L’Hôtel du grand veneur/L’Hôtel du grand veneur

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J. Ferenczi (p. 17-).

L’Hôtel du Grand Veneur

I

Ils étaient partis tous les deux comme on se sauve dans un enlèvement… avec cette circonstance atténuante, pourtant, de la présence du père et de la mère de la jeune personne les accompagnant jusqu’à la petite grille du jardin où les attendait leur voiture.

Là, courte scène d’émotion.

— Tu n’auras pas froid, Linette ?

— Non, maman.

— Vous ferez bien attention au tournant, hein ? Le bas de la côte, Julien ?

— Oui, beau-papa ! Ça me connaît, ce tournant…

Puis le chauffeur, ayant amené le monstre torpedo, s’était retiré discrètement assurant que tout était en ordre pour la marche aux étoiles, y compris les robes de madame et les complets de monsieur, dans le caisson d’arrière.

Les parents, demeurés prisonniers de la petite grille refermée, avaient la mine piteuse de pauvres bêtes à qui l’on ne doit plus jeter de pain.

La mère pleurait inexplicablement car on ne sait jamais pourquoi une mère pleure, ce soir-là ? Est-ce le souvenir de sa personnelle surprise où est-ce l’appréhension de la même surprise… qui ne peut plus être la sienne ?… Et le père avait une sorte de fièvre mauvaise, de haine de mâle, à serrer ces barreaux de fer lui interdisant toute liberté.

Au loin, on entendait les sons étouffés d’un orchestre. Leur villa, haut perchée, dans son illumination nuptiale, toute bariolée de ballons multicolores semblait un oiseau gigantesque, aux ailes sombres, couvant des œufs transparents, les berçant d’une chanson à la fois sifflante comme les rafales du vent et amoureuse comme la chaleur du bel été.

Minuit venait, l’heure des crimes, des rapts, l’heure des violences, consenties ou non !

Julien sauta sur son volant, installa sa femme dans le confortable baquet qui sentait le cuir neuf et la recouvrit d’une fourrure noire où disparut tout entière la petite mariée encore en blanc sous un cache-poussière beige, au capuchon froncé. Et ils partirent pour un bonheur que les deux condamnés à la geôle conjugale, derrière la grille du jardin déserté, jugèrent inouï parce que, ma foi, pour eux, non, le mariage n’avait pas eu cette allure clandestine.

— Comme elle vieillit ! pensait le beau-père en serrant tendrement le bras de sa compagne pour la ramener à ses devoirs de maîtresse de maison.

— Ma fille sera plus heureuse que moi ! songeait la mère en s’imaginant, du fond de son attendrissement, des choses, d’ailleurs, tout à fait inconvenantes.

Pendant ce temps, le monstre torpedo, une trente-chevaux découverte, glissait sans bruit le long de la pente des falaises de Dieppe où s’était célébré le mariage de M. Julien Gravier avec Mlle Céline Bressol.

Julien, très habitué à cette pente, qu’il grimpait depuis trois mois pour venir faire sa cour, conduisait d’une main, se fiant à la puissante lueur de ses phares et entourait, de son autre bras, la taille de sa femme qu’il trouvait, sous la peau de l’ours, menue et rigide, toute lisse comme une branche de jacinthe. Cela commençait bien. Il réalisait, vraiment, un joli motif romantique : « Si tu veux faisons un rêve » et, moins le palefroi qui, en la circonstance plus moderne, avait des gants de caoutchouc aux pieds, il s’élançait vers l’infini de l’amour en ayant la permission de faire du 80 à l’heure, permission dont il n’abuserait certainement pas vis-à-vis d’une exquise personne de dix-sept ans.

Mais à un cahot inattendu, vers le tournant signalé par le beau-père comme dangereux, il abandonna la taille de Céline et fut ressaisi par sa préoccupation de braquer juste.

Julien Gravier était un fort garçon de vingt-sept ans, blond roux, un peu lourd d’aspect, aux yeux débrouillards, sinon très intelligents. Il possédait une situation convenable dans les ateliers Brunaud et Cie, s’y faisant une vingtaine de mille francs par an, ne mangeant pas la moitié de ses appointements et cherchant un établissement encore plus convenable par son mariage avec Mlle Céline Bressol.

On avait fait connaissance sur les plages, au tennis, aux petits goûters de la comtesse Machin ou de la cantatrice Grandechose. Trois mois sont plus que suffisants pour connaître une future femme quand on est un automobiliste distingué… parce que les femmes et les machines se ressemblent : il en est de douces, de rétives, ou de fantasques. Avec les premières, on n’a pas beaucoup de plaisir sur la route, mais on les mène ; avec les secondes, on ferraille et ça casse ; quant aux troisièmes, c’est le panache, le coup de foudre ou le cercle de la mort. Julien n’aimait pas l’essayage sans le confort et encore moins l’aventure. Il déclara ses intentions à son grand patron Brunaud, qui lui répondit :

— Se marier est indispensable si vous voulez rouler tranquillement et ne pas me saboter mes échantillons. Moi j’ai horreur des garçons qui risquent tout pour courir de la brune à la blonde ! Je crois bien ! Mlle Bressol ! C’est la fille de l’armateur Bressol de Dieppe ? Bonnes références ! Faites votre plein d’essence et allez-y !

Il y était allé, avait cru plaire, s’y était complu et venait d’épouser, en moins de temps qu’il ne faut pour placer une bonne voiture.

Mlle Céline Bressol, sollicitée par la vive caresse de l’air salin des dernières plages que l’on quittait et qui lui parut amère, aux lèvres, comme un baiser d’adieu, risqua son visage nu hors du capuchon, un visage tragique sous la lumière de la lune. Les femmes n’ont leur personnelle beauté qu’une fois dans leur vie ! Tout le reste de leur existence elle s’adaptent des masques et tâchent d’harmoniser leurs gestes avec eux. Cette nuit féerique, ce glissement rapide, presque silencieux, sur la pente de tous les abandons, rendaient Céline Bressol, jeune fille encore, tragiquement belle, parce qu’elle avait peur, se sentait dupe et voulait aimer. Jusqu’à ce jour, elle n’avait reçu de Julien que de furtifs cadeaux d’amour : pression de mains, petits soupirs dans les oreilles à peine appuyées par une moustache trop américaine, c’est-à-dire un peu dure, et phrases sentimentales inachevées : « Vous êtes mon premier amour, ô Linette !… » Elle avait attendu des explications et, un autre jour, il avait ajouté, d’un ton farouchement mystérieux : « Quand vous serez à moi, il faudra que je vous dise… » Et il n’avait encore rien dit. Elle savait déjà comment on organiserait leur vie à Paris, rue Notre-Dame-de-Lorette, et aussi chez leurs beaux-parents, dans la villa de Dieppe dont ils auraient tout un étage. Là, il y aurait même une chambre qui devait être la nursery… Mais elle ignorait absolument pourquoi l’amour ne doit commencer qu’au mariage, car, dans les livres qu’elle avait pu lire, en cachette, il en allait tout autrement.

Céline tourna ce visage tragique vers ce garçon aux épaules courbées sur son volant, aux yeux éteints par des lunettes. Ce monstre humain faisait corps avec le monstre automobile et il était si machinalement animé d’intentions complètement étrangères à l’amour imaginé par Céline d’après ses lectures et ses aspirations, qu’elle fut saisie d’un froid bizarre. La lune lui pleuvait en gouttes de givre sur le front. On s’envolait, oui, mais vers quel ciel ?… La jeune fille apparut alors au jeune homme comme dans une fumée à cause des fourrures noires et de ses cheveux encore plus noirs. Il se rappela vaguement que, chez une dernière parente, morte depuis (il était orphelin), il avait contemplé sur le couvercle d’une boîte 1830 une demoiselle en coques de cheveux de ce même noir de fumée, une demoiselle à taille lisse, aux yeux d’eau moirée de bleu turquoise, d’un bleu-vert changeant, une tête de ce teint de poupée touchée de rouge corail aux joues, ayant surtout cette bouche douloureuse, de ligne pure, se virgulant aux coins d’on ne savait quelle ironie embusquée… devant se révéler plus tard, trop tard ! Il ne comprenait pas du tout ce qui lui arrivait. Ce masque tragique, ce n’était ni sa fiancée ni sa femme… c’était une Céline inconnue, victime ou bourreau ? Il eut un mouvement convulsif qui lui fit faire une embardée et il cria, involontairement, absolument comme il aurait juré :

— Ah ! Céline, vous ne devriez pas vous coiffer comme ça. Ce ruban de satin blanc vous coupe le front en deux… C’est idiot, la mode ! D’autant mieux que ça n’est pas nouveau… J’ai vu une gravure qui…

Mais il n’arriva pas à se souvenir de quelle gravure il était question.

Elle avait senti, elle, dès que son bras l’avait lâchée, que la partie était perdue. Pourquoi ? Sait-on jamais ce qu’une jeune fille de dix-sept ans peut espérer de l’amour ? On partait pour une contrée inexplorée : la lune de miel. Et la lune était glaciale dans cette nuit d’août. En effet, la lune glissait un reflet de couteau d’argent à ce ruban de satin qui lui serrait les tempes et retenait les touffes de ses cheveux noirs des deux côtés à la manière d’un diadème cruel… ou d’un nimbe inaccessible. Le front, c’était le champ clos où se battaient en ce moment même le chevalier du rêve avec le champion de la réalité.

Le rêve perdait de plus en plus de terrain, rompait, reculait devant la puissance de l’autre, une puissance jusqu’ici représentée par le volant de cette automobile, autre forme de couronne de fer !… Et le front s’abîmant aux yeux, tombant, dans l’arc tendu des sourcils, ne semblait plus penser. Le visage, en dessous du ruban de satin, se figeait, les yeux clairs, le nez droit, pincé et froid du bout, la bouche mordant sa peur à pleines dents et le menton, si fin, s’évanouissant dans une détresse enfantine ! Ah ! pourquoi donc, cet homme était-il son mari puisqu’il n’avait pas encore arrête sa machine pour l’embrasser et lui dire, à genoux : « Vous êtes ma vie et vous êtes mon rêve ; rien ne peut séparer cela, nul couteau et nulle puissance malfaisante ! » Non, il ne trouvait qu’une chose, c’est qu’elle ne se coiffait pas bien. Elle essaya de réagir et murmura :

— J’aurais dû garder mon voile, peut-être ? Vous disiez que cela me donnait l’air d’une sainte, ce matin.

— Oui, peut-être… Seulement, ce soir, un voile de sainte… non… Linette ! Nous serons à Rouen dans deux heures. À la pointe de l’aube !… Nous irons dans un des meilleurs hôtels… Nous souperons tous les deux, comme on ferait la dînette… puis nous… nous dormirons jusqu’au soir… Ce sera charmant !

Elle répondit avec une voix martelée, une voix qui frappait désespérément, se défendait de l’ongle de toute sa vibration éperdue :

— Je n’ai pas faim, je n’ai pas envie de souper et je n’ai pas sommeil.

C’était net, naïf et déterminé.

Il se mit à rire, d’un bon rire confiant, voulut reprendre la taille lisse dans son bras gauche ; mais alors, comme on était enfin sur la grand’route, le moteur cala.

— Ah ! non ! Ça, par exemple, ce n’est pas le moment de nous faire cette blague ! s’écria Julien Gravier qui sauta au bas de sa voiture.

La panne ! Au milieu de la route et avec une rage décuplée de mari pressé, jointe à celle de l’automobiliste froissé dans son amour-propre, il déballa toute une trousse de barbares instruments chirurgicaux et se mit à examiner la situation.

Elle, demeurait immobile dans la grande fourrure, toute petite et blanche comme une fleur d’oranger tombée dans une nuit d’orage.

Pendant que son mari se battait avec des armes dont elle ne connaissait point l’usage, les deux rivaux continuaient à se pourfendre dans son cerveau où rayonnaient encore les ballons rouges de l’illumination nuptiale, des éclats de rire de ses demoiselles d’honneur et les joyeux refrains de l’orchestre.

Elle était là, seule, dans un pays sauvage, une forêt s’ouvrant devant elle, percée par les deux glaives des phares. Tout était tragique, effrayant et blessant pour ses yeux trop neufs. Elle les ferma, voulut s’absorber dans une contemplation intérieure, revoir son mari lui disant : « Quand vous serez à moi, je vous dirai… »

Il vint la tirer de ce songe pour lui dire, assez brutalement :

— Ma petite amie, une femme de chauffeur doit apprendre le métier… qui n’est pas toujours très amusant. Vous allez bien gentiment me tenir un des phares au-dessus du capot, car je n’y vois goutte avec ce faux jour de la lune. Je crois qu’il y a un fil qui touche… C’est à en perdre la raison ; mais il faut que je répare moi-même… et c’est une voiture neuve, mise au point, qui me joue ce tour-là !… Petite amie, excusez-moi ! Allez-vous être assez forte pour me tenir ce phare ? C’est lourd !

Elle se débarrassa vivement de ses fourrures et sauta sur la terre, heureuse de rendre un service qui retarderait la dînette à Rouen et la… mise au point de cette idée folle de se coucher en plein jour, chose qui la bouleversait comme une injure sournoise. Elle fut tout à coup une jeune femme très soumise à l’époux parce qu’elle gardait encore un semblant de liberté. Elle enleva son cache-poussière de soie beige pour apparaître en robe courte de mousseline de soie blanche coulissée de menus cordons de boutons d’oranger qui avaient plutôt l’aspect de fil de perles. Au cou, à peine dégagé du corsage montant, de vraies perles fines, toutes petites, mettaient leur clarté de sourire tris jeune, et Céline avait aussi, du bout de ses dents bien rangées, le même sourire… trop jeune.

Ils échangèrent des mots techniques et firent des prodiges de valeur jusqu’au moment où Julien, pour lui faire voir l’organe délicat d’une bougie encrassée, la pencha presque de force sur les sombres entrailles du monstre et lui imprima sa main huileuse sur la taille. On aurait dit une enseigne ! Il ne manquait plus que le mot indicateur… Julien éclata de rire. Elle eut un geste de dégoût.

— Allons, petite fille, petite hermine ! C’est un malheur, mais une robe comme celle-ci ne se porte qu’une fois. (Il ajouta, très galant.) Elle n’en paraît que plus blanche à mes yeux, Linette. Vous voilà pour de bon la vraie femme d’un chauffeur ! Pardonnez-moi. Il aurait mieux valu choisir tout simplement un tailleur de voyage plus assorti à la situation.

— J’ai demandé à maman, murmura Céline confuse, mais elle m’a dit : « Il faut la garder le plus longtemps possible pour plaire à ton époux… » Alors…

Il pouffa. Elle se mit à rire aussi en remettant son cache-poussière, s’efforçant de ne pas le contrarier, mais elle avait le cœur gros, comme si, à ses yeux d’enfant, la main noire se fût imprimée jusqu’à sa propre chair.

La voiture, convenablement réparée, fit un kilomètre, puis s’arrêta de nouveau. Il s’agissait, sans doute, d’un court-circuit. Cette fois, on était au milieu de la forêt. Alors, Céline eut peur. Elle se sentait seule, dans un bois, elle qui n’avait jamais passé une nuit hors de la maison de ses parents ! Ce fut la terreur sans nom qu’on n’ose pas avouer à un homme, à un étranger dont les paroles ne sont pas de la même langue que les nôtres. Il l’avait embrassée goulûment dans le cou et cela ne la consolait de rien, parce que ce baiser sentait la déception du monsieur qui ne comprend plus bien ce qui lui arrive, lui aussi. On était parti, tous les deux, pour la jolie fête blanche, et voilà que ça tournait à la guigne noire, y compris les mains sales ! Malgré les mouchoirs, ayant servi l’un après l’autre de serviette, il n’osait plus la toucher parce qu’il était ridicule dans ce rôle d’amant-charbonnier. D’instinct, elle se pelotonnait au fond du baquet en claquant des dents. Des arbres prenaient autour d’elle des apparences fantomatiques et semblaient prêts à fondre sur elle. Elle voulait parler, rompre le silence, qui ne s’interrompait que par le bruit de cisaille d’une clef anglaise ou d’une pince tordant un fil de fer, et elle ne pensait plus qu’à une chose :

Je vais crier… Je vais crier… J’ai peur d’appeler au secours !…

Ah ! il songeait, lui, de son côté, à une carrosserie bien close, jouant le rôle de chambre nuptiale, tous les rideaux tirés… Mais sa voiture était découverte ! Quant à proposer certaines… parties de plaisir sur l’herbe ou la mousse à une jeune fille bien élevée, lorsqu’on est soi-même un homme bien élevé, il ne fallait point y songer.

Il s’emporta, donna de furieux coups de marteau sur cette machine obstinée… puis au moment où, voyant vraiment poindre l’aube à la cime des arbres, il se demandait comment il sortirait de là, cette singulière machine, que les soins les plus attentifs n’avaient pu tirer de son mutisme, se mit à gronder tout bêtement et partit le plus naturellement du monde.

Mais ni Julien, en habit sous sa peau de bique, ni Céline, en fleurs d’oranger sous un cache-poussière, n’avait plus envie de rire de ce dénouement à un court-circuit un peu long. Ils craignaient, l’un de la voir s’arrêter encore une fois, et l’autre qu’elle ne s’arrêtât plus !…

On arrivait enfin aux faubourgs de Rouen.

II

Éreintés par cette nuit de péripéties sentimentales et mécaniques, les nouveaux mariés n’en étaient, cependant, qu’à la préface de leur décevant roman nuptial : il n’y avait pas une seule chambre d’hôtel disponible à Rouen, cette première étape de leur voyage de noce ! Cela n’avait pas l’air croyable, mais cela était, et cela suffisait à les réduire au rôle de deux épaves, de deux misérables fous furieux qui n’osaient pas se confier leur secrète hantise.

Successivement on s’était rendu aux portes de l’hôtel d’Angleterre, de la Poste, du Nord et du Vieux-Palais, et partout on avait reçu la même réponse : « Rien de libre. Impossible de garer même une bicyclette. Désolés, Monsieur et Madame. C’est à peine si nous pourrions vous faire déjeuner !… »

Partout, l’affluence des étrangers, après ces grandes tourmentes de l’époque de la grande guerre, avait jeté les uns sur les autres bien des humains également désemparés, pour des raisons peut-être supérieures à celle d’une nuit d’amour sacrifiée à la réparation, en cours de route, d’un moteur facétieux.

Céline tombait de sommeil et n’osait pas l’avouer. Julien avait une soif démoniaque et n’osait pas trop boire des alcools remontants devant cette petite fille en blanc élevée à l’eau pure, déjà, hélas ! si abominablement marquée de noir par la main… du destin. Ils étaient d’ailleurs ivres, tous les deux, de la plus détestable des ivresses : celle du mauvais vouloir, et même ne voulaient plus que se faire du mal.

Leur voiture, errant d’hôtel en hôtel, fendait la foule de son énorme museau sombre qui semblait happer des gens au passage et, chose vraiment inouïe, n’écrasait personne malgré les vociférations en tous les idiomes. Cette foule était celle des Babels où l’on se réunit autour des gâteaux monstres, des quartiers de viande saignante ou des tonneaux défoncés sans jamais consentir à s’apercevoir que ces objets de soi-disant première nécessité disparaissaient dans le ventre des grands bateaux se balançant comme des ours aux aguets dans leurs fosse, lesquelles victuailles s’évanouissaient totalement en fumée âcre, poudrant la ville de suie, sans profit pour personne. Il ne restait jamais rien au spectateur, mis en appétit, que des écorces d’oranges ou de bananes… qui faisaient glisser le pauvre monde d’une erreur à un juron !

Ils finirent par s’arrêter à la terrasse d’une taverne immense où l’on vendait, en toutes langues et à tous les prix, des tartines de foie gras, des pains anisés et des galettes chaudes, horriblement salées, qui incitaient les matelots nouveaux riches à consommer les boissons les plus effroyablement aromatisées de toutes les épices du Levant.

Leur voiture immobilisée à la porte de cette taverne, ils se résignèrent à la garder à tour de rôle, du coin de l’œil, tout en mangeant les tartines normandes qu’on leur fit payer cinq francs pièce.

Julien prit des bocks. Céline implora de l’eau fraîche et, comme cette eau était fade, écœurante, elle s’en bassina les yeux. Elle serrait autour d’elle son manteau léger de soie beige, dissimulant le plus qu’elle pouvait cette robe de noce, heureusement courte, qui lui faisait l’effet maintenant d’une malédiction, pendant que le malheureux Julien, luttant contre des bâillements nerveux, songeait, un peu tard, qu’il aurait dû se renseigner et qu’un portefeuille bien garni ne mène plus à rien de sérieux un jeune Français lorsqu’il arrive dans une ville remplie jusqu’aux bords de ses vaisseaux marchands d’Anglais, d’Américains et de troupes de couleur.

Julien Gravier avait pourtant fait la guerre comme tout le monde, mais il l’avait subie et point comprise. Il ne s’était ni révolté, ni passionné. Il avait réparé des autos-camions sous des fléchettes d’avions allemands, et il avait pensé : « Ça doit être des réclames pour un nouveau crayon ! » Ces cauchemars-là, bombes en chapelet, explosifs à retardement et gaz empoisonnés, lui avaient semblé des farces, de grosses farces de journalistes. Tant qu’on n’en crevait pas, ça restait ridicule… et comme il n’en avait reçu aucun avertissement douloureux pour lui-même, il continuait à dire, d’un ton très confidentiel, quand on lui citait des cas : « Vous savez, j’y suis allé comme les autres, mais je trouve qu’on a beaucoup exagéré ! »

À présent, il comprenait qu’un certain chambardement bouleversait tout de même son pays natal. À Paris, ça marchait encore parce que… plus c’est cher, plus c’est la même chose. Ici, à Rouen, où il avait eu la prétention vraiment légitime de… coucher avec sa femme après une nuit blanche passée en forêt, il découvrait que la vie publique devenait intolérable et pénétrait d’une façon désagréable dans les appartements privés.

L’appartement privé, meublé ?… Il y avait songé. Louer, pour une nuit, six pièces et une cuisine avec un four électrique ? Cela pouvait se faire à la condition d’embaucher au moins une bonne, une quelconque femme de chambre. Non. Le mieux était de se servir de l’auto pour aller ailleurs, puisqu’on ne pouvait la garer nulle part. Et, enfin, il y tenait à sa voiture ! Sa première voiture, bien à lui ! Ah ! si elle avait eu sa carrosserie fermée ! Ils auraient pu changer, là dedans, de costume, comme le font les habitants des roulottes… et changer de rôles ! Devenir de bons petits bourgeois en rupture de rêve. Ce qui rendait la situation si fausse, c’est qu’elle portait des fleurs d’oranger et lui un habit de cérémonie, malgré les trop visibles maculatures du graissage intensif.

Bah ! on avait toute la vie pour terminer ce voyage et, plus tard, ils en riraient bien, de leur aventure. Est-ce qu’on ne finit pas toujours par se moquer de soi-même après avoir eu la crainte de voir les voisins se moquer de vous ?

Il fallait, au plus pressé, ce déjeuner sommaire et coûteux déjà fini, chercher un mécano de sa boîte, un technicien à la hauteur des circonstances, et, quand on aurait remis en état ce moteur capricieux qu’une réparation de fortune rendait encore suspect, on filerait sur une ville plus hospitalière, Elbeuf, par exemple, à la portée de la main.

— Linette ! Tu me pardonnes ? Ah ! mon cher petit poussin blanc ! Pouvais-je prévoir une telle foire sur le pont ? Mais, regarde donc toutes ces figures de nuances différentes ! Je n’ai pas entendu encore un mot de français, dans ce charivari !

…Et il pensait, malgré lui, que ç’eût été peut-être follement amusant avec une maîtresse de mœurs faciles, experte à tous les sports qui ne demandent ni précautions, ni explications, ni traductions.

Céline souriait doucement, d’un pauvre sourire très contraint.

— Oh ! comment pouvez-vous penser, Julien, que je vous en veuille ? Ce n’est pas de votre faute.

— Pourquoi ne me tutoyez-vous pas ? Vous ne m’aimez donc plus, ma petite femme chérie ?

Elle eut un recul de tout le corps, sur cette banquette de velours rouge, couleur de sang caillé, où elle sentait poisser des taches d’alcool à peine épongées au torchon, et elle fut sur le point de lui crier, au milieu de ce féroce tapage de gens qui s’interpellaient ou s’injuriaient en tous les argots de l’univers : qu’elle ne l’avait jamais aimé, seule chose dont elle se croyait absolument sûre et qui lui faisait toucher le fond de son désespoir.

Elle demeura silencieuse, une larme au bord des cils, se pencha plus avant sur l’album des illustrations grivoises traînant sur le marbre de la table, et s’absorba dans la contemplation d’une midinette bien parisienne vêtue d’un carton à chapeau qu’elle étalait en feuille de vigne.

— Ma Linette chérie, expliqua Julien songeant qu’on perdait du temps à vouloir explorer les méandres de la mauvaise humeur virginale, il me faut conduire la voiture chez un homme de nos ateliers. Ça peut durer une heure ou tout l’après-midi, je n’en sais rien. Quant à la guigne, tout s’en mêle. Chemin faisant, je rencontrerai peut-être un hôtel, borgne ou non… Si je n’avais pas peur des puces et même de choses pires… je sais bien que l’on trouverait des auberges en banlieue ; seulement c’est vous, votre robe… vos guirlandes. Ah ! ce qu’elle a eu du nez, votre mère, de vous conseiller de garder ce costume !… Encore moi, avec un ciré, mon habit passera partout ; mais vos petits boutons luisants… c’est scandaleux ! J’aime autant vous laisser ici. Vous avez cette table bien à vous ; entassez là-dessus toutes les friandises qui vous tenteront Assise à l’ombre et devant un sorbet à la framboise, je serai tranquille sur votre sort. Si quelqu’un venait pour s’asseoir à côté de vous, dites simplement : « Pardon, monsieur, mon mari va revenir. »

— Et si c’est une dame ? interrogea anxieusement la petite mariée retombée au cauchemar de se trouver abandonnée au milieu d’un bois dans lequel, certainement, rôdait le loup.

— Si c’est une dame… Non ! Elles n’entrent pas ici. Justement, j’ai choisi l’endroit à cause de ça.

— Mais j’y suis bien, moi.

— Je veux dire, petite sotte, que lorsqu’une femme est seule, elle ne peut pas entrer dans certains cafés. Vous y êtes venue avec moi… alors, vous n’êtes pas seule…

— Même quand vous serez parti ?

— Il suffit que le garçon de service à votre table vous sache sous ma protection.

Et il eut un sourire très amusé. Décidément il lui faudrait entreprendre toute une éducation avec cette ingénue de l’âge de pierre !… Il sortit.

Le soleil dardait, sur sa voiture, une chaleur intolérable. Quand il s’assit dans le baquet, face au volant, il poussa cependant un grand soupir de satisfaction. Il sortait d’un endroit relativement frais pour se plonger dans un vrai bain d’huile bouillante, mais tout lui paraissait plus normal que cette petite fille de neige auréolée de sa candeur. Cette histoire d’un voyage de noce interrompu par la panne et le défaut total de chambre à louer lui semblait, à présent, la plus atroce des calamités. Et, comme il arrive toujours en pareil cas, il cherchait à qui s’en prendre, ce qui lui fit lâcher crûment cette réflexion :

— Ah ! non ! Quel est l’imbécile qui voudrait être à ma place ? Ça commence à m’embêter. Elle est par trop simple d’esprit !…

…En face de Céline, des glaces, des glaces… Une buée les ternit et, du plafond à caissons grenat, comme des bouches de four ouvertes sur les crânes en ébullition, tombent des douches d’alcools, brûlantes ; s’il est défendu de servir ceux qui tuent, car la guerre a appris à économiser la vie, on n’a pas encore interdit la sournoiserie de l’ivresse qui rend fou de la folie amoureuse, la plus dangereuse de toutes. Ces gens de tous les pays se rencontrent là pour boire le philtre et cherchent, ensuite, à poursuivre plus loin une illusion échappant presque toujours en face de la réalité, parfois meilleure.

Céline, égarée dans l’immense caravansérail, a peur, et c’est la peur suprême de l’animal perdu. Elle ne compte plus sur un époux, ni sur un amoureux ; elle a quitté ses parents pour toujours ; elle est une chose flottante, lâchée, laissée. Elle appartient à quelqu’un dont elle porte le nom… sur un collier de perles, bien qu’il n’y soit pas écrit, mais il l’a payé ! Elle est une femme prêtée, vendue ; elle est un échange de fortune, elle représente une valeur marchande. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle l’ignore. Elle attend qu’on revienne en prendre livraison. Elle n’a pas d’autre but qu’attendre une heure dont elle commence à deviner le désenchantement par l’enchantement qu’elle s’en promettait. Tout l’éloigne de plus en plus de cet amour bien raisonnable, bien sage et tellement distant de sa jeune imagination délirante qu’elle songe à s’aller jeter, là en face, dans l’eau sale et pourrie des bassins. Ah ! si elle pouvait s’échapper ou se dominer ? Revenir à la vie normale… Mais elle n’est pas du tout normale, la vie qu’on lui fait mener.

« C’est un bon garçon », disait son père. Peut-être ; mais, pourquoi n’a-t-il pas eu le moindre mot de vraie douceur qui lui aurait ouvert, à deux battants, la porte de l’Eden. Il la trouve mal coiffée !…

Et tout se brouille dans son cerveau malade, le sermon du curé à l’église, les pieuses recommandations de la vieille tante dévote lui disant que son devoir était de ramener son mari aux saines pratiques du catholicisme, parce que l’amour peut ainsi devenir éternel.

Il n’a commis aucun crime, ce bon garçon qu’elle ne connaît pas et qui ne la connaît pas, mais il est le contraire de l’enthousiasme, du délire amoureux. Il est du bois dont on fait ces monstres de l’utilité, de l’universelle raison d’être : les gens raisonnables.

Ah ! quelle autre raison de vivre que celle d’aimer, et comment peut-on aimer les gens raisonnables ! Elle pleure, sous son capuchon de soie froncé. On dirait un cocon où s’agite et se tord la chrysalide qui va tout à coup s’envoler, ayant enfin acquis ses ailes radieuses, ayant obtenu, dans l’effort d’une douleur latente au nom mystérieux, son droit à la conquête du bonheur.

— Petite madame, voulez-vous me permettre de vous consoler ?

Elle redresse follement la tête. Un homme lui parle et ce n’est pas son mari ! Dans le bruit des conversations, des cris de ceux qui appellent ou commandent, des coups frappés sur les marbres ou sur les verres, elle n’a pas entendu s’approcher ce consommateur. Il est tellement près d’elle qu’il semble qu’il y était déjà depuis longtemps ; or, elle ne l’a jamais vu… cependant, il a dans les yeux un regard qu’elle connaît, un ordre qu’elle reçoit, comme le déclenchement d’un vouloir qu’elle sait parce qu’elle a déjà voulu entendre cette voix. C’est une voix qui sort d’elle.

— Monsieur, murmure-t-elle, docile cependant au souvenir d’un enseignement de bon ton, il va revenir et vous ne pouvez pas prendre sa place.

Le malheur veut qu’elle dise : il au lieu de : mon mari. Mais elle ne pense pas qu’on puisse se méprendre. Elle est déjà une femme comme il faut parce qu’elle ne veut apprendre que ce métier.

Il s’assied, s’accoude à la table où fond, lentement, le sorbet rose à la framboise, et il sourit :

— Je comprends bien, mais s’il ne revenait pas ?

Il interroge et parle comme chez lui. Sa voix est prenante, très basse, un peu sourde, avec un accent mordant prêt à éclater.

Tout en noir, il a un gilet de velours sur lequel brillent trois perles jaunes serties dans un or terni, des boutons très anciens ; sa cravate floue, en soie jaune, se mêle à sa chemise de soie aussi. Sous son feutre un peu large de bords, ses yeux d’un gris d’acier froid flambent singulièrement. Sa bouche fine, imberbe, méchante, railleuse, tremble légèrement sur les paroles qu’il prononce, comme très pressé de dire ce qu’il dit. Il tient une canne d’ébène incrustée d’argent presque bleui, ayant passé par le feu.

Quel âge a-t-il ? Trente ou quarante ans ? Ou ne sait pas, car son teint, très blanc, est celui d’un blond ; mais il est brun, un peu touché de gris aux tempes. Toute la sévérité du costume sombre s’atténue dans la fantaisie des boutons anciens ; cependant, la souplesse de ce corps, large de poitrine et de taille encore dégagée, en fait un officier en bourgeois, quelqu’un qui se déguise après avoir porté un bien plus sévère uniforme.

Céline perd la tête. Ah ! cette atroce fumée de tabac autour d’elle !

— Monsieur, je voudrais bien m’en aller d’ici !

— Très volontiers ! Où voulez-vous que je vous conduise ?

Il se lève, remet des gants, machinalement. Ses mains sont larges, très blanches, sans bague. On les devine fortes et caressantes.

Il la contemple, les yeux plongés dans ses yeux qui l’implorent contre il ne sait quel ennemi. Et, tout à coup, il se penche pour lui dire, la voix frémissante d’une passion impérieuse, folle :

— Dieu, que vous êtes jolie ! J’irai avec vous où vous voudrez. Quant à celui qui doit revenir, je le tuerais volontiers sans même avoir l’honneur de le connaître, puisqu’il vous a fait pleurer.

— Oh ! monsieur, que vous êtes bon ! murmure-t-elle, ravie par cette voix qui la transporte dans un pays de rêve où la violence est la seule manière de se comprendre entre gens très doux.

— Voyons ? Dites vite ! Où allons-nous ? Chez vous… chez moi ?… Ma voiture est à la porte… Je viens de plus loin que Rouen. On peut y retourner. Votre nom ? Que dois-je faire ?

— Je voudrais… je voudrais ne pas être sa femme. Est-ce que vous pourriez empêcher cela ?… Moi, j’ai peur. Je sens qu’il ne m’aime pas, qu’il ne m’aimera jamais… et je ne sais pas pourquoi je vous le dis Monsieur, je m’appelle Céline. Je suis mariée depuis hier matin, à l’église de la Vierge de Dieppe. Ah ! si j’osais tout vous avouer ! Ce n’est pas sa faute. Il n’est pas méchant. Pourquoi le tueriez-vous ? C’est moi qui ne sais pas m’y prendre. J’ai peur ! j’ai peur ! Il me semble que je me noie. Au secours !

Elle ne cric pas, elle parle en dedans et ses bras se tordent involontairement parce que cette face d’homme volontaire la domine, l’écrase et lui inspire la plus terrible sensation de sa vie, encore si peu vivante. Elle se sent, sous son regard dur et sauvagement curieux, comme s’épanouir. La fleur cérébrale s’ouvre au soleil du désir enfin venu la réchauffer. Ce n’est pas encore une femme qui aime et c’est déjà une jeune fille pervertie. Elle a trop souffert inutilement, trop attendu l’heure du mystère. Maintenant elle se venge sans même s’en apercevoir. Son manteau d’auto s’est écarté et, là, dans ce café où toutes les races d’homme sont en train de boire à l’extinction de la soif, où toutes les joies brutales se sont donné rendez-vous pour s’exalter un moment avant de reprendre le dur métier des affaires, cet homme, d’une très vieille race, qui n’imaginait rien de mieux qu’un instant de repos devant la fraîcheur d’une coupe remplie de fruits glacés, aperçoit la délicieuse petite mariée, toute blanche, flocon de neige à la portée de ses lèvres ardentes.

— Regardez, fait-elle gravement offensée par le souvenir du geste maladroit. Il a taché ma robe en réparant son auto. Ça l’a fait rire et il m’a dit que j’aurais dû en mettre une autre. Ah ! vous ne m’auriez pas dit ça, vous, monsieur, j’en suis bien sûre.

Il sourit. Son regard se voile, se trouble, et ses sourcils se froncent.

— Vous êtes également sûre de ne pas me tourner un film tentateur, petite actrice en herbe… ou plutôt en boutons ? Vous me jetez dans une comédie singulière, assez délicieuse, mais qui pourrait facilement devenir un draine. Soyez franche ? Que me demandez-vous ?

— Je ne saurais pas jouer la comédie, monsieur, ni pour vous, ni pour personne. Mon mariage m’a rendue si triste que je pensais tout à l’heure à me noyer, là, dans ces bassins où les gros navires m’auraient broyée avant même que cette eau sale, de goût affreux, m’ait rempli la bouche. Et je crois que cela aurait mieux valu pour tout le monde. Si on savait ce que c’est ? Sauvez-moi de ça, monsieur, ou, alors, allez-vous-en ! L’amour, j’aurais compris. Le mariage, je ne comprends pas… J’ai peur… Je ne vous demande rien — que de me sauver du mariage.

Il la regarda, stupéfait. Était-ce une folle ? Comment un homme, même très froid, un homme très raisonnable, avait-il pu laisser ce trésor d’ingénuités, ou de perversités, sur une banquette de taverne comme on y aurait oublié sa fortune… car elle valait une fortune, toute la fortune d’un amateur d’objets d’art.

― Voulez-vous fuir avec moi ? Je vous promets de ne jamais vous épouser, ça, j’en réponds, car, moi aussi, j’ai horreur du mariage, et pour cause !… Cependant… c’est un crime prévu par les lois que l’enlèvement d’une mineure. Quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans !

— Très bien ! Nous serons criminels et poursuivis par toutes les polices locales, mademoiselle Céline ! Faut-il dire madame ? Rassurez-moi ?…

Il tenait sa main fluette où brillait l’alliance d’or, d’un éclat neuf, aveuglant. Son geste passionné ne se remarquait pas dans l’ensemble des gestes de cette foule où deux nègres, complètement ivres, s’embrassaient sur la bouche en mimant un refrain obscène.

— Je suis une dame depuis hier, monsieur, mais je n’en suis pas plus heureuse puisque je ne suis pas libre. Si vous pouviez me cacher dans une prison où n’entrerait jamais mon mari. Oh ! le pauvre Julien ! Je voudrais tant qu’il fût vous… S’il m’avait regardée comme vous me regardez. Est-ce que vous me trouvez mal coiffée, dites, monsieur ?

— Ah ! chère enfant ! En voilà trop !… Attendez, je vais aller parler à mon chauffeur. Quand je rentrerai ici vous serez prête et vous tiendrez votre manteau bien fermé. À nous, la belle aventure, et si on en meurt, nous aurons certainement vécu la seule minute qui vaille la peine de vivre !…

Il partit rapidement et bouscula, au passage, les deux nègres que le patron de l’établissement essayait de pousser dehors…

III

Quand il revint, le mari était là. Médusé par cette apparition de l’autre homme dont il avait douté car il songeait, malgré lui, à une actrice jouant un rôle pour l’essayer sur la crédulité du passant, il eut le temps de poser un doigt sur ses lèvres en la guettant dans un des hauts miroirs de l’établissement. Il s’assit devant ce miroir, tournant le dos à ce couple que, désormais, il ne pouvait pas connaître. Elle le voyait. Il l’entendait et ne perdait rien de leur conversation, mais Julien Gravier ne pensait même pas à cette ombre d’amant s’interposant entre sa femme et lui. Il en demeurait à cent lieues.

— Linette, la voiture sera là dès la tombée du jour, fit-il avec un gros rire satisfait. Nous filerons sur Elbeuf par un chemin tout droit et nous serons pour dîner dans un chic hôtel qui, espérons-le, ne sera pas plein. Ah ! cette garce de voiture ! Elle nous en a donné du fil à tordre ! C’est capricieux comme des vierges, ces voitures neuves… Bonjour, Linette ! Elle boude, ma petite fiancée, elle fait la tête ? Ce que c’est que de balader son nimbe dans les tavernes de Rouen ! Garçon ! Garçon ! je crève de soif.

Il commanda un apéritif (le sixième de l’après-midi) et ajouta, très naturellement gai puisque sa voiture n’avait rien de grave :

— Linette… songez à l’enfin seuls de la peinture. Vous savez bien, le tableau 1830 ? (Il confondait un peu parmi les nuances variées des apéritifs.) Ce que nous allons mettre les bouchées doubles pour nous rattraper. Linette, mon petit ange blanc, vous êtes pâle. Est-ce que vous avez peur de moi ? Pourquoi me faites-vous ces yeux fixes ? Je ne suis pus gris, je pense, si j’ai encore terriblement soif.

Elle ne le regardait pas. Elle contemplait l’homme dans la glace. Et l’homme, qui écoutait, était encore plus pâle que la jeune fille. Alors, Julien déploya une carte de la contrée sur la table de marbre en remuant le sorbet à la framboise devenu un étrange liquide strié de sang et cria, presque solennel :

— Écoutez ça, Linette chérie. Nous traversons une forêt admirable : la forêt de Rouvray, où vous avez peur du loup, sinon de votre mari. Nous tournons à cet endroit qu’on appelle : les Essarts

À cet instant le garçon apporta l’apéritif et l’addition. Il y eut une discussion âpre sur les chiffres. Le monsieur d’en face put se lever, parut tout entier reflété par le miroir, dans une buée bleuâtre qui ressemblait à la fumée d’un incendie. Il salua Céline, en se découvrant comme pour s’éponger le front de son mouchoir. (Il faisait tellement chaud dans ce café !) Et il remit impérieusement son index sur sa bouche. C’était à la fois un baiser et un ordre donnés : « Il faut vous taire, vous laisser conduire où vous devez aller. Adieu ! »

Céline se sentit mourir. Il partait, il s’effaçait de cette glace comme se dilue le reflet d’un être inexistant qu’elle avait cru reconnaître pour l’avoir entrevu dans ses rêves. Son chevalier ! Le beau ténébreux !… Et il s’éloignait, il la quittait, il la fuyait, après lui avoir proposé de fuir ensemble. Ah ! le grand danger d’amour qu’elle venait de courir…

Comment fit-elle pour ne pas s’évanouir quand arriva l’heure de partir à son tour ? Elle n’obéit pas à ce qu’il lui avait dit, avant le mari ; serrez bien votre manteau pour que personne ne puisse soupçonner que j’enlève une jeune mariée ! À quoi bon, maintenant ? Cet inconnu, dont elle ne saurait jamais le nom, reculait devant l’audace du crime prévu par les lois et il la laissait en présence du meurtre de son amour naissant que son maître légitime accomplirait sans même s’en douter. Un bel amour qui aurait eu des ailes pour s’envoler… Les hommes sont donc si lâches devant l’aventure, la seule chose qui compte dans la vie !

Elle songeait intensément à l’eau, l’eau boueuse des grands bassins… et le soir tombait.

— Allons, Linette, en route, ma petite fille, l’air devient plus respirable. Sauvons-nous de cette ville maudite où l’on estampe cruellement les jeunes mariés et où on ne leur permet même pas de…

Il bredouilla un peu, lui pinça l’oreille sous la coque de ses cheveux noirs, puis la poussa ers la voiture, au milieu de la foule très amusée par cette petite mariée récalcitrante.

— Voyons, Céline, je vous en prie, j’ai horreur des femmes qui font la tête ! Vous me douteriez envie de retourner à la taverne pour me griser tout à fait ! Montez ! C’est idiot !

Elle monta, s’ensevelit dans les fourrures et le vent de la course emporta de nouveau la torture de son rêve aux prises avec l’atroce réalité.

La route blanche entre deux haies de fantômes. Ce sont des pins immenses plantés à perte de vue comme des poteaux de supplices. La lueur des phares éclaire le fonds d’un reflet rougeâtre qui fume. Où commence l’arbre, où finit-il ? Les yeux de Céline, tout cuisants de larmes, les mesurent désespérément à sa petitesse de femme captive, à sa faiblesse de nouvelle amante éprise de l’impossible amant. Elle ne réagissait plus contre l’emprise de cette mort très douce qui lui venait dans le vent frais de la nuit descendue sur elle, pauvre chose oubliée ! Julien accélérait follement la marche de sa machine avec laquelle il rétablissait un joyeux contact. Ses phares donnaient leur maximum d’intensité. À cent mètres, il aurait distingué un mulot traversant la route Ah ! il faisait bon se sentir enfin maître d’une telle force… et d’une aussi jolie petite femme Il n’avait plus peur de rien. La timidité, d’ailleurs, est généralement vaincue par la frénésie d’un grand amour. Ça ne pouvait pas durer et tout devait rentrer dans l’ordre par le plus profond désordre. Après quoi, le sommeil ce réparateur merveilleux.

— Le fait est, songea Julien, dont les idées se heurtaient les unes contre les autres dans un bouleversement cérébral inouï causé sur tout par le dernier apéritif à nom exotique de la taverne du port, le fait est que pour une réparation à une machine neuve, ce fut une longue réparation. Fiez-vous donc à la mise au point de nos ateliers ?

— Pas si vite, Julien ! supplia Céline, qui venait de sentir son capuchon comme enlevé par une poigne.

On tournait dans une descente en lacet après avoir grimpé interminablement une côte raboteuse où l’on sautait à briser ses ressorts.

Et ce fut comme le vertige du fameux cercle de la mort. Quand allait-on quitter la terre ferme pour sauter dans le vide ?

Elle fermait les yeux, maintenant résignée à tout. Elle n’avait pas la cruauté de désirer aussi qu’il en mourût, mais elle aurait tant aimer, ne pouvant plus aimer autre chose, bondir par-dessus ce baquet, se voir tomber dans l’abîme du ravin proche, disparaître en tournoyant encore un peu, telle une feuille arrachée d’un arbre s’en allant se faner, agoniser, mystérieusement, dans un repli des mousses.

La forêt l’entourait, profonde, redoutable ; elle paraissait sans commencement ni fin. Son ombre était suffocante et épaisse. On la mâchait entre les dents. Elle vous bandait les yeux, vous défendant de la pénétrer alors qu’elle entrait en vous et vous prenait à la gorge.

Là, on croyait deviner une troupe de gens en armes embusqués pour vous demander la bourse ou la vie. Plus loin, c’était un monstre accroupi qui s’appuyait au remblai, prêt à sauter sur le capot pour lui barrer à jamais le chemin.

— Sept heures vingt-cinq ! cria Julien en regardant son chronomètre ; nous arrivons. Céline, ma petite femme, voulez-vous guetter le dernier tournant dangereux, là, c’est l’amorce du chemin qui rejoint la Seine, je crois, car Elbeuf est une ville de la Seine-Inférieure, donc nous descendons… Inférieure, ça signifie descendre. Vous connaissez votre géographie, Linette ? Ce serait bien utile pour voyager, nous deux, qu’il y en ait un, au moins, de calé. Avec leur sacré poteau indicateur qui n’indique jamais rien. Tenez ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?

La route qui ne tournait plus mais, en effet, descendait toujours, semblait s’enfoncer dans un tunnel de verdure. Les phares s’ouvraient là-dedans, un mirifique chemin de lumière d’autant plus irréel qu’il dansait un peu et se traversait du vol furieux d’insectes nocturnes surpris dans leurs errances. Julien ralentit, l’œil rivé à un point blanc placé sur un des bas côtés de la route. Il répéta, très intrigué par ce genre de borne :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Un nouveau système ? Pas dommage qu’ils y viennent à jalonner les routes au ras du sol. Ça, au moins, c’est intelligent. La nuit on ne voit rien au-dessous. (Il eut un bâillement de fatigue.) Céline, allez donc m’épeler ça. Nous sommes dans la Seine-Inférieure… nous descendons et la Seine aussi. Mes yeux sont remplis de moucherons, à moins que mes lunettes se brouillardent dans la buée de la taverne…

La jeune fille, effrayée, sauta vivement à terre, Ou son mari ne savait plus ce qu’il disait, ou elle devenait tout à fait folle.

— Oh ! pensa tout haut Julien avec la plus grande simplicité, je donnerais bien mon train de pneus pour rencontrer du champagne sec avant de dormir !

Elle se pencha sur la borne, qui, en l’espèce, était une planche de sapin sur laquelle s’étalait l’annonce suivante, d’une large écriture gothique :

Hôtel du Grand Veneur.
Chambres confortable.
Déjeuners et dîners à toute heure.

(Garage compris.)

Céline tremblait comme saisie d’une fièvre. Qui donc la sauverait de l’autre danger, celui du mariage ?

— Pour une affaire, c’est une affaire, murmura Julien très ému, beaucoup plus ému qu’il ne voulait le paraître. Alors, nous sommes à Elbeuf ?

— Non, la pancarte indique de tourner à gauche dans le chemin forestier, avant la ville.

Elle remonta, très anxieuse de l’état de son mari, et ne s’aperçut point que son manteau beige, en effleurant cette enseigne fraîchement peinte, avait reçu des taches, des taches d’encre… mais elle ne se souciait plus beaucoup des empreintes visibles. Elle gardait au cœur un souvenir ineffaçable et elle ne respirait que pour lui.

La voiture tourna, s’engagea dans une allée jonchée de feuilles et soudain des lampes à arc s’allumèrent de tous les côtés.

— Splendide, l’allumage ! cria Julien transporté. Dites donc, Linette, est-ce que j’ai la berlue ? C’était tout à l’heure le four et voici que nous voyons trente-six mille chandelles. Ma parole, je commence à m’amuser. Oh ! Linette, nous demanderons du champagne. Je veux vous saouler comme une grive. Il est épatant, l’Hôtel du Grand Veneur, et il m’a l’air bien tenu… Seulement, gare à l’estampage. Enfin, on ne se marie pas tous les jours.

Linette, le dos à contre-vent, retroussa son capuchon et devint silencieuse. Une étrange émotion la crispait, les mains étreignant sa poitrine. Il fallait connaître le secret de l’amour avant de refuser le mariage, mais elle tremblait tellement de honte et d’angoisse qu’elle cherchait, à présent, les yeux de son mari pour essayer de se rassurer. Était-il toujours un homme raisonnable ?

Les lampes continuaient à éclater dans les verdures comme d’énormes diamants. C’était une étrange féerie dans ce silence absolu des bois que le ralenti du moteur troublait à peine. Ils se virent arrêter par une grille monumentale qui s’ouvrit brusquement, et deux domestiques en livrée leur désignèrent d’un geste compassé, sans un mot inutile, cet hôtel du Grand Veneur, là-bas, dans le fond du parc aux frondaisons d’émeraude.

C’était une maison très vaste, d’un beau style Louis XIV sévère, à fenêtres énormes où l’on entrevoyait la dorure luisant sur les filets des volets intérieurs. Le perron, de vingt marches très basses, conduisait à une solennelle antichambre illuminée par une couronne de perles.

Quand on les eut débarrassé de leurs fourrures et de leurs bagages, qu’on eut pris leur nom sur une simple feuille de papier sans entête, ils se sentirent tout petits devant un tel luxe de genre ancien, grand siècle. Les domestiques, peu nombreux, avaient un ton style anglais, qui interdisait toute familiarité et… peut-être même le pourboire !

On ne fréquentait probablement pas beaucoup cet établissement-là parce que trop loin des centres marchands, mais il devait y avoir certainement des salons pour noces.

— Monsieur et madame désirent dîner tout de suite, n’est-ce pas ? insinua un valet de chambre à figure de vieille femme ridée, une figure jaune, dont les yeux, indiscernables sous la bride basse des paupières, dénonçait une origine férocement exotique.

— Dîner, d’abord ! Oui, affirma Julien, la langue un peu pâteuse. Nous coucher de bonne heure ensuite, mon ami. Nous n’en pouvons plus de fatigue. Est-ce que vous avez une carte des vins présentable ? Surtout, garez l’auto à couvert, hein ! pas à la belle étoile, je n’aime pas ça !

Julien Gravier bredouillait, mal à l’aise devant le faste du gîte.

— Bien entendu, monsieur, mais le menu sera fixé par madame. Elle choisira, sur la carte.

Et le valet exotique se pencha obséquieusement sur la petite mariée, semblant la prendre sous sa spéciale protection.

— Madame veut-elle voir sa chambre ?

— Oh ! oui, je suis si fatiguée, seulement… je… je voudrais (et elle baissa le ton) qu’elle ne se trouve pas trop près de celle de mon mari.

— Entendu !

Son œil oblique lui promettait tout.

Et, majestueusement, il précéda la jeune femme dans un escalier au tapis de Smyrne, en tenant sa mignonne valise de cuir jaune comme il aurait porté le Saint-Sacrement.

— Madame n’aura qu’à sonner la femme de chambre si elle en a besoin. Je recommande cette fille à madame. Elle sait coiffer et faire les ongles. Madame a un bain préparé dans le cabinet de toilette et si madame ne veut pas remettre sa robe fripée par le voyage, un déshabillé de circonstance est sur le lit.

Céline n’avait jamais voyagé. En outre, elle ignorait les usages des grands palaces, mais comme elle avait lu certaines descriptions de magazine, elle ne s’étonnait pas de ces détails prestigieux. C’était un peu comme dans le conte de la Belle au Bois Dormant, à part qu’elle se sentait très réveillée, comme éblouie de la grâce de cette demeure si étrangement mise à son entière disposition.

Quand le valet obséquieux fut parti sur la pointe des pieds, Linette tira le verrou. Il lui fallut au moins une heure pour jouir de tout le confort, eau chaude et eau froide, jeux de l’électricité et essayage du galant déshabillé. La chambre était tendue de soie bleue sur laquelle des meubles de Boule rayonnaient doucement. Et le plafond en était haut, haut, comme un ciel d’où un amour penché tenait le plafonnier d’opale dans sa main rose.

— Mon Dieu ! murmurait Linette en drapant ce peignoir de dentelles fluides, un peu grand pour elle, sous un de ces cordons de fleurs d’orangers en ceinture, si nous restons ici quelques jours, ça sera peut-être impossible de s’en aller. Comme on y serait bien… toute seule !

Et tout à coup elle entendit heurter à la porte, impérieusement.

— J’y vais, Julien, fit-elle obéissante, sans se demander comment, puisqu’elle l’avait laissé dans le bureau de l’hôtel discutant sur la carte des vins, il pouvait en venir là.

— C’est ridicule, déclara-t-il furieux et très rouge ; vous ne pensez pas faire chambre à part, dites ? J’ai eu toutes les peines du monde à vous dénicher, et si une bonne attendant dans le couloir ne m’avait pas prévenu… je devenais la fable de cet hôtel. Ah ! nous allons savoir ce que ça nous coûte, oui ! Charmant ! Vous n’avez pas soif ?

Il alla se laver les mains dans le bain du cabinet de toilette et revint de plus en plus nerveux. Il ne songeait même pas à l’embrasser.

— Ma chère amie, vos manières indépendantes ne me plaisent pas du tout. Vous attendrez, une autre fois, que je vous suive pour monter chez vous puisque c’est aussi chez moi. Allons dîner, j’ai faim.

Ils pénétrèrent dans une salle à manger imitant une salle des gardes (à moins que ce ne fût le contraire). La table du milieu ne possédait point de couvert et, dans un angle, entre deux bosquets de légers arbustes à grappes blanches, un dîner était servi où se révélaient tous les soins d’un maître d’hôtel de premier ordre. Les gâteaux les plus appétissants et les fruits les plus rares s’amoncelaient dans le dessert ornant la table et qui ferait prendre patience à la petite fille préférant certainement les friandises aux plus substantielles viandes rôties.

Julien, malheureusement entraîné par les apéritifs variés, demanda du champagne, tout en murmurant :

— Un peu plus, un peu moins !

Et il se mit à parler très vite, très fort. Cela résonnait dans cette vaste salle, une table d’hôte sans hôte, qui tenait toute la longueur du château. Aux murs, des trophées de chasse, des armes, et si Julien avait eu tout son bon sens, il se serait demandé pourquoi la traditionnelle hure de sanglier n’était pas, selon l’usage, en carton-pâte. Il parlait d’abondance, interpellait tantôt sa femme, tantôt le maître d’hôtel, l’une terrorisée, l’autre impassible, mais versant toujours. Linette voulut s’interposer.

— Je vous en prie, monsieur, vous allez lui faire mal. Il est déjà si énervé par notre course. On a cherché des chambres toute la journée à Rouen… Vous n’imaginez pas ce qu’il est de mauvaise humeur.

Et elle ajouta, gentiment, par esprit de corps :

— Ce n’est tout de même pas sa faute, avec cette voiture qui ne veut pas marcher la nuit.

Un léger zigzag de sourire traversa le visage froid du verseur en habit, et il murmura très respectueusement :

— J’ai des ordres, madame. Je suis obligé d’obéir à monsieur !

Au dessert, Julien se leva et voulut porter un toast. Il imitait l’accent de son beau-père, à la fois solennel et attendri, mais sa main vacillait :

— « Ma chère enfant, tu dois écouter ton mari, mais ton devoir te sera facile car nous connaissons la bonne affection que tu as pour lui, affection qui, nous l’espérons bien, sera changée, demain, en ce grand amour qui conduit l’épouse jusqu’à la tombe, en passant par la vie des berceaux. » Dis donc ?… Linette chérie, nous sommes passés par les Essarts, nous, après le pont transbordeur, et non, vraiment, nous n’en sommes pas plus fiers !… Sommelier, avez-vous du marc de la Cloche, ici ?

Il n’attendit pas le marc de la Cloche. Pendant que Linette enfantait les petits fours, se résignant à ses divagations, il s’effondra, le front dans ses bras, terrassé par le sommeil.

Alors, sans bruit, deux domestiques partirent, sortis du sol, et, aidant le sommelier en question, ils emportèrent le mari de Linette comme on emporte un mort.

— Pas chez moi, cria Linette presque folle de dégoût. Pas chez moi ! je vous en supplie.

Elle resta isolée, effarée, dans cette trop vaste salle à manger. On eût dit que l’écho de son cri la pénétrait d’une horreur superstitieuse. Est-ce qu’elle se faisait la complice de quelqu’un en refusant de le soigner.

« Ton devoir te sera facile car nous connaissons la bonne affection que tu as pour lui, qui, nous l’espérons bien, sera changée en ce grand amour conduisant l’épouse jusqu’à la tombe en passant par la vie des berceaux… »

— Mon Dieu !

Linette venait de traverser en trois bonds la grande salle et tendait les bras à l’apparition fantastique.

L’homme noir de la taverne anglaise de Rouen se tenait debout devant elle ; il semblait resurgir de la haute glace embuée de fumée, reflet ou souvenir hallucinant ? Derrière lui, on apercevait un boudoir illuminé, un boudoir de couleur écarlate… Non, elle rêvait ?

— Avez-vous donc cru que je consentais à vous perdre… et n’êtes-vous pas contente de l’hospitalité de l’Hôtel du Grand Veneur, petite folle ? demanda l’homme avec une terrible ironie.

Il lui parut plus grand parce qu’il était seul et elle eut peur pour Julien Gravier :

— Vous ne l’avez pas tué, monsieur ?

— Non… mais il est ivre-mort, le pauvre diable. Et je comprends fort bien que vous n’en vouliez pas chez vous. Alors, vous n’aviez rien deviné ?

Il l’attira doucement par les deux mains.

— Venez chez moi et ne craignez rien… Moi, je ne suis ivre que de vous. Ce ne sera dangereux que si vous le permettez. Maintenant, mademoiselle, nous allons parler d’amour… car nous sommes très loin de la terre… de la terre où l’on vulgarise et où on ne sait plus créer de beaux songes pour les enfants sages.

IV

Ce boudoir, tendu de rouge, était rempli de bibelots chinois. Un vieux magot, l’air bienveillant, contemplait les amoureux de son regard oblique, bridé, très brillant parce que le point visuel se formait de deux fragments de marcassite. Des potiches énormes, ventrues, reposaient sur des socles d’ébène incrustés de nacre, luisant en reflets d’étoiles. Un grand divan de soie rouge contenait des coussins violets, bleus et verts, dont les broderies merveilleuses rappelaient le chatoiement des plumes de paon. Un peu d’encens brûlait dans une coupe de bronze au pied d’une idole peinte sur fond d’or montrant une déesse satanique à plusieurs bras en forme de reptiles,

Des fleurs curieuses penchaient leur tête fatiguées de sentir bon et comme se fanant dans la propre exaspération de leur parfum. Et puis, aux mure, des livres, des livres, des reliures sombres rehaussées de dessins clairs, damasquinées comme des armes. On avait entassé là tous les trésors de la pensée, tous les mystères des religions et tous les rites des cultes païens pour la beauté classique. Il y avait peut-être de ces vieux bouquins défendus aux profanes et qui gardaient, en leur grimoire inquiétant sabré de signes cabalistiques, des secrets dont on avait perdu le sens.

Et les sièges confortables, larges et lourds à traîner, le grand bureau d’ébène où quatre chimères plaquées d’écaille, semblaient inviter tout autant à la méditation studieuse qu’à l’extase de certaines contemplations maladives.

Une baie de cristal, lumineuse, séparait le boudoir du parc et c’était, au milieu de la féerie luxueuse combinée par les hommes, la vision de la splendeur nue de la nature. Des grands arbres, une pelouse où se dressait la pâleur d’une statue de marbre, un étang dont l’onde moirée venait lécher les trois marches de pierre descendant vers une barque. Par moment, un cygne voguait dans un rayon de lune, doux et triste comme l’écharpe d’Ophélie.

Céline était assise sur l’entassement des coussins, dans le divan, et elle paraissait aussi blanche que le cygne de ce paysage lunaire. Elle parlait de sa voix tremblante d’enfant effrayée, mais on devinait le ravissement de tout son être à l’exaltation passagère de cette voix, qui, tout d’un coup, devenait vibrante, d’une vibration de métal, ou ténue, filée, d’un son de verre qui se brise.

Il était à genoux devant elle, le front appuyé sur son poing fermé, la contemplant, immobile. Il formait, sur le tapis de nuances pâles, semé de roses, le tassement d’ombre d’un corps d’animal prêt à se détendre, à bondir sur une proie, mais il écoutait avec une ferveur de dilettante tout ce qu’elle racontait absolument comme on écoute le chant d’un oiseau sauvage qu’on craint de déranger dans le débit de son morceau par un geste inopportun.

— L’amour, si j’ai bien compris, murmura-t-il, c’est pour vous la confiance absolue en celui qui vous plaît ! Cela ne dépasse pas la permission de… minuit ? Et, ensuite, chacun rentre chez soi pour y dormir du sommeil de l’innocence. Ça n’a rien d’excessif. Cependant, vous me préférez à votre mari parce que je vous ai proposé de le tuer… bien avant de l’avoir vu. Arrangez ça ! Lina, je crois que nous nous entendrons difficilement sur le chapitre des convenances. Vous allez me refuser ce que vous serez forcée d’offrir à l’autre, cette brute… sinon appartenir aux deux. Il est on ne peut plus stupide de rester chaste. Voici une heure que nous perdons à l’escrime de l’esprit. Pas un cri de faiblesse ne vous échappe, pas une sensualité naturelle en surgit, mais vous aimez le mot : amour, que vous savourez comme un bonbon. Il contient une liqueur qui vous enivre à vous toute seule. Il est singulier de constater que vous ne connaissez pas la loi de volupté et que vous seriez peut-être… une très bonne mère de famille, petite fille orgueilleuse et froide malgré la farouche indépendance de votre caractère. Penchez-vous sur moi et regardez-moi dans les yeux. Ah ! nous avons le temps… Le marchand de sable n’a pas encore passé. Je vous devine forte comme la mort de toute espérance… mais j’ai résolu de vous donner l’amour tel que vous le concevez.

Il ajouta, dissimulant un sourire :

— Le reste de cette bonne fortune vous arrivera en dormant, j’imagine, si ça vous arrive jamais.

Il causait avec une aisance caressante qui la séduisait peu à peu et lui laissait croire à la liberté pleine et entière de toute sa personne. Cet homme était très maître de lui parce qu’il était sûr du résultat. C’était le grand criminel conscient et parfaitement organisé.

Elle se pencha vers lui, ses deux mains fluettes jointes en une adoration qui ne mentait pas.

— Oui, fit-elle très tendrement, je vous ai choisi, vous, et je sais que je vous aimerai par-dessus tout parce que vous êtes l’amour. Je ne vous ai pas demandé votre nom, j’ignore où je suis. L’Hôtel du Grand Veneur n’existe pas. Tout ce qui nous entoure n’existe pas. C’est un songe. C’est trop beau, cela vous ressemble, monsieur mon amant.

— Ah ! ah ! je suis votre amant ! Et qu’est-ce que ce rôle me permet en tout bien tout honneur ?… Je suis très curieux de le savoir, mademoiselle ma maîtresse ?

— Cela vous permet de me garder, de me défendre de mon mari qui me fait peur.

— Bon ! nous nous coupons la gorge demain et, après, vous restez au vainqueur ? Est-ce ça le programme ?

— Il ne faut tuer personne. Il faut aller trouver Julien et lui dire : « Elle m’aime, je l’aime, nous voulons vivre ensemble. Allez-vous-en parce que la maison que nous habiterons ne peut pas vous contenir. Elle sera déjà trop petite pour notre joie. »

— Et je vous épouse à sa place ?

Elle hésita, ses beaux yeux larges où nageaient, comme sur l’étang, le cygne blanc de son innocence, répondirent en se fermant pendant qu’elle tremblait un peu.

— Si vous voulez… à cause de mes parents qui sont honnêtes.

Il se leva, se mit à marcher fébrilement, bousculant les monstres chinois.

— Céline, ma chère beauté, un homme de quarante hivers ne se marie pas avec une fille de dix-sept printemps !

Elle eut un geste de résignation.

— Qu’importe ! Moi je serai toujours fidèle,

Il se sentait en vilaine posture et son orgueil lui suggéra un mensonge.

— C’est pourtant pour prendre la place de votre mari que je vous vole à lui, en ce moment. Devinez-vous où vous seriez si je n’étais pas avec vous, mon idole blanche, beaucoup trop pure ?

Elle étendit le bras d’un mouvement effrayant de formelle volonté :

— Là ! dit-elle en désignant l’eau qui dormait sous les caresses de la lune et semblait un linceul d’argent.

— Fichtre !

Et il conclut, croisant les bras :

— C’est une étonnante bête féroce, une vierge. Je commence à en avoir la terreur salutaire.

Il y eut un silence. Il marchait de long en large, un peu hésitant. Il avait pensé que ce serait absolument semblable à la passade d’abord prévue à la Taverne du Port. On rencontre une fille, non, une jeune fille, destinée à devenir une femme comme il faut ou une pécheresse quelconque, on s’aperçoit que le mari déplaît et qu’on lui plaît… on tend un joli piège sous une jonchée de fleurs, puis… c’est la même chose, le dénouement ne diffère pas si un homme est substitué à un autre.

— Enfin, Célinette, vous ne tenez pas énormément à m’épouser. Sous ce rapport nous nous entendrons fort bien. Seulement, il faudra divorcer, s’expliquer, quand votre Julien sera revenu à des sentiments ordinaires, et, s’il devine que vous conservez cette ceinture dans laquelle vous serrez votre peignoir de mousseline qui ressemble, sur vous, à une robe de première communion, on lui fera difficilement lâcher prise.

Elle ne comprenait pas, mais elle devenait triste.

— Pourquoi me parlez-vous de tout ça ? fit-elle. Je ne veux pas que vous restiez si loin de moi. J’ai toujours l’idée que vous allez rentrer dans la glace.

Désarmé par cette candeur inouïe, il retomba tendrement à ses pieds.

— Ah ! Linette, c’est vous la raison et la logique. En effet, que puis-je faire de mieux ? Vous adorer en attendant de vous aimer moins, peut-être. Linette, je vous adore, et j’ai connu des femmes d’Orient qui dansaient ce pas-là beaucoup moins bien que vous. Comme genre d’aphrodisiaque, on n’a encore rien inventé de plus fort. Voulez-vous me permettre d’embrasser vos pieds ?

Il enleva prestement ses mules de velours blanc et réunit ses deux pieds, gantés de soie transparente, sous la brûlure de ses lèvres.

— Je suis dans le ravissement de vous entendre et de vous voir, si ce n’est pas tout à fait vous connaître au sens où le prétend la Bible, mais c’est tellement nouveau, tellement stupéfiant… que j’ai de plus en plus envie de tuer Julien.

— Pourquoi chercher à faire du mal alors qu’on est si heureux ? Non, prenez mes mains et laissez-moi mes mules, dites ? Vous êtes un monsieur bien original, et nous nous disputerons souvent. Gardez-moi ! Gardez-moi ! Je ne tiendrai pas beaucoup de place chez vous. Je vous jure de ne jamais sortir. Oh ! comme je suis heureuse ! C’est si bon, la confiance. Je rêve. Ne m’embrassez pas les genoux, c’est ridicule. Les mains… oui, là, et encore pas en dedans, dessus. Et puis, racontez-moi une histoire ; ensuite, nous irons au jardin, ce grand jardin qui resplendit Ah ! la glace » cette immense glace qui le sépare de moi ! J’ai tellement la frayeur de voir tout s’évanouir…

Le maître de la maison s’arracha, en soupirant, aux frêles mains jointes, qu’il dévorait de caresses violentes, pour se diriger vers la grande baie, l’image du parc merveilleux que l’on croyait fausse. Il pressa sur un bouton d’ivoire, les plafonniers s’éteignirent et la glace descendit lentement dans le sol. Alors l’air pur, la lumière pâle de la lune firent irruption dans le boudoir, et ce fut la nature tout entière qui s’empara de la jeune fille. Elle savait maintenant que son rêve prenait corps parce que la brise nocturne venait de lui souffler dans les cheveux. L’homme avait créé une illusion d’amour, mais il ne pouvait pas lui donner ce parc sans la suprême complicité de la vie ; or, c’était là qu’elle voulait aimer.

Elle redoutait, malgré sa confiance en lui, la complication des monstres chinois, des fleurs trop artificielles par leurs odeurs forcées en serre et des coussins aux mollesses énervantes.

Elle était normalement pure, elle. Pourquoi aurait-elle évité le grand jour ou la grande nuit ? Oh ! être libre… près de lui.

Et puis, vraiment… si Julien n’embrassait pas bien, celui-là embrassait trop. Elle lui échapperait plus facilement en se tenant debout à ses côtés,

— Vous voulez sortir ?

— Oui, me promener dans les allées du parc avec mon chevalier, mon amoureux qui me racontera son histoire ou une histoire. Il parle si bien !

— Ma chère folle ! Comme vous me rendez docile. Ah ! si je savais vous endormir jusqu’à tomber pâmée de fatigue dans mes bras, je vous raconterais… mes campagnes.

Ils descendirent un perron et il enlaça sa taille en se penchant très près de son oreille.

— Ma pauvre amoureuse, où vas-tu, alors que nous avons si peu de temps pour nous aimer ? Demain, il faudra nous rendre à l’évidence : celle de la présence de ton mari chez moi. Comme tu le regretteras, ce moment de vertige que tu diffères parce que tu ne le pressens même pas ! Mais non, je ne veux pas que tu pleures… Je me suis juré une nuit, tiens, aussi calme que celle-là, que je ne ferais jamais pleurer volontairement une femme ! Céline, tes yeux ! Regarde-moi. Je t’aime.

Elle le regardait, renversée sur son épaule, et le petit ruban d’argent qui lui attachait les cheveux prenait l’aspect d’un nimbe de lumières.

— Je t’aime, répondait-elle en écho. Il n’y a rien au delà de ce paradis et je n’étais rien avant d’y être entrée. Je ne suis pas une savante. Il y a trop de livres dans votre salon et trop de dieux… Ce n’est pas là que l’amour habite. Ici… tu es le seul.

— Elle raisonne comme un vieux philosophe. C’est exact. Ma chambre chinoise est une salle de torture en comparaison de la douceur de cette nuit limpide. Viens, nous allons nous promener en barque. Tu verras le cygne qui ne dort jamais. C’est un bel oiseau mécanique, formidablement remonté quand il s’agit de manger de la brioche.

— Et mon histoire ?

— Tout à l’heure.

Il sauta dans la barque et la prit dans ses bras en brisant, sans y faire attention, le cordon de boutons d’oranger qui lui servait de ceinture.

— Mauvais présage, Linette. Voici la fleur d’oranger qui tombe.

— J’en ai d’autres. Ma robe, que j’ai laissée là-haut est garnie d’une pareille guirlande sur le côté, mais elle est tachée par Julien. (Elle ajouta, dans une moue.) Mon manteau aussi, est taché. Je crois que c’est en m’approchant de votre piège. Vous savez, la pancarte : Hôtel du Grand-Veneur, chambres confortables

Il éclata de rire tout en la posant sur une banquette.

— Mon traquenard à auto ? N’est-ce pas, c’était vraiment ingénieux. Chérie, prenez garde à la peinture, surtout quand c’est de l’encre. Si tu savais comme j’ai senti battre mon cœur lorsque les roues de la voiture ont déclenché l’allumage des lampes électriques… Tu es ma proie, et je te défendrai contre toute la législation de France, tu m’entends ?

Le grand oiseau mécanique avait risqué sa tête serpentine hors de son aile. Il dormait ou faisait semblant. Mais quand il sentit la brioche, que le rameur sortait d’un coin secret de cette barque, il arriva, solennel, élégant comme un marquis poudré, avec un jabot tout gonflé de plaisirs. Il avait un air suffisant, un air complice qui avouait, hélas ! que lorsqu’il y avait des dames, il était bien certain de ne pas jeûner.

Céline, plongée dans une admiration naïve, lui caressait le col et y touchait religieusement, le prenant pour un jouet magnifique ; mais l’oiseau, impatient, se mit à fouiller sa robe à grands coups de bec, n’attendant même pas qu’elle lui offrît les morceaux.

Il voulait tout, lui, et brutalement il happa le gâteau dans le creux de la jupe. Céline poussa un cri strident, se réfugia sur les genoux de son ami.

— Oh ! la méchante bête ! Je ne veux plus rien lui donner.

— Il est un peu tard… car il a tout pris. Est-ce qu’il va falloir aussi le tuer, celui-là ? murmura l’ami railleur.

Chose étrange, elle pleurait nerveusement.

— Consolez-moi en me disant votre nom, monsieur, au lieu de vous moquer de mon chagrin.

— Mon amour… mon cher amour ! Je m’appelle le commandant Paul de Sardres. J’ai eu l’honneur de couler un sous-marin, et puisque vous aimez les histoires où on tue tout le monde, malgré sol, en se jetant à l’eau, je choisis celle-ci pour vous endormir. (Il ramait lentement, la tenant couchée sur ses genoux, le bord de son peignoir effleurant l’eau, tandis que l’oiseau insolent, l’oiseau de Léda, battait l’air de ses ailes victorieuses.) Je passe la moitié de ma vie sur la mer. J’y suis maître, après Dieu, à mon bord, ce qui vous explique mon dédain pour vos petites existences terriennes. Tous mes domestiques ici sont étrangers et ne font partie d’aucun syndicat. J’ai un boy annamite qui me verrait te faire périr dans les supplices les plus horribles qu’il ne lèverait pas un doigt, un de ses doigts onglés longs de chat-tigre, pour intervenir. Il n’aime pas les femmes, lui, et je crois qu’il leur préfère l’opium… Non, je ne suis pas du tout un être tendre. Cependant, cette belle nuit-là, j’ai eu la plus fâcheuse impression de la guerre qu’on puisse en avoir quand on se fait vieux… L’eau, cette belle nuit-là, était toute lisse, comme celle de ce lac, une grande nappe de soie, mais qui respirait, qui tendait, par instant, des seins sous l’étoffe ! Pourquoi ris-tu… puisque tu pleurais à cause du cygne ? Oui, c’est cela ! Blottis-toi sur ma poitrine et joins tes mains sur la tienne pour me cacher… très peu de chose, en somme. Je ne regarde pas. Je suis plus discret qu’un oiseau… Nous marchions avec le moindre bruit possible. La lune nous suivait, nous désignait de sa clarté innocente… Oh ! comme ce soir, elle se faisait la délicate entremetteuse. C’est beau, la nature, mais ça vous joue d’assez vilains tours ! Tu ne tarderas pas à t’en apercevoir ! Brusquement, il y eut un coup sourd tout en dessous de nous. Des hommes, courbés dans la chambre de chauffe aux officiers debout sur la passerelle, ce fut le même frisson. Pas un cri, pas de discours. Je sais bien que l’un de nos grands illustrés parisiens a raconté que j’avais salué les couleurs leur faisant face en proférant un retentissant : Vive la France ! D’abord nos couleurs sont en haut, pas en face, et puis je trouve inutile de dire à la France de vivre. On sait bien qu’elle est immortelle, et c’est justement pour ça que c’est fort ennuyeux de la quitter… Est-ce que vous dormez, Céline ?

— Non, monsieur Paul, je ne dors pas, je vous aime.

— En effet, c’est une preuve. Je continue. Nous coulions. On entendait un bruit profond de cataractes. Les choses changeaient de place. Ainsi, quand on mit les canots à la mer, on s’aperçut que les poulies des palans ne fonctionnaient plus parce qu’elles ne mordaient plus les cordes qui avaient sauté. J’étais personnellement de très mauvaise humeur. Je donnais des ordres qu’il faut donner en pareil cas sans aucune patience. Je crois même que j’accentuai mon langage de jurons singuliers que j’ignorais avant ce moment pénible. Au moins les avais-je entendus quelque part, je ne sais où ? Ce furent les canons de la tourelle no 2 qui en crachèrent le plus, de ces jurons furieux. Ils commençaient à dresser leurs gueules de grands lévriers qui vont hurler à la mort. On les rappela au bon sens de la situation et les hommes, enragés, se mirent à tirer sur l’autre. Cet imbécile, un sous-marin long et gras comme une murène, était sorti de l’eau pour nous voir crever après avoir lâché sa torpille au bon endroit. J’ai dit : une murène, tu sais, ce poisson, Célinette, qu’on engraissait avec des esclaves, du temps des Romains ?

— Non, je ne sais pas, Paul, mais je vous crois de tout mon cœur, puisque c’est vous qui me le dites !

— Qu’est-ce qu’on vous apprend donc au couvent ?… Bref, ils tirèrent jusqu’au moment où l’eau partagea tranquillement notre pauvre navire en deux, un joli cuirassé si propre qui avait toujours l’aspect d’une salle de danse… Alors, j’eus la sensation pénible de ne plus commander qu’un morceau de navire et d’être ridicule. Ça s’enfonçait peu à peu avec, tout autour de nous, des explosions m’envoyant tous leurs crachats à la figure, quelquefois des odeurs chaudes effrayantes. Cela sentait les entrailles de notre navire, si propre ; mais quand on crève, des entrailles, ça n’est jamais si pur que ça. La mort, Linette, c’est comme l’amour… il convient de ne pas y regarder de trop près. L’eau m’arrivait à la cheville ; j’avais le droit de sauter, mais je vis dans un des canots qui s’efforçaient de fuir les remous tourbillonnants une chose étonnante qui m’enleva le peu de sang-froid qui me restait. Il faut être marin pour comprendre ça ! Il y avait une femme à bord. Une femme toute nue, et jeune… Comment était-ce possible ? Ça, je n’en savais rien, naturellement. Ça me coupa net toute envie de sauter pour les rejoindre. Ils étaient assez chargés, les pauvres gens ! Je crus que j’étais halluciné… Mais je l’ai vue… comme je te vois. Une femme à bord d’un navire de guerre !… Elle criait affreusement, blessée ou ébouillantée sans doute et se tordait les bras. Ses cheveux ruisselaient sous la lune en torrents d’or, et elle avait une poitrine splendide !…

Le canot se mit à tourner, aspiré par les remous, telle une toupie. Les hommes ne luttaient plus. J’en vis un qui prit la femme par les cheveux au moment où tout sombrait pêle-mêle… Puis je me sentis couler à mon tour. Ce fut alors que je songeai à nager pour aller chercher la femme. Pour moi il n’y avait plus qu’elle au monde et, quoi ! c’était stupide, il aurait fallu la faire passer en jugement, avec son ami, plus tard.

Le sous-marin, touché enfin, éclata comme une grenade et nous aspergea de pétrole ; puis ce fut le calme sous la lune radieuse. Je m’étalai sur le dos sans recommander mon âme à Dieu… parce que j’ai la conviction qu’elle n’est pas recommandable. La mer sentait l’huile minérale à vous tourner l’estomac, et les secours nous parvinrent, appelés par notre dernier sans-fil, juste au soleil levant.

Célinette… est-ce que vous dormez ? Moi, j’ai fini.

— La femme aux cheveux d’or qui criait, murmura Céline soulevée de curiosité et de jalousie, était-elle bien morte ?

— Heureusement pour elle et pour nous tous, la pauvre gamine ayant suivi un amant jusque dans nos soutes !

— Est-ce qu’elle était plus jolie que moi ?

Ils se turent, les yeux dans les yeux. La barque se balançait mollement, très loin du château, de l’Hôtel du Grand-Veneur, au milieu d’une ombre légère secouée sur eux, en coups d’éventail de plumes par les tamaris.

— Ah ! Céline, gronda Paul de Sardres perdant patience, je n’en sais rien. Il faudrait, pour juger cet autre cas de révision, que les deux modèles à comparer fussent dans le même costume.

— Paul, mon cher amour, je suis alors très heureuse, parce que vous n’aurez jamais la preuve de mon infériorité puisque vous ne serez jamais mon mari. Un mari a le droit d’exiger que sa femme aille en peau le soir au bal ou au théâtre ; maman me tourmentait souvent avec ce détail-là, et comme je n’ai pas beaucoup de poitrine…

— Pourquoi un mari aurait-il droit à une preuve que moi, l’amoureux ou l’amant, je ne dois pas avoir ?

— Pourquoi n’avez-vous pas sauté dans le canot de sauvetage, quand vous pouviez le faire, avant de tomber à l’eau ?

— Parce que… Ah ! tu m’ennuies, petite Française !

Il la coucha au fond de la barque, sur un manteau, son manteau de marin des jours de pluie, et il se mit à la bercer en se balançant d’un bord sur l’autre. Elle essaya de réagir, recouvrit chastement ses pieds de son peignoir, puis elle joignit les mains sur son cœur, gagnée par le sommeil.

— Paul ! Monsieur Paul de Sardres, voulez-vous me jurer que vous ne me ferez pas pleurer… volontairement, que vous me ramènerez dans ma belle chambre bleue, qui sera la mienne, rien qu’à moi ? Je voudrais tant être aimée… Je vous suivrai dans vos voyages, vous entendez, jusqu’au fond des soutes… mais pas toute nue, non, pas toute nue. Ah ! ne me bercez pas comme ça… le navire s’enfonce, il plonge dans la mer… Paul, j’ai confiance en toi…

Elle s’endormait, car il était près de minuit et, depuis deux jours, elle n’avait pas pris une minute de repos. Elle s’endormait dans sa sérénité d’amoureuse, dans son ignorance de vierge. L’amour est un jeu d’enfant.

— Quelle étrange fille, songeait l’homme, penché sur elle. Je suis plus bouleversé par sa confiance ingénue que par son caprice. Que devenir ? Me voici arrivé devant le crime. Son mari dort également, de son côté… Ils sont innocents tous les deux. Quel est le bourgeois correct, mais inexpérimenté, qui ne s’est pas grisé le soir de ses noces ? Il n’y a que nous, les carnassiers d’amour, qui sachions manger sans boire… parce que nous avons toujours faim ! Demain ?… Des pleurs, des injures, probablement des scènes de famille grotesques. Il faudrait l’épouser, m’enchaîner. C’est à en devenir fou ! J’ai eu la meilleure part, cela j’en suis certain. Elle n’aimera plus jamais ainsi. Il existe très peu de vraie jeune fille, de femme innocente, et si on pouvait saisir l’heure exquise de la transition, être l’élu de ce moment divin où les sens n’osent pas s’éveiller en présence de l’éblouissement de l’amour, du réel coup de foudre… Il doit y avoir là des secondes qui sont l’équivalent des plus brisantes voluptés. Or, la femme n’est jamais absolument satisfaite, il lui faut l’idée d’éternité pour consentir certains dons d’elle-même. Cette petite fille voit clair. Elle a peut-être besoin de chasteté pour y voir comme ça ! Monter aussi haut qu’elle ? Très difficile. Ah ! son indignation pour le geste du cygne ! Et cette pudeur qui ne se dément pas, cette retenue malgré le plaisir déjà deviné ! Comme elle a l’éducation du sens noble des sens… et où va-t-on la précipiter ? De quelle hauteur, dans quel abîme ? Allons… à la grâce de Satan !

Avec des précautions de nourrice, l’officier de marine qui avait sombré sur un vaisseau de guerre en même temps qu’il coulait son ennemi, ramena la barque enchantée, le berceau de l’amour sommeillant, au rivage. Abordant sur les marches de l’escalier, il se retrouva dans l’ombre, car la lune avait tourné derrière le toit du château. Il saisit la jeune fille très habilement, comme on emporte un enfant dont on craint les résistances. Il traversa la pelouse, remonta le perron, passa le seuil du salon chinois… Durant sa course, les bras très blancs, dont les manches légères et larges s’envolaient sous la brise, traînaient le long des arbustes, les effleurant avec un aspect d’ailes brisées… Une nuit d’amour si calme avait-elle donc suffi pour les abattre ?…

— Monsieur ! Mon commandant ! Le prisonnier a fait du tapage. Il n’était pas encore assez gris, puisqu’il s’est réveillé en demandant du marc de la Cloche. Nous n’avons pas de cette liqueur ici. Si tu permettais, mon commandant, on pourrait lui donner une bonne dose de pavot. Ni vu ni connu, il ne se souviendra de rien.

Paul de Sardres recula, semblant frappé au visage par le son de cette voix, respectueusement canaille.

— Non, fit-il, les traits crispés dans une horrible perplexité. Je te le défends !

— Alors, quoi ? Mon commandant voudrait-il lui rendre sa femme ? C’est qu’il y pense, après son marc de la Cloche.

Dans l’ombre du salon chinois où brillait seulement le brûle-parfum aux braises rouges, le serviteur, sournois et reptilien, portant la livrée du valet de chambre de bonne maison, très sobre mais bien coupée, avait toute la tournure d’une vieille artiste en travesti.

— Non, Phi-Lu, non. Ne me torture pas avec tes questions idiotes. Regarde-la !… Elle dort et elle est pure comme le diamant. Plus blanche encore que les perles, car la perle change de nuances au contact de la peau humaine. Or, mes baisers n’ont encore rien changé en elle. Celle-là, c’est une petite bourgeoise française de la meilleure des races, c’est un trésor inestimable. C’est cela qu’il faudrait pour faire des enfants à mon pays !

Humblement, sans apparente hypocrisie, le valet de chambre mit un genou en terre et baisa pieusement le bas de la robe de mousseline.

— C’est donc notre future maîtresse ? Gloire à elle !

— Ah ! Va-t’en ! Laisse-moi. Elle va dormir là sur ces coussins et je vais fumer en la contemplant le reste de la nuit. Je n’y toucherai plus. J’en suis fou. Elle m’a ensorcelé.

— Et demain, monsieur ? Quels sont les ordres pour demain ?

— Je te dis de t’en aller, Phi-Lu ! On ne se marie pas à mon âge… Mon congé fini, je dois repartir. Pour où ? L’abandonner, moi, jaloux à en perdre la notion de la vraisemblance ? Tu ne le voudrais pas, toi, l’entremetteur par excellence ?

Il était penché sur elle, qu’il avait enfouie dans les coussins, et il la contemplait, les yeux durs, flambant d’une mauvaise ardeur.

— Chérie ! Éveillez-vous donc ! N’ayez donc pas cette divine confiance de l’enfant chez son père. Suis-je donc si vieux déjà que vous n’ayez pas pu gagner la fièvre à ma fièvre ?

Du fond de son sommeil, la petite répondit par une plainte à peine formulée, une vague phrase qui témoignait de sa conscience d’honnête créature trop sincèrement heureuse pour désirer le malheur d’autrui.

— Julien ! Oh ! Paul, monsieur Paul de Sardres, ne le tuez pas. Mes parents me maudiraient…

Mais elle n’ouvrit même pas les yeux, tellement ils étaient loin de toute vérité.

Paul de Sardres se redressa, farouchement résolu, sa bouche mordue à pleines dents pour retenir le baiser prêt à descendre.

— Phi-Lu !

— Monsieur… Maître…

— Viens. Suis-moi. Est-ce qu’il y a de la lumière, chez lui ?

— Non. J’ai tourné les commutateurs, et il ne sait pas où ils sont.

L’officier, chargé de la jeune fille qu’il avait reprise doucement dans ses bras, et le valet de chambre, dirigeant le rayon d’une lampe de poche sur les murs, traversèrent la salle aux trophées de chasse. Arrivés devant la porte d’un appartement du rez-de-chaussée, Paul de Sardres murmura, la voix sourde :

— Ouvre, sans prévenir.

L’Annamite chercha une clef dans sa poche, ouvrit, s’effaça, plié en deux pour dissimuler le rire ignoble de sa tête jaune aux paupières bridées.

À tâtons, l’officier posa Céline sur un lit d’où montait la forte respiration d’un homme qui dormait d’un sommeil pénible, et il se retira…

— Tu agiras, demain, de façon à ce que ces jeunes gens sortent de l’Hôtel du Grand-Veneur comme ils y sont entrés. Que tout se passe correctement. Mais tu remettras l’argent que le mari te donnera dans le sac à main de la femme. Et si elle me demande, tu feras celui qui ne comprend rien… D’ailleurs, elle n’osera pas demander à me revoir.

Ils refermèrent la chambre nuptiale sur le possible.

Puis, Paul de Sardres, le pas lent, les épaules voûtées, s’arrêtant parfois comme s’il emportait, maintenant, un fardeau bien autrement lourd que le corps d’une jeune fille endormie, revint dans le salon chinois.

Il s’effondra sur les coussins qui conservaient la forme de l’amoureuse.

— Maître, voulez-vous fumer ? interrogea respectueusement Phi-Lu n’ayant plus envie de rire.

— Non. Va-t’en ! Laisse-moi ! Je veux pleurer… parce que je veux connaître aussi cette volupté-là ! Suis-je le maître, oui ou non ?…

Et il éclata en sanglots.

5 Décembre 1920.