L’Hôtel du Nord/06

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Robert Denoël (p. 40-45).


VI


Le père Louis, Mimar et Marius Pluche, étaient grands joueurs de cartes. D’interminables manilles servaient de prétexte pour boire. Pluche montrait de la hardiesse dans le choix des consommations. Tandis qu’on distribuait les cartes, il inspectait du regard les bouteilles alignées derrière le comptoir. Les nouvelles étiquettes allumaient dans ses yeux des convoitises d’enfant. Il déchiffrait : chambéry-fraisette.

— Hé, Mimar ! Tu paies un chambéry-fraisette ?

Mimar, entêté dans ses habitudes, grommelait :

— Les nouveautés, ça ne me dit rien. Moi, j’en reste au pernod.

Il inscrivait les gains sur une ardoise, et, chaque fois qu’il avait fini ses additions, avec une solennité rituelle, il crachait dans la sciure qui couvrait le carrelage.

Lecouvreur, qu’ils obligeaient à jouer avec eux, se levait dès qu’il pouvait, pour remplir les verres. Ce jeu l’excédait. Toujours les mêmes discussions, les uns qui en tiennent pour « l’amer », les autres pour « l’anis », celui-ci qui est « unitaire », celui-là qui est « cégétiste », et tout ça vociféré comme si le sort du monde devait en dépendre.

Pendant qu’il jouait, Louise, au comptoir, servait les clients.

Le père Deborger commandait un bordeaux rouge, Dagot un vieux bourgogne. Constant, le typographe, exposait les raisons pour lesquelles il avait lâché sa maîtresse, à Benoît, un armurier :

— Une salope ! répétait-il, ponctuant ces mots de coups de poing sur le « zinc ».

Auprès du poêle s’installaient Volovicht et sa femme, ancienne pupille de l’Assistance. Le mari, grand blessé de guerre, commandait un café nature, sa femme un café rhum ; les jours de paie, ils buvaient tous deux un grog carabiné.

Vers 11 heures, la porte claquait et entrait en chantonnant Gustave, le pâtissier. Il était toujours ivre, prêt à débiter des histoires surchargées comme des rêves.

— Voilà Tatave ! s’écriait Mimar. Il posait ses cartes. — Paie-nous une tournée !

Gustave obéissait. Tout le monde trinquait, puis montait se coucher.

… Le samedi, les manilleurs s’acharnaient. Aux approches de minuit, Lecouvreur qui bâillait regardait ostensiblement la pendule. Il allait d’une table à l’autre, faisant sur les mises des remarques machinales et se raidissant contre la fatigue. Le désir de se libérer de ses dettes lui donnait du courage. Que de petits verres à verser encore avant d’acquitter le dernier « billet de fonds ». Venait enfin le moment d’avertir les clients de l’heure tardive. Certains, endiablés avec leurs cartes et peu pressés de retrouver une chambre froide, se faisaient tirer l’oreille. Il fallait, en les ménageant, les pousser dehors.

La clientèle s’en allait. Un brouillard bleuissait la salle qui semblait avoir été le théâtre d’une rixe ; des flaques brillaient sur les tables, les verres poissaient aux doigts. Lecouvreur ouvrait à deux battants la porte du café sur la pureté de la nuit. Il la buvait longuement comme une haleine fraîche, plus plaisante à sa bouche que la fumée des pipes et des alcools. Mais parfois, trop las, le cœur lourd et l’esprit craintif, il n’avait plus qu’un désir : faire les comptes de la journée. C’était une grave et laborieuse opération qu’il recommençait pour mieux se convaincre de l’excellence de ses affaires. Enfin, il inscrivait le chiffre de la recette sur un cahier à tranches rouges dont le contact, chaque fois, lui faisait battre le cœur.

Lecouvreur couchait dans le bureau. Au-dessus de sa tête était posé un tableau électrique avec les fusibles, l’horlogerie du compteur, une lampe-témoin pour chaque chambre ; à sa gauche, se trouvait une poire pour ouvrir automatiquement la porte de l’hôtel.

Les clients rentraient à toute heure. C’était leur droit. À quel point Lecouvreur pouvait en souffrir ! Il s’étendait, fermait les yeux, quand une clameur furieuse le tirait de son assoupissement :

— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous fabriquez ? Ouvrez !

Il saisissait la poire machinalement, quelquefois une minute s’écoulait avant qu’il la rencontrât. Le client entrait en annonçant son numéro ; son ombre s’inscrivait sur la porte vitrée. Au-dessus de lui, Lecouvreur entendait un pas lourd achopper sur les marches de l’escalier. Il glissait son bras sous le traversin.

— Pan, pan !…

Une autre vache de locataire arrivait. Plongé dans un demi-sommeil, il ne ménageait plus ses expressions. Il avait cependant conscience de son devoir.

Le samedi, la rentrée se faisait lentement. Impossible de dormir. Des clients ivres, ne trouvant plus la sonnerie, frappaient du pied contre la porte avec des appels pâteux. En chemise, Lecouvreur se levait et allait ouvrir.

— Tâchez de ne pas vous tromper de chambre, grognait-il.

Il regardait la pendule : 2 heures du matin, faisait une petite ronde dans la boutique que les becs de gaz du canal éclairaient faiblement. Des ombres parfois s’attardaient devant le café, dessinant sur les vitres des angles et des courbes fantastiques : des rôdeurs, peut-être, les boulevards extérieurs n’étaient pas loin ! Il soulevait un rideau. Non, les trottoirs restaient déserts. En face, brillait le réverbère du poste-vigie portant un écriteau rouge que Lecouvreur appréhendait de retrouver dans ses rêves : Secours aux Noyés !

Tout n’était que silence, repos, autour de lui, dans ces quarante chambres où tant de vies précaires avaient pris refuge. Il regagnait son lit, secouait la sciure collée à ses pieds nus, et, recru de fatigue, il s’abandonnait au sommeil.