L’Hôtel du Nord/09

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 60-65).


IX


Lecouvreur était encore un bleu dans le métier de bistrot. Il ne savait pas se débarrasser des raseurs qui le tapaient d’une tournée ni des ivrognes qui s’attardaient sur le « zinc ». Chaque soir, avant la fermeture, venait échouer chez lui un poivrot, cocher ou débardeur.

— Hé, mon brave. Faut aller se coucher.

— … core un petit verre, patron.

Lecouvreur soupirait, remuait quelques chaises, tapait dans ses mains. Enfin, avec un geste de colère :

— Regardez l’heure, nom de Dieu ! Minuit !

Le poivrot, appuyé au comptoir, crachait sur le carrelage et continuait son soliloque. Lecouvreur qui craignait les histoires, changeait de tactique.

— Y a plus un chat, vous voyez bien… Allons, vous reviendrez demain matin.

Il poussait l’ivrogne dehors et fermait vite la porte comme s’il venait d’échapper à un danger…

Lecouvreur buvait le moins possible. Quelques apéritifs suffisaient pour l’étourdir, lui enlever le goût du travail. Mais comment, sans faire injure à ses habitués et compromettre son commerce, refuser les tournées qu’on lui offrait ? Il s’était bien fabriqué un breuvage inoffensif, à base de sirop ; malheureusement les clients ne le laissaient pas tirer sa bouteille de sous le comptoir. Sur ce chapitre-là, ils ne plaisantaient pas. « On ne vous a pas invité à boire de la queue de cerise ni du pipi de rossignol. » Lecouvreur cédait en ronchonnant. Puis, à son tour, il lui fallait « remettre ça », et il s’exécutait sans entrain, à la surprise des clients. Ah ! s’ils avaient été bistrots à sa place !

Les samedis, soirs de grande manille, Lecouvreur finissait, lui aussi, par s’enivrer. Louise s’attristait à le regarder boire, mais elle se taisait et pensait : « C’est le commerce ! »

Elle ressassait toutes ses déceptions. La saleté de la maison lui soulevait le cœur. Elle nettoyait les chambres une à une, mais pour remédier aux négligences de Mme Goutay, il lui eût fallu une année de travail. Elle se sentait trop faible pour sa tâche et souffrait de ne plus être la ménagère ponctuelle, méticuleuse, d’autrefois. Elle avait à vaincre l’insouciance des locataires, qui ne méritaient d’ailleurs pas tant de peines et d’efforts.

Depuis deux mois, elle sentait un point douloureux, à chaque aspiration. Elle ne se plaignait jamais ; tout le jour elle domptait sa souffrance. Mais le soir, énervée par le sans-gêne des clients qui s’installaient bruyamment dans la boutique, elle se réfugiait au fond de la cuisine, et, vaincue, se mordait les lèvres pour ne pas crier. Elle mettait tout son orgueil, un orgueil de paysanne, à cacher son mal.

… Un matin, comme elle lavait à genoux l’entrée de l’hôtel, un cri de douleur lui échappa. Elle rentra en gémissant, tomba sur une chaise ; lorsqu’elle respirait, son visage se tordait de souffrance.

Lecouvreur, affolé, lâcha son travail et courut chercher le médecin.

Louise avait une pleurésie. Il fallut aussitôt lui faire une ponction…

Étendue dans son lit, elle souffrait silencieusement. La maladie, qu’elle était impuissante à combattre, s’emparait d’elle. De temps à autre, elle regardait les murs nus, la fenêtre, où elle avait eu le tort, songeait-elle, de ne pas poser de doubles rideaux. Elle pensait à son ouvrage. Parfois, en souriant, elle disait à son fils :

— Je ne me suis pas écoutée.

Une sorte de fierté animait son triste visage. Lecouvreur s’échappait de la boutique pour lui donner des nouvelles. Il fallait qu’elles fussent bonnes, que l’ouvrage de Renée ne laissât pas à désirer. Rassurée, elle consentait alors à dormir quelques heures.

Au bout d’une semaine, elle songeait déjà à reprendre son travail. Dans cette lutte contre le désordre, l’usure, la poussière, jamais elle ne se ménagerait.

Ces soucis la poursuivaient jusque dans son lit. Elle aimait que Renée vînt lui parler de la maison, parce que les hommes, pour les détails de ménage, ça n’y comprend rien. Renée la mettait au courant. Louise l’écoutait avec un plaisir secret, puis, comme un chef, dirigeait les opérations dont l’hôtel devait sortir remis à neuf.

— Vous avez changé les draps du 28, Renée ? Ils étaient sales… Le 28, c’est un grand cochon… Demain faudra me lessiver les couloirs.

Son mari intervenait, mais elle lui coupait la parole.

— Laisse-nous. Avec moi, faut que tout marche à la baguette. Oh ! si j’étais plus là…

Elle souriait. Des locataires venaient la voir ; certains, même, apportaient des fleurs. Ces marques de sympathie la touchaient beaucoup.

Enfin, elle n’y tint plus. Elle se leva, en dépit du médecin qui voulait la « clouer » au lit, en dépit de l’angoisse de son mari qui, partagé entre la joie et la peur, ne se sentait pas la force de lui résister.

Louise examina la cuisine où les casseroles pendues brillaient dans l’ombre comme des planètes au fond d’un ciel. Par un geste, qui lui était habituel, elle passa la main sur les meubles pour y chercher de la poussière.

— C’est propre, dit-elle à Renée qui rougissait.

Quand elle entra dans la boutique, la lumière l’éblouit. Des consommateurs entouraient le comptoir. Elle les reconnut et leur serra la main comme à des amis.

Julot s’écria :

— Ah ! ma tante, vous nous enterrerez tous !

Dans cette exclamation, elle retrouvait la couleur de ses anciennes habitudes. Derrière le comptoir, son mari et son fils lui souriaient. La rumeur vivante du canal lui semblait emporter sa maladie comme un mauvais rêve…

Elle patienta encore deux jours. Puis, n’y tenant plus, elle recommença à faire les chambres avec Renée.