L’Hôtel du Nord/12

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Robert Denoël (p. 78-83).


XII


Assis à la terrasse, les coudes sur la table, devant un « bordeaux », le père Deborger regarde s’éloigner le palefrin. Cette démarche de vieillard, ces épaules voûtées : sa propre image.

Un geste de protestation lui échappe et il bredouille quelques mots. Non, il n’est pas tombé si bas, lui… N’empêche qu’on le tient à l’écart, qu’on le laisse seul avec ses souvenirs. Solitude qui l’étouffe. Dès qu’il ouvre la bouche : « Père Deborger, ça date de l’ancien temps, votre histoire ! »

Il pousse un soupir découragé. Son corps se tasse comme une masse de glaise ; son visage aux chairs molles, aux traits inexpressifs et veules s’abêtit davantage encore. D’une main tremblante il porte le verre à ses lèvres ; c’est un peu de chaleur qui se glisse dans ses veines. À la table voisine, des jeunes gens se vantent bruyamment de leurs aventures. Il les écoute… Il a été jeune, il a été un apprenti, lui aussi.

Il travaillait rue du Pas-de-la-Mule, chez un imprimeur. Dans ce temps-là, on faisait la journée de dix heures, fallait pas rechigner à l’ouvrage. À midi, il déjeunait au restaurant ; il expédiait son repas pour aller fumer une cigarette sur un banc de la place des Vosges, avec son camarade Michel qui s’amusait à le faire rougir en lui parlant de femmes. Lui, à peine s’il osait lever les yeux pour regarder une jeune fille… C’était loin tout ça ! L’apprentissage, la mort du père, le service… À son retour du régiment, il s’était fiancé. Une jolie fille, Marcelle. Il la rencontrait souvent rue de Belleville. Il ne se souvenait plus très bien comment ils avaient fait connaissance, mais un dimanche après-midi, ils étaient sortis ensemble, elle et lui…

Le père Deborger ferme les yeux. Il voit Marcelle dans l’herbe, les bras nus, le visage rayonnant de jeunesse.

… Il l’avait épousée. Chaque soir, il rentrait vite du travail, tremblant d’admiration, de reconnaissance. Puis un jour…

À ce souvenir, le père Deborger s’appuie plus lourdement sur la table. Aujourd’hui encore, le cœur lui fait mal et il ne comprend pas davantage pourquoi Marcelle l’a quitté.

… Sa vieille mère était venue habiter avec lui et les années s’étaient succédé, mornes, coupées de fêtes inutiles. Les copains l’avaient entraîné dans la politique ; on faisait de « vrais » premiers mai, alors. Enfin, un jour, il rencontrait Marie Dutertre.

Une jeune veuve. Elle servait dans le restaurant où il dînait depuis la mort de sa mère. Il aimait la retrouver, chaque soir. Une femme comme il lui en aurait fallu une, simple, dévouée. Il n’osait pas lui parler mariage. Il s’était enfin décidé et Marie Dutertre avait dit « oui ». Ils s’étaient mis en ménage, ils avaient cru, joyeusement, recommencer leur vie. Mais la même année, une fièvre typhoïde emportait Marie Dutertre.

Chaque dimanche, il allait fleurir la tombe où elle reposait. Seulement, les concessions ne durent que cinq ans ; un jour, il avait trouvé la fosse ouverte et il ne restait plus rien de Marie… qu’un nom…

Les lèvres du père Deborger ont un tremblement : « Marie Dutertre. » Comme elle était bonne, courageuse ! Il lui semble que cette mort date d’hier… Et l’autre, la Marcelle, qu’est-elle devenue ? Où court-elle ? Marcelle, Marie, sa mère… La vie… La vie… Non !

D’une tape sur l’épaule, Saquet l’arrache à ses souvenirs. « On pense à ses petites histoires, père Deborger. Voulez-vous boire quelque chose ? »

Il accepte. La soirée s’éclaire enfin. « Patron, un petit bordeaux ! » Il est heureux d’être délivré de sa solitude. Sagement appuyé sur sa canne, il regarde les autres jouer aux cartes. Parfois il se permet de donner son avis. « À votre place, Saquet, je demanderais la générale ! »

Les joueurs l’applaudissent. Le vieux, quel culot ! Malicieusement il cligne de l’œil. Il a traîné longtemps de meublé en meublé avant de se fixer à l’Hôtel du Nord. Il s’y trouve en famille. Les Lecouvreur sont aimables ; quand manque un manilleur on l’appelle. De jeunes « typos » lui demandent comment on travaillait de son temps. Pour ça, sur son métier, il peut donner des conseils bien qu’il ait lâché la partie. Actuellement, il est manutentionnaire : une place qui lui permet tout juste de gagner sa vie… Mais faut pas qu’il se plaigne, à soixante-cinq ans…

Le père Deborger regarde l’heure à sa montre. Il se fait tard et demain n’est pas jour de fête. Il voudrait cependant rester à sa place, sa canne bien calée entre les jambes, son mégot au coin des lèvres. Il est bien là… Seulement, la terrasse est presque vide, le quai désert.

— On va fermer, dit Lecouvreur.

— Je me lève, patron.

Tiens, ses jambes sont molles, incapables de le porter. Le bordeaux, peut-être… Allons donc ! S’il faut se priver de tout, alors autant crever. Il s’appuie sur sa canne et fait quelques pas.

— Attendez ! Je vais vous ouvrir la porte de l’escalier, crie Lecouvreur.

— Vous dérangez pas. Je m’étais un peu engourdi…

Le père Deborger habite au deuxième. C’est haut. Il s’arrête souvent pour souffler. Enfin, sa chambre… Il pousse un soupir de soulagement. Mais il regrette la boutique lumineuse, la vie des autres qui l’aidait à s’oublier. Tout est silencieux dans l’hôtel. Si seulement il pouvait dormir, ne plus sentir ces douleurs qui lui tenaillent le corps. Bientôt, il n’aura même plus la force de gagner les quatre sous qu’il lui faut pour vivre. Et alors, quoi ? L’Asile ?…