme pour toute la famille. M. Edmonstone se montra fort irrité, et déclara qu’il ne s’y serait jamais attendu ; mais, un instant après, il prétendit avoir prévu que cela finirait ainsi, et reprocha à sa femme d’avoir toujours permis une trop grande intimité entre Philippe et ses filles. Ce n’était pas la faute de ce pauvre garçon ! Ensuite il déclara que son neveu avait abusé de sa confiance, et qu’il était bien hardi de prétendre à Laura. Il verrait bientôt à qui il avait affaire ! Puis, se rappelant l’état dans lequel était Philippe, il se fâchait contre la fièvre, qui ne lui permettait pas de s’indigner tout à son aise, et contre la folie romanesque de Walter et d’Amy, d’être allés s’exposer à la contagion. Il n’était pas si fâché contre Laura, regardant les jeunes filles comme des êtres faits pour être aimés, et qui n’étaient pas responsables des sottises qu’elles faisaient pour leurs amants. Il déclara seulement qu’il faudrait qu’elle renonçât à Philippe, et il eut de la peine à comprendre qu’il était inutile de la tourmenter à ce sujet dans l’état où était son neveu. Cependant il pensait, ainsi que Charles, qu’il n’en mourrait pas, et disait, comme si c’eût été un crime de plus, que Philippe était robuste comme un cheval. Enfin il promit de se taire pour le moment, et cela d’autant plus volontiers, qu’il appréhendait le moment de faire pleurer Laura.

Ainsi donc, quand elle s’aventura à descendre, elle n’entendit pas de reproches ; mais elle put voir, aux manières affectueuses et à la tristesse de toute la famille, qu’on savait son secret.

Le cœur lui battit quand on lui passa silencieusement la lettre dans laquelle Amy annonçait que Philippe était mieux ; mais sa joie fut bientôt troublée, à la pensée qu’on ne serait plus aussi indulgent, et qu’il faudrait que Philippe sût qu’elle l’avait trahi. Pour le moment on ne dit rien de pareil et Laura attendit en silence quelques jours encore. Mais une après-midi, comme on venait d’apporter les lettres de Broadstone, madame Edmonstone, avec une douloureuse exclamation, lut à haute voix :


« Ma chère maman, ne vous effrayez pas trop en apprenant que Walter a pris la fièvre. Il n’a pas été bien depuis dimanche, et hier il est tombé sérieusement malade ; mais nous espérons que sa maladie ne sera pas aussi grave que celle de Philippe. Il dort beaucoup, il ne souffre pas, et il a toute sa connaissance quand il s’éveille. Arnaud et Anne me sont fort utiles, et il est si tranquille la nuit, qu’il n’a besoin que d’Arnaud et ne veut pas que je veille. Philippe est mieux.

« Votre très affectionnée.
« A. M. »


Cette lecture fut suivie d’un profond silence, puis M. Edmonstone s’écria qu’il avait prévu tout cela. Et qu’est-ce qu’Amy allait faire ? On ne pouvait la laisser seule avec ces deux malades ! Madame Edmonstone ne pouvait répondre : elle savait que M. Edmonstone ne serait pas fort utile, et elle n’avait jamais pensé à la possibilité de quitter Charles. Mais il fut le premier à proposer que sa mère se rendît auprès de sa sœur.

— Pourriez-vous vous passer de moi ? dit-elle comme frappée d’un trait de lumière.

— Pourquoi non ? C’est à Amy qu’il faut penser ; il ne faut pas tarder un instant.

— Le docteur Mayerne viendrait vous voir, et Laura prendrait soin de vous.

— Oh ! cela ira à merveille ! Je ne pourrais supporter l’idée de vous retenir.

— Il faut bien que quelqu’un les aille secourir, reprit madame Edmonstone ; et je ne puis envoyer Laura, à cause de la contagion et de cette malheureuse affaire avec Philippe.

— Il n’y faut pas songer, reprit Charles ; personne ne peut aller que vous.

Il fut décidé que, si la lettre suivante ne contenait pas de meilleures nouvelles, M. et madame Edmonstone partiraient pour Recoara.

Laura était consternée à la pensée de cette première entrevue de son père avec Philippe encore faible et malade, tandis que Walter ne serait pas en état d’être consulté. Qu’est-ce que Philippe penserait d’elle, d’avoir eu la faiblesse de révéler leur secret ? Elle aurait voulu se jeter aux pieds de sa mère pour implorer sa pitié. Madame Edmonstone, qui devina ses angoisses, ne lui promit pas que ce sujet ne serait pas abordé, mais seulement qu’on ne ferait rien qui pût retarder le rétablissement de Philippe ; Laura dut se contenter de cette assurance ; et, le matin du second jour après l’arrivée de la lettre, elle vit partir son père et sa mère.

Laura avait craint de trouver beaucoup de difficulté à soigner Charles toute seule. Mais elle réussit au delà de ses espérances. Il se montrait très amical et très prévenant, et Charlotte et lui étaient trop affligés pour plaisanter comme de coutume.

Mary Ross venait presque toutes les après-midi demander des nouvelles. Elle trouva un jour Charles se traînant seul sur ses béquilles le long de la terrasse : preuve évidente que tout était bouleversé dans la maison.

— Mary ! Je suis charmé de vous voir !

— Quelles nouvelles ? dit-elle en prenant la place de l’une des béquilles.

— Excellentes ; la fièvre et l’assoupissement diminuent : il paraît que c’était seulement une légère attaque. Maman arrivera trop tard pour servir de garde-malade.

— Et Amy ?

— Sa lettre était si longue et si gaie, qu’il faut qu’elle soit très bien. C’est de Laura que je voudrais vous parler. Vous savez l’état des choses. Eh bien ! le capitaine… je voudrais qu’il ne fût pas si repentant… cela m’ôte le plaisir d’en médire… le capitaine, à ce qu’il paraît, a réfléchi pendant sa maladie, a tout confessé à Walter, et enfin il a écrit pour dire toute la vérité à mon père.

— Tant mieux.

— Je n’ai pas vu sa lettre, Laura s’est sauvée avec sans en dire un mot. Je le sais par une lettre d’Amy à papa, dans laquelle elle tâche de présenter Philippe sous le plus beau jour possible, disant que son affliction est extrême et qu’il s’est presque trouvé mal après avoir écrit. Imaginez-vous cette pauvre petite avec cet immense Philippe sur les bras !

— Je le croyais beaucoup mieux.

— Il faut que cela soit pour qu’il ait écrit. Mais figurez-vous l’effort qu’il a dû faire, pour avouer tout à Walter lui-même. Naturellement celui-ci prend son parti, et il envoie un message, que, de la part d’un autre, j’aurais cru dicté par le délire. Décidément mes deux beaux-frères forment un contraste parfait.

— Croyez-vous donc que M. Edmonstone consente ?

— Il ne pourra jamais résister à Walter et à Amy ?

— Où est Laura ? demanda Mary.

— Je l’ai envoyée à la promenade avec Charlotte, et je veux vous consulter à son sujet, car maman dit que je n’entends rien aux amoureux.

— Vous croyez donc que je m’y entends beaucoup mieux ?

— Vous connaissez du moins le cœur des femmes, et je voudrais savoir que faire pour Laura. Pauvre fille ! je ne puis souffrir de la voir si malheureuse, et s’efforçant encore de m’être utile. J’ai fait ce que j’ai pu en me chargeant des leçons de Charlotte, pour l’envoyer rêver toute seule autant que cela lui plaît. Mais dites-moi donc ce que je puis faire de plus.

— Laissez-la vous être utile.

— Ainsi, après m’être fait servir assez longtemps pour mon propre avantage, il faudra que je le fasse pour le bien des autres ? Mais dois-je lui parler de cette lettre, ou la lui montrer, puisque nous n’avons jamais parlé ensemble de ses peines ?

— Parlez-lui et même montrez-lui la lettre. Vous gagnerez beaucoup à l’amener sur ce sujet.

— Croyez-vous ? Avec mes idées, je me trouverai bien embarrassé entre la crainte de la blesser et celle de ne pas dire la vérité.

— Elle a un si grand besoin de consolation, qu’une parole affectueuse lui ferait du bien.

— J’essayerais volontiers, mais ce sera difficile. Je peux sentir un peu de charité pour Philippe quand mon père ou Charlotte en disent trop de mal ; mais je ne puis supporter de l’entendre louer. Au reste, il vaut mieux parler pendant qu’il en est encore temps, et avant qu’ils soient fiancés !

— Quand vous le reverrez il sera si changé, que vous prendrez pour lui d’autres sentiments ; mais adieu : il faut que j’aille à l’église. Pauvre Laura ! Elle en a fait dernièrement un si beau dessin !

— Oui, il lui tarde d’avoir fini son croquis, depuis qu’elle sait que Walter est malade. Adieu, pensez à moi, quand je ferai ce soir ma confidence.

Il y a des sentiments bien affectueux sous ces manières sèches et railleuses, se disait Mary en s’en allant.

Le soir, dès que Charlotte se fut retirée, Charles dit à Laura :

— Aimeriez-vous voir la lettre d’Amy ?

— Merci, dit-elle ; elle la prit, et, pendant qu’elle lisait, Charles évita de la regarder. Quand elle eut fini, sa figure exprimait la tristesse.

— Je suis sûr qu’il a beaucoup souffert, dit Charles.

C’étaient les premières paroles de compassion pour Philippe que Laura eût entendues ; elle en fut touchée jusqu’aux larmes.

— Vous ne pouvez deviner l’excès de sa douleur, dit Laura. Il se tourmente à la pensée des reproches que j’aurai à essuyer. Oh ! si seulement nous avions reçu ces lettres avant le départ de nos parents !

— Walter et Amy diront qu’il avait écrit.

— Cher Walter, chère Amy ! Ils ont été si bons pour lui, et je suis si heureuse qu’ils s’entendent !… Amy m’a écrit le plus charmant billet ; il faut que je vous le montre.

Elle le remit à Charles et il lut :

« Ma très chère sœur, je n’ai pas encore pu vous dire combien nous avons souffert pour vous depuis que nous savons tout. Je suis très fâchée d’avoir écrit des lettres si inquiétantes, et Walter vous demande pardon s’il a jamais dit quelque chose contre Philippe qui ait pu vous faire de la peine. Je comprends tout votre chagrin dans ce moment ; mais soyez sûre que vous serez plus heureuse à présent que cela est connu. Ayez confiance en Charles, car, s’il vous voit malheureuse, il sera compatissant. Je viens de voir Philippe, qui va beaucoup mieux ; il est inquiet sur votre compte, mais je lui assure que vous seriez bien aise qu’il ait tout avoué.

« Votre sœur affectionnée
« A. M. »

— Laura, dit Charles, quand il eut fini, Amy vous donne un bon conseil en ce qui me concerne. Je voudrais vous être utile… vous montrer mon affection…

— Je le sais, je le sais ; merci ! dit Laura en luttant contre ses larmes. Vous êtes très bon pour moi, mais…

Je vois bien, pensa Charles, qu’elle ne sera pas contente si je ne parle que d’elle. Que lui dirai-je qui ne soit pas contre ma conscience ?…

— Il ne faut pas, reprit-il, que vous vous attendiez à m’entendre dire que Philippe a bien agi. Rien ne peut excuser son erreur que son amour ; mais il y a de la grandeur d’âme à tout avouer dans un moment où il aurait pu renvoyer cette confession, par la crainte de n’avoir pas la force de la faire.

Ce discours si franc et si simple toucha le cœur de Laura ; elle répondit d’une voix entrecoupée :

— Vous penserez de même quand vous aurez vu ce billet, adressé à papa, et qu’il m’a envoyé tout ouvert dans le mien.

Elle le lui donna. L’adresse : « C. Edmonstone, esquire, » était presque illisible, et l’écriture du billet était tracée d’une main tremblante. Charles le remarqua, et Laura lui dit que, dans son billet, il avait commencé avec fermeté, mais que les lettres étaient de plus en plus mal formées en approchant de la fin.

Voici ce billet, simple et court, bien différent des autres lettres de Philippe :

« Mon cher oncle, ma conduite ne peut se justifier, je le sens. Que Laura n’en soit pas punie ! Moi seul je mérite vos reproches. J’implore votre pardon et celui de ma faute, et je m’en remets à vous. Je vous écrirai plus longuement une autre fois. Soyez indulgent pour elle !

« Votre affectionné
« Ph. M. »

— Pauvre Philippe ! dit Charles touché.

Depuis ce moment, Laura ne se trouva plus aussi isolée. Elle veilla longtemps avec Charles, lui fit toute une histoire de son amour et de ses souffrances, et il l’écouta avec intérêt, quoiqu’il ne pût se défendre de prononcer quelques paroles de censure. Il était aussi étrange de voir Laura faire de Charles son premier confident, qu’il l’avait été de voir Philippe prendre Walter pour le sien.