L’Hôtellerie

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L’Hôtellerie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 223-229).
L’HÔTELLERIE

« Ils se rencontrèrent en une mesme
hôtellerie... »
CLAUDE BINET.

Midi : l’hôtellerie est solitaire et fraîche.
Son verger, d’où s’exhale un bon parfum de pêche,
Longe le grand chemin qui va de Tours à Blois.
Sur la porte un artiste a peint un coq gaulois :
Sa crête et ses ergots sont d’or, sa plume est rouge ;
Une treille l’encadre et le raisin qui bouge
Semble au moindre zéphyr tantaliser son bec.
Sur les murs, charbonnés à grands traits, un rebec
Evoque un soir de danse et de douce ripaille,
Et devant un hanap la salamandre bâille,
Tandis que sur sa tête un souple et fin croissant,
L’arc de Phébé, lui lance un carreau menaçant
Qui la dégoûtera du vin de la Touraine.
Pauvre bête ! c’est l’heure où la France a pour reine
Et pour unique roi Diane de Poitiers :
Aussi sur tous les murs des gais cabaretiers,
Le fabuleux serpent traîne son infortune
Sous des dards décochés par des croissans de lune.

Tout à coup l’aubergiste apparaît sur le seuil :
Le ciel rit dans sa barbe et Bacchus dans son œil,
La Persuasion habite sur sa lèvre,

Il entendrait de loin le doux galop d’un lièvre ;
Et d’ailleurs pour surprendre un pas de cavalier
Rien n’est tel qu’une bonne oreille d’hôtelier.
Jeune, élégant, monté sur une jument bLaie
Le cavalier débouche au tournant de la haie.
Les bouvreuils devant lui s’évadent des buissons.
Il saute lestement à terre : les garçons
S’empressent, l’hôtelier salue, et l’hôtelière,
Belle comme un verger dans l’aube familière,
Devient rose, et se sent tout aise d’héberger
Saint Michel sous les traits de ce jeune étranger.
Grand, bien pris, les yeux doux et graves, un nez d’aigle,
La barbe blonde et les cheveux couleur du seigle,
Quand le ciel de juillet a bruni les moissons,
Il porte un front serein et sa voix a des sons
D’une limpidité si profonde et si tendre
Qu’on tarde d’obéir afin de mieux l’entendre.
Il s’est assis devant la fenêtre, et tandis
Que l’hôtesse va, vient, et, les yeux enhardis,
Juge qu’il appartient à la maison des Guise,
Tout rêveur il attend que son déjeuner cuise;
Et par delà les champs, où les troupeaux camus
Paissent, et le rideau des peupliers émus,
Ces hallebardiers verts qu’un léger souffle incline,
Il contemple devant une ombreuse colline
La Loire, fleuve d’or, miroir de volupté,
Flot pur, dont l’opulente et calme royauté
Passe, et sereinement roule en sa transparence
Tout le ciel à travers le jardin de la France.
Mais voici qu’au moment où l’hôtesse le sert,
Un galop retentit sur le chemin désert
Et brusquement s’arrête au seuil de l’aubergiste.

« Holà, garçon, holà! Par Hermès Trismégiste,
Que tu ne connais pas, méchant Béotien,
Prends mon cheval et puis veille à son entretien !
Pour moi, j’ai soif : plaisante hôtesse, soyez preste;
Et j’apprécierai fort le pâté, s’il en reste. »

Ce nouveau cavalier rit d’un beau rire franc
Il est moins martial que le premier, moins grand
Et garde sous l’épée une moins noble allure.
Mais la grâce est en lui : sa molle chevelure

Se rejette en arrière et boucle sur son cou.
Ses yeux ont la douceur du ciel fin de l’Anjou.
Son teint ne répond pas à l’éclat de son verbe.
Toute sa gaillardise est fragile et superbe.

« Monsieur, dit en riant le premier cavalier,
Nos chevaux mangeront au même râtelier.
S’il vous plaît d’accepter une place à ma table,
Le fumet de ce vin me semble délectable.
Les vignes qui croissaient sur le sol de Tibur
N’ont jamais, par Iacchos ! versé de sang plus pur,
Et certes, à défaut de pâté, cette bresme
Ferait l’heur d’un évêque et l’orgueil d’un carême.

— Vous me tentez, monsieur. » Et le nouveau venu,
Qu’émeut la majesté de ce bel inconnu,

Et qui lui veut sans doute épargner un mécompte,
Ajoute : « Je ne suis prince, marquis ni comte.
J’ai nom, pour vous servir, Joachim du Bellay.

— Moi, Pierre de Ronsard ; et quand je m’attablai
Tout à l’heure devant cette fenêtre ouverte,
J’ignorais la douceur qui m’allait être offerte
D’embrasser un neveu du seigneur de Langey.

— Quoi, vous l’avez connu? — J’ai beaucoup voyagé,
Monsieur, et j’ai suivi ce rival d’Alexandre
Jusqu’aux champs où Varron vit Hannibal descendre.

— Ah ! parlez-moi de vous et parlez-moi de lui !
Comme son nom, sa gloire et son étoile ont lui
Dans le ciel nébuleux de mon adolescence !
Heureux, si m’en croyez, celui que sa naissance
N’oblige pas ainsi de mériter son nom !
J’ai rêvé de dormir sur l’affût d’un canon;
Mais Dieu ne m’a point fait pour supporter les armes ;
Et malade, orphelin, les yeux voués aux larmes,
J’ai vécu tristement au fond d’un petit bourg
Où n’ont jamais sonné ni clairon ni tambour.
Un frère renfrogné me gardait en tutelle ;
Et désireux en vain d’une palme immortelle,
Lui mort, je vis s’abattre au seuil de mon enclos
Les soucis, les tracas, les procès, les complots

Et l’importunité des longues insomnies.
Cedant arma togæ! Les toges soient bénies,
Et gloire à l’orateur disertement loyal !
Je ne vieillirai point au service royal,
J’ignorerai les camps et leur fameux tumulte,
Et serai, si Dieu veut, un bon jurisconsulte. »

Et le jeune homme étouffe un soupir, mais Ronsard
Reprend : « N’enviez point mon sort, car le hasard
Qui, jeune, m’affligea d’une oreille un peu dure
Me fit quitter la tente et changer de monture.
Adieu, les fleurs de lys dans l’or clair des matins
Où chantent les tambours et les clairons hautains !
Adieu, la verte Écosse, et la Flandre, et l’Empire,
Et les ambassadeurs aux diètes de Spire,
Et Venise, ce-nid d’alcyons, ce printemps
De marbre qui fleurit au sein des flots chantans,
Et l’azur parfumé des ciels de Lombardie !
Depuis sept ans, je vis dans l’ombre et j’étudie...

— Le droit, peut-être? — Non. — Vous venez de Poitiers?
— J’en viens. — Et dites-moi, le velours des mortiers,
Ce beau velours plus noir qu’une aile de nuit sombre,
Ne vous séduisait pas? — Non, j’ai peur de son ombre
Et de son poids. — Parbleu, laissons les tribunaux,
Et vive le bonnet des rouges cardinaux!
— Ah! monsieur, dit Ronsard, la barrette est fragile!
— Que désirez-vous donc? — Le laurier de Virgile. »
Et Ronsard lui sourit, les yeux graves et doux.
Sa barbe entre ses doigts jetait des reflets roux;
Un rayon de soleil voltigeait sur sa tête...

Du Bellay s’écria : « Quoi! vous êtes poète !
Mais je le suis aussi, je crois l’être, je veux
Le devenir ! » Et tout l’invitant aux aveux,
Le poulet succulent que l’hôtesse découpe,
Le parfum des raisins, les rubis de sa coupe
Qu’enflamme la splendeur d’un dernier jour d’été,
L’auberge et son grand air de vieille honnêteté,
Tout, jusqu’au frais éclat de cette nappe blanche,
Son âme de jeune homme impatient s’épanche.
Quand naguère il vivait maladif, retiré,
Seul, dans l’isolement de son petit Liré.

Et que les vents du soir lui chantaient leur antienne.,
Les beaux livres sortis de la main des Estienne,
Comme au soleil d’avril les bois reverdissant,
Faisaient jusqu’à son cœur courir un nouveau sang.
La bonne Antiquité lui tenait lieu de mère :
L’orphelin renaissait avec le vieil Homère.
Mais sans appui, sans guide, il a souvent marché
Au hasard, et son âme est pareille à Psyché
Qui meurt de ne pas voir la beauté qu’elle adore.
Il la soupçonne ainsi qu’au sommet qui se dore
On devine l’éclat du soleil à venir.
Il entendit Pégase au fond du ciel hennir ;
Mais sa douceur modeste et vite effarouchée
Ne tentera jamais si noble chevauchée.
« Non, ce que je voudrais, le désir qui me point,
Ecoutez-moi, Ronsard, et ne me raillez point!
C’est qu’on imitât Rome et qu’on aimât l’Hellade.
Laissons à son rouet l’endormeuse ballade,
Qui file ses fuseaux, chef branlant, œil fané,
Et la chanson boiteuse au hennin suranné,
Qui pousse devant elle un petit âne étique
Et vend des virelais dans son panier gothique !
Oh ! quel magicien rouvrira les beaux yeux
De l’Ode, chaste vierge en route vers les cieux
Et qui dort aujourd’hui sur la voie Appienne?
Pour moi, j’aime à sentir la lyre italienne
S’éveiller lentement sous mes doigts obstinés...
Les sonnets me sont chers que Pétrarque a sonnés. »

Il rougit, mais Ronsard tout radieux se lève
Et l’embrasse, et pendant que leur repas s’achève,
Il dit à son ami si tendrement naïf
La gloire de Dorat, les conseils de Baïf,
Coqueret et leurs nuits de haute solitude,
Et devant sept hivers le flambeau de l’étude
Que chacun d’eux se passe avant de s’endormir.
Et du Bellay ne peut l’écouter sans frémir,
Comme Alexandre au bruit triomphal de son père.
Tant de rare savoir l’émeut, le désespère
Et l’enivre : et Ronsard, mystérieusement,
Lui découvre sa fière espérance, et comment
A force de toucher l’hellénique cithare
Il en a fait jaillir les secrets de Pindare !

« De Pindare? — Oui, Bellay; l’heure est proche où les dieux
Vont renaître : le sol de nos grossiers aïeux
Poussera vers le ciel des lauriers et des marbres.
Ecoutez-les chanter dans l’écorce des arbres,
Ces dieux, et dans le vent qui passe, dans les prés,
Les sources, les jardins, les couchans diaprés,
Et dans la majesté sereine de la Loire !
Le grand Pan n’est pas mort! mais pour sonner sa gloire,
Et pour mieux égaler les Grecs et les Romains,
La flûte de Marot éclate dans nos mains,
Et rien ne déplaît tant aux vénérables Muses
Que l’accent enroué des vieilles cornemuses !
Il nous faut enrichir notre parler gaulois,
Soumettre notre rythme à de nouvelles lois,
Imiter Rome ainsi que Rome imite Athènes,
Et neuf fois nous laver aux antiques fontaines !
Suivez-moi dans Paris, du Bellay ! Combattez
Avec nous le troupeau des rimeurs éhontés
Dont la sotte ignorance enchante le vulgaire,
Et soyez le Langey de cette illustre guerre ! »

Mais du Bellay, debout, le front étincelant,
S’écria : « Je serai votre Olivier, Roland ! »

Et sous l’œil ébahi de l’hôtesse ingénue
Que cette vaillantise effraie, il continue
Hardiment, comme on voit la jeunesse des vins
Écumer dans le bois des tonneaux angevins :
« Porte-étendard, héraut, clairon de la victoire,
Frère d’armes, je veux vous suivre dans l’Histoire
Dont Phébus aux crins d’or vous ouvre les battans !
Ah! Ronsard, cette Rome orgueilleuse, où le Temps
De ses meilleures faux fit de vaines quenouilles,
Rome, dont nos autels convoitent les dépouilles,
Rome, sans son Manlie et ses oiseaux criards,
Reverra les Gaulois, ces sublimes pillards!
Qui donc arrêterait nos armes pacifiques?
Oui, nous vous pillerons, ô saints trésors delphiques
Où les coqs de la Gaule ont déjà mis leurs becs !
Nous sèmerons partout ces fameux Gallo-Grecs,
Ces Marseillais diserts dont l’Hercule gallique
Rit d’Apollon muet et de sa flèche oblique !
Et pour mieux triompher des superbes Latins,

Comme un bon soldat prend aux ennemis mutins
L’enseigne où flotte un peu de leur âme aguerrie,
Je leur emprunterai le beau nom de patrie ! »

Il parlait, et sa voix faisait un bruit d’estoc,
Et tout à coup, parmi les pampres verts, le coq,
Le vieux coq peint en rouge enfla l’aile, et sonore
Poussa droit dans l’azur son salut à l’Aurore.

En selle! Ils ont quitté l’auberge, et leurs chevaux,
Sous les coups d’éperon des deux charmans rivaux,
Galopent : mais Ronsard, plus serein, peine à suivre
Celui de du Bellay que le grand air enivre
Et qui vers le ciel bleu relève son cou blanc,
Comme s’il se sentait pousser une aile au flanc.
Le tomber de la nuit les rapproche et les calme.
L’ombre embaume le myrte, et ces rêveurs de palme,
Devant la lune errante et rose dans les houx,
Songent en frissonnant aux yeux cruels et doux
Dont les pires rigueurs sont encor des caresses.
Ils échangent tout bas le nom de leurs maîtresses,
Ils murmurent Cassandre, Olive... noms voilés,
Masques délicieux de soie et d’or filés
Dont la Muse en riant déguise un frais visage !
Ils lèvent vers le ciel pour chercher un présage
Leurs regards curieux de tous les beaux amours ;
Et, tandis que le soir éveille aux alentours
Faunes, Satyres, Pans et les gentilles fées
Qui dansent sous les bois à cottes dégrafées,
Ils voient poindre plus loin, derrière Blois qui dort,
Les sept divins éclairs d’une pléiade d’or.

ANDRE BELLESSORT.