L’Habit vert (Flers et Caillavet)/Acte 2
Une bibliothèque dans la propriété du duc de Maulévrier, à Louveciennes. Décor donnant sur un très beau parc qu’on aperçoit à travers les deux portes du fond séparées par un corps de bibliothèque. Tout le mur de gauche est couvert de livres et comporte une petite porte dissimulée sous de fausses reliures.
Scène PREMIÈRE
Scène II
Entrez, général… Personne ?
Ils ont tous foutu le camp, ma parole !…
Ne vous en offensez pas… C’est toujours comme ça, dans les châteaux : quand on arrive, les maîtres de la maison…
… Foutent le camp !…
Mais ils reviennent, un instant après, vous dire les choses les plus charmantes…
Comme c’est aimable à vous de venir nous voir !…
Comme c’est aimable à vous de venir nous voir !…
Voilà !
Mon cher voisin, je me porte bien… Mais au fait, chère amie, je crois que vous ne connaissez pas encore le général Roussy des Charmilles, notre confrère de l’Académie Française.
Ah ! c’est vous, monsieur, le général de l’Académie… En vérité, je suis très excitée de vous connaître.
Ah ! moi aussi, madame la duchesse…
J’ai rencontré souvent votre charmante fille qui a marié avec l’officier. Elle va bien ?
A merveille !
Et leur ravissant baby ?
Mais ils n’en ont pas encore, madame la duchesse !…
Oh ! j’espère donc que l’officier fécondera bientôt votre charmante fille.
Je le lui dirai, madame la duchesse.
Le général déjeunait dans mon ermitage de Marly, et comme il tenait à causer un peu avec vous de la situation académique…
L’élection du successeur de Jarlet-Brézin me préoccupe beaucoup !
Et moi aussi ! J’attends justement tout à l’heure Pinchet qui nous donnera des nouvelles. Notre confrère Bénin est allé au-devant de lui.
Parfait !
Mais je veux vous introduire, monsieur le général de l’Académie… Monsieur Parmeline…
Je connais de nom… l’illustre maestro…
Illustre ! Pourquoi cette restriction ?
Quoi…
Je vois… vous n’aimez pas ce que je fais…
J’ai horreur des musiciens !
Maintenant, le général, voici M. Hubert de Latour-Latour… depuis hier membre du Jockey-Club…
Je l’avais appris par le Figaro de ce matin, monsieur.
Il y a une colonne sur vous, mon cher !
Oh ! lisez, lisez…
Je ne savais pas du tout…
Tenez…
« Le duc et la duchesse de Maulévrier, installés dans leur belle propriété de Louveciennes depuis leur retour de Trouville, ont en ce moment pour hôte le comte de Latour-Latour, qui fut élu hier au Jockey-Club et qui a fait récemment paraître le troisième volume de son remarquable ouvrage : Histoire d'une très grande famille... Le comte de Latour-Latour qui, jusqu'ici, vivait surtout dans ses terres va se fixer à Paris... (Hubert quitte peu à peu des yeux le journal, les lève au ciel, laisse tomber le journal sur ses genoux et continue en récitant par cœur.) Il occupera dans la plus haute société la place la plus brillante. Qu’il conduise un cotillon ou un mail-coach, qu’il fasse œuvre d’historien ou de maître d’équipage, on peut dire que le nouveau membre du Jockey possède un joli brin de plume au bout de sa trompe de chasse… »
Ah !
Quelle beauté !…
Je suis confus… et surpris… (Qui a repris le journal.) Comme je vais demain à Paris, j’en profiterai pour aller remercier ce journaliste.
Non, vous n’irez pas demain à Paris.
Mais…
Non, vous n’irez pas demain à Paris !
C’est embêtant !… Qu’est-ce qu’elle a ?…
Je suis ravi, cher monsieur, de ce que monsieur le duc m’apprend ! Ma petite filleule vous aide dans vos recherches ?…
Oui, le duc a bien voulu l’y autoriser et nous travaillons ensemble chaque après-midi dans cette bibliothèque.
Elle est intelligente, instruite…
Elle adore ce que je fais !…
Et d’une discrétion, d’une éducation parfaite.
Je suis enchanté de ce que vous me dites car j’ai une grande affection pour cette petite.
Eh bien ! vous la marierez à quelque sous-préfet de province, quand vous serez Président de la République…
Quelle plaisanterie !
Mais, mon cher, n’en rougissez pas… on parle beaucoup de vous pour ce petit poste…
Je vous ai pris l’autre jour à cinq contre un.
Vous perdrez. Je sais bien que des amis ont mis mon nom en avant… Certaines choses m’ont valu des sympathies… Ainsi, j’ai été très souffrant, il y a quelques années, d’une maladie de la volonté, ce n’est pas mauvais.
C’est excellent ! J’espère, mon cher Durand, que vous restez dîner avec nous.
A la richesse du pot. Vous aussi, général ?
Madame la duchesse…
Très volontiers.
Avant, nous avons un petit tournoi de bridge au profit de l’œuvre de la propagation de la foi dans l’aristocratie.
Vous attendez beaucoup d’invités ?
Trois douzaines.
Ah ! voici notre excellent Pinchet !
Pourquoi, depuis tout à l’heure, vous faites cette méchante figure ?
Mais, madame la duchesse, parce que, vraiment… vous me couvez… J’ai l’impression d’être couvé… Quelle raison avez-vous de m’empêcher d’aller à Paris demain ?
Vous allez trop souvent. J’ai peur que vous allez y faire libertinage.
Qu’est-ce qu’elle a ?
Je vous parlerai tout à l’heure.
Bonjour, monsieur Pinchet.
Madame la duchesse…
Il faut laisser conciliabuler ces messieurs… Voulez-vous, mon cher vice-président des députés, avoir une petite marche dans le parc ?
Avec grand plaisir !…
Je vous suis… Je suis hanté de la cantate que je rêve pour votre sacre.
et lui saisissant violemment le bras.
Certainement… Vous pouvez venir aussi, Hubert de Latour-Latour.
Je suis couvé !
Scène III
Eh bien, Pinchet… quoi de nouveau à l’Académie ?
Hélas ! rien, monsieur le duc ! Les cinq candidats que vous connaissez déjà — les habitués — restent seuls en ligne pour le fauteuil de M. Jarlet-Brézin.
Et aucun de ceux-là, messieurs, je vous le rappelle, ne saurait agréer au parti bien pensant, à notre parti, qu’il est pourtant indispensable de renforcer.
N’avait-on pas parlé du général Baringer ?
Ah ! non, pas de général ! Un général à l’Académie, c’est bien : Deux, de quoi ça a-t-il l’air ?
Évidemment, mes chers amis, cette situation est, ne nous y trompons pas, très sérieuse.
Elle est plus que cela, messieurs, elle est grave.
Comme vous dites cela !
Expliquez-vous !
Qu’y a-t-il ?…
Messieurs, puisque vous me faites l’honneur de m’interroger… Mais, non, je n’ose pas…
Dites, dites.
Permettez-moi donc de vous le dire, messieurs, depuis quelque temps, je ne suis pas content de l’Académie.
Pourquoi donc ?
Mon Dieu, messieurs, l’esprit qui y règne, certains petits détails, certaines innovations… Un autre ne les remarquerait pas sans doute, mais moi qui sers votre compagnie depuis trois générations, je suis inquiet.
Précisez… Asseyez-vous et précisez !
Hélas, c’est facile… Tenez, le dernier jeudi de janvier fut une date dans notre histoire. Vous n’assistiez pas, messieurs, à la séance. Elle était consacrée au dictionnaire… Les trois académiciens présents discutaient d’une façon très intéressante… très approfondie, le mot camomille… A ce moment, votre collègue, M. Rébeillard est arrivé. Ah ! dans quel état !
Quoi ? Il était saoûl ?
Si ce n’était que ça, il y a des précédents ! Non, messieurs, il est entré dans la salle avec des bottines jaunes.
Des bottines jaunes !
Oui, monsieur le duc, des bottines jaunes !
Je connais Rébeillard. Il devait aller en soirée.
Voilà un petit indice. Hélas ! il y en a tant d’autres.
Allez, allez…
Savez-vous, monsieur, ce que vous réserve M. Poudrier, professeur d’histoire religieuse au Collège de France, M. Poudrier qui occupe le fauteuil de M. de Viel-Castel ?
Dites !
Il va avoir un enfant !
Eh bien ?
Eh bien, c’est un désastre ! Autrefois, messieurs, quand on était entré à l’Académie, on n’avait plus d’enfants. On ne s’amusait pas à des niaiseries pareilles.
En effet, c’est indécent !
Moi je trouve ça plutôt gentil.
Et vous ?
Moi, c’est bien simple : Pas de général !
Autre symptôme ; celui-ci, tout à fait confidentiel. Un de ces messieurs, un élu déjà ancien, a surpris récemment sa femme en flagrant délit.
Tiens, tiens…
Oh !…
Et ce qu’il y a d’abominable, c’est qu’il l’a surprise un lundi… oui, messieurs, un lundi…
Eh bien ?
Eh bien, messieurs, voilà encore un fait nouveau, un fait unique. Depuis trois siècles, lorsqu’il arrivait qu’un membre de l’Académie Française fût… trompé par sa femme, il ne l’était que le jeudi, de même que, les membres de l’Académie des Sciences ne l’étaient que le samedi… Enfin le jour de la séance… Et, tout de même, il faut le reconnaître, cette régularité dans la faute gardait je ne sais quoi d’assez respectable. C’était une tradition.
Et elle s’en va ! Triste époque.
Enfin, mon cher Pinchet, à quoi attribuez-vous ce relâchement des mœurs académiques ?
Oh ! à bien des choses, monsieur, à bien des causes.
Le scepticisme !
L’irréligion !
La lecture !
Et tenez, messieurs, au sein même de votre compagnie, j’aperçois un danger qu’hélas, je ne saurais trop vous signaler.
Lequel ?
Eh bien, messieurs, ce sont les auteurs dramatiques ! Il vous en faut bien quelques-uns, évidemment, mais croyez-moi, messieurs, le moins possible… Ah ! si vous les connaissiez comme moi… Ils sont exagérés, nerveux, susceptibles, lascifs. Ils sont pleins de petits secrets qu’ils confient à tout le monde. Ils racontent des histoires inconvenantes devant les bustes ! J’en sais même qui donnent aux plus respectés d’entre vous des adresses de jeunes personnes. Oh ! messieurs, prenez garde aux auteurs dramatiques : ce sont des gens épouvantables !
Vous avez raison, Pinchet, il vaut encore mieux accueillir les romanciers.
Mais, monsieur le duc, maintenant les romanciers font tout de suite du théâtre !
Rejetons-nous donc sur les historiens.
Mais, monsieur le baron, aujourd’hui, les historiens ne font plus que des espèces de romans…
Alors, les hommes du monde ?
Mais, monsieur le duc, les hommes du monde font tous de l’histoire !
C’est effrayant !
Mais enfin, quel est pour vous le candidat idéal ?
Le candidat idéal, messieurs, c’est celui qui n’a rien fait, qui n’a pas cédé à cette manie d’écrire, qui perd tant d’hommes remarquables. C’est celui que personne ne connaît et qui, en entrant à l’Académie, lui doit tout, car sans elle, il ne serait rien. Ça, c’est beau, ça, ça a de la grandeur !
Pinchet, voilà qui est parler.
Messieurs, j’ai rempli mon modeste devoir. A vous d’aviser. Je vous demande la permission de prendre congé.
A jeudi, Pinchet. D’ici là, nous chercherons. (Il lui serre la main.) Merci.
Messieurs…
Au revoir, Minerve.
Vous êtes trop bon, monsieur le baron.
Pas de général !
Scène IV
Messieurs, la duchesse m’envoie sur vous du fond de l’horizon. Elle va montrer la forêt à M. Durand, et j’ajouterai assez drôlement, qu’elle va par la même occasion montrer M. Durand à la forêt. (Il attend un rire. On ne rit pas.) Soit ! Et elle vous offre, messieurs, de l’accompagner.
Vous nous suivez, mon cher artiste ?
Non. Je reste avec Parmeline.
Scène V
Tiens, vous voilà, vous ?
Oui, c’est l’heure de mon travail avec mademoiselle Brigitte qui doit me rapporter des documents de Paris. Elle est en retard.
Tant mieux. J’ai à vous parler.
Ah !
Mais d’abord un mot ! Prêtez-moi donc cinquante louis.
Mais…
Ça ne vous gêne pas ?… Non, non, évidemment. C’est ce que je me suis dit. Pourquoi ça le gênerait-il de me les donner, puisque ça ne me gêne pas de les lui demander.
Les voici.
Merci.
N’en parlons plus…
Oui, c’est ça ! N’en parlons plus… n’en parlons plus et venons au fait… Encore une question cependant.
J’écoute.
M’aimez-vous ?
Quoi ?
J’ai peur que vous ne m’aimiez pas… pas follement, enfin, qu’il y ait des jours où vous ne pensez pas à moi.
Mais si, mais si, après ?
Eh bien… Oh ! c’est délicat ! Parmeline hésite, il balance. C’est une démarche toujours gênante pour un galant homme…
Voyons !
Eh bien, mon ami, pouvez-vous me prêter mille francs ?
Comment… encore ?
Pourquoi dites-vous encore ?
Parce que je viens de vous les donner.
A moi ? Quand ça ?
A l’instant !
Où sont-ils ?
Dans votre poche.
Dans ma poche !… (Il y porte la main.) C’est vrai… C’est vrai… Ah ! vous ne m’aimez pas !
Quoi ?
Non, non, vous ne m’aimez pas. Si vous m’aimiez vous auriez compris que ce n’était pas le même homme qui vous demandait ces deux sommes d’ailleurs insignifiantes. Elles n’ont entre elles aucun rapport. Voyons, cinquante louis, c’est l’homme de plaisir, c’est pour une femme ! Et mille francs, c’est l’artiste, c’est pour un fournisseur…
Ah ! oui…
Mais, bien entendu, si vous avez la moindre arrière-pensée j’aime mieux reposer là ce billet. (Il fait mine de le mettre sur la table et le remet dans sa poche.) Et m’en aller d’un pas rapide.
Mais non… Je vais vous faire un chèque.
C’est ça !
Alors, mon cher maître, les concerts ne vont pas bien, en ce moment ?…
Comment ne vont pas ?… c’est-à-dire, mon pauvre ami, que je ne sais plus où donner de la tête… Je n’en peux plus… Je suis demandé de tous les côtés…
Mais alors…
Tenez, j’ai reçu, ce matin même, une lettre d’un imprésario qui m’offre cent mille francs pour trois mois en Australie.
C’est vrai ?… Vous avez accepté, je pense ?…
Non, j’ai refusé !…
Vous avez eu tort !
Pourquoi ?… Je suis très heureux ici. Je vis d’une façon très large, très agréable… J’ai tout ce qu’il me faut… je n’ai besoin de rien… ni de personne… je ne vois pas pourquoi j’irais m’éreinter à jouer chez des nègres… (Hubert lui tend le chèque.) Et maintenant, comme un service en vaut un autre, j’arrive à l’objet de cet entretien.
Oh !… Eh bien ?
Mon cher ami, il est des sujets que deux hommes d’honneur tels que nous, ne peuvent qu’effleurer. Il faut en parler comme d’une aile de papillon. Comprenez-moi à demi-mot. J’ai été autrefois l’amant de la duchesse et elle est aujourd’hui votre maîtresse…
Monsieur !…
Chut !… Toute allusion plus directe serait déplaisante… Mais ce lien me permet de vous dire avec une autorité affectueuse : « Mon ami, prenez garde ! »
A quoi donc ?
Soyez prudent, Hubert, et Dieu fasse que la duchesse ne soupçonne jamais les petits séjours que vous faites dans les bras de mademoiselle Arlette Mareuil !
C’est faux !
Allons donc !… Il paraît qu’elle est gentille ?
Eh bien ! oui… Elle est très gentille… Elle se destine à l’Opéra-Comique, vous savez ?… et, en attendant, elle a un triomphe dans la revue des Folies-Bergère… Elle joue le « désarmement » c’est assez drôle, et puis, il y a vraiment une idée… Tenez, elle chante :
Qu’on m’prenn’mon fusil qui tire,
Mon quart, mon sac, mon polochon,
Mais moi, j’veux pas qu’on m’le r’tire
Mon p’tit bibi, mon p’tit bibi !
Ah ! mon petit bidon !
Evidemment, ça n’est pas du Lamartine…
Non…
Mais, si vous voyiez Arlette là-dedans ! Elle est ravissante !
Oh ! vous me rappelez Parmeline ! Comme il a été aimé celui-là… Ah ! le bougre !… Tenez, je voudrais vous raconter des choses confidentielles…
Non, ça m’amuse plus de parler de moi… Vous comprenez… ma vie s’arrange merveilleusement comme ça… Arlette d’un côté, la duchesse de l’autre… le théâtre… le monde… enfin, l’équilibre… Il ne me manque rien… rien !…
Oh ! pardon, messieurs…
Ah ! voici mademoiselle Brigitte… je vous laisse travailler. Moi, je vais essayer de vibrer un peu au fond du parc. J’ai besoin de ce que recherchent par-dessus tout les grands musiciens, le silence ! Et je ne le trouve jamais, car, dès que je l’ai trouvé, je le trouble par mes cris. Ah ! c’est affreux d’être artiste à ce point-là !… Oh ! le silence ! le silence !…
Scène VI
Puis-je m’installer, monsieur ?
Certainement.
Bien, monsieur.
Vous venez des archives ?
Oui, monsieur.
Travaillons.
Oui, monsieur. (Elle ouvre un manuscrit.) Ah ! Monsieur, voici une lettre personnelle — sur papier mauve — que vous avez oubliée dans ces notes et qui n’a aucun rapport avec nos travaux.
Ah !… Je sais… merci… Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?
Oh ! oui, monsieur, grâce à M. Pellisson, le directeur, je me suis présentée à lui de votre part.
Mais je ne le connais pas.
Si, monsieur.
Non, mademoiselle.
Si, monsieur ; vous avez dîné avec lui chez monsieur le duc le 3 septembre.
Fichtre, vous avez une bonne mémoire.
Oh ! ça dépend, monsieur… Grâce à ces documents, je vais pouvoir finir l’introduction de votre quatrième volume qui comprendra votre arbre généalogique.
Ah ! oui, mon arbre !… Montrez-le-moi donc… Ça m’intéresse toujours.
Bien, monsieur.
Plus haut !… encore !… encore !… J’aime beaucoup mon arbre… C’est un très joli arbre. Ça fait plaisir à voir… Tous mes compliments !…
Vous êtes bien bon, monsieur… (Elle tire de sa serviette des épreuves d’imprimerie sur papier rose.) Voici tout un dossier… Ah ! non, ça, ce sont des épreuves pour M. le duc… (Elle tire d’autres papiers.) Voici tout un dossier sur Thibaut de Latour-Latour — 1649-1720 — qui fut nommé archevêque de Bordeaux à vingt-quatre ans.
C’est magnifique !
Oui, monsieur.
Pourquoi souriez-vous ?
Parce qu’il le devint d’une façon si curieuse…
Ah ! Comment ?
… Eh bien, un jour, ce devait même être un soir, dans un bosquet de Versailles, l’abbé de Latour-Latour qui avait servi au Royal-Anjou et ne portait le petit collet que depuis deux ans, fut surpris aux pieds de Mme de Montespan par le Roi…
Quel Roi ?
Mais… Louis XIV…
Naturellement !
Celui-ci allait faire un éclat, mais Mme de Montespan qui à aucun moment ne perdait son sang-froid, se leva aussitôt : « Sire, dit-elle, l’abbé de Latour-Latour me suppliait d’intercéder auprès de Votre Majesté, pour qu’elle daignât lui accorder l’archevêché de Bordeaux. » Et le roi qui avait eu peur que le petit abbé fût sur le point d’obtenir bien davantage, lui accorda aussitôt la mitre avec une bonne humeur qu’il n’avait pas tous les jours…
Tiens, tiens… Et où avez-vous déniché cette histoire-là ?…
Dans le journal de Danjeau, monsieur.
Ah ! dans le journal de… c’est inouï tout de même, la presse !
N’est-ce pas, monsieur, que c’est une jolie anecdote ?…
Oui… certainement… mais, n’est-ce pas, je viens d’entrer au Jockey… alors, cette femme, cet archevêque, non… non… nous couperons ça !
Bien, monsieur… Je le regrette un peu…
Pourquoi ?
Oh ! parce que… oh ! c’est une chose un peu puérile…
Dites…
J’ai trouvé le portrait de ce Thibaut de Latour-Latour, gravé par Drevet, et il me semble qu’il vous ressemble un peu.
A moi ?
Oui !… Regardez, monsieur.
C’est vrai qu’il est très bien…
Oh ! bien sûr, vous avez le front moins large… les yeux plus ronds… plus en boule… et la figure plus… plus étonnée… mais tout de même… il y a… quelque chose… Enfin, je trouve…
C’est une dépêche, monsieur le comte.
Tiens ?… Donnez… (Brigitte se met à remuer ses feuillets avec une grande agitation. Hubert lit.) Ah ! ça, c’est extraordinaire, par exemple ! (Il lit.) « Très touchée, mon fils, du télégramme si affectueux m’annonçant ta réception au Jockey-Club. Je remercie Dieu. » C’est incroyable, je n’ai pas du tout télégraphié à ma mère ! Je lui ai écrit seulement ce matin… qui diable a pu… Ah ! parbleu ! c’est la duchesse, c’est cette excellente duchesse.
Oh ! non !
Pourquoi dites-vous : non ?
Parce que c’est moi, monsieur.
Vous !
Enfin, oui, je me suis permis…
Ça, c’est inouï, par exemple !…
J’ai pensé que vous n’auriez peut-être pas le temps de télégraphier vous-même hier soir… Alors…
C’est possible !… Mais je regrette d’avoir à vous dire que vous vous êtes mêlée là de choses qui ne vous regardaient pas. Vous avez étrangement dépassé vos attributions, mademoiselle !
Vous avez raison, monsieur.
Qu’est-ce que vous faites ?
Monsieur j’ôte mes petites manches de satinette.
Pourquoi ôtez-vous vos petites manches de satinette ?
Parce que… Monsieur, après ce que vous venez de me dire, je ne resterai pas une minute de plus… (Avec des larmes dans la voix.) Vous m’avez outragée !
Mais non, mademoiselle, je ne vous ai pas outragée… J’ai peut-être été un peu vif… J’ai eu tort, là… (Gentiment.) Remettez vos petites manches de satinette, je vous en prie… Remettez vos petites manches de satinette !…
Soit, monsieur, je vais remettre mes petites manches de satinette.
A la bonne heure. Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne me doutais pas que vous me fussiez aussi attachée…
Mais, monsieur, ce n’est pas à vous !
A qui donc, alors ?
Je ne sais pas… à vos aïeux… Je les aime tant, vos aïeux…
Vraiment !
Oui, il y en a pas mal que j’ai retrouvés… Alors, ce sont vos ancêtres à vous, mais c’est un peu mes enfants à moi… Et j’en suis très fière ! Ils sont si chics !… Ah ! ce ne sont pas des hommes… (Un grand geste.) Oh ! non, bien sûr !… Mais ils ont une allure… une carrure… Et puis surtout, une chose qui me plaît… une chose épatante… comme vous dites.
Laquelle ?
Ils ont de la chance… c’est joli d’avoir de la chance !
Oui, c’est bien…
Tout leur a réussi… Ils ont eu de grands emplois, de grandes épées, de beaux châteaux, de beaux costumes. Leurs femmes ont été fidèles.
Pas toutes.
Presque. Et quand je pense que pendant des siècles, ils ont gagné des batailles, conquis des provinces, emporté des places fortes, pressuré des populations, tout ça pour aboutir à vous… à vous tout seul qui ne faites rien et qui êtes là dans un grand fauteuil, en train de fumer une toute petite cigarette… Eh bien, voyez-vous, monsieur… je trouve ça extraordinaire et assez émouvant.
Vous êtes vraiment très gentille… Je ne suis pas sûr que ce que vous venez de me dire soit tout à fait agréable, mais enfin…
Oh ! monsieur, comment pouvez-vous douter… Je ne souhaite que de vous servir, que de vous être utile… Evidemment, ce que je peux pour vous, moi, c’est bien peu de chose… Mais si j’étais une fée, ah ! vous n’auriez rien à désirer.
Mais, mademoiselle, qu’est-ce que je peux avoir à désirer ?
Mais tout, monsieur, tout. Toutes les ambitions vous sont permises, sociales, mondaines, littéraires. Votre ouvrage a partout le plus grand succès et même auprès des gens les plus ennuyeux. Votre éditeur m’a demandé de le traduire en anglais. Malheureusement, je ne sais pas l’anglais. Il y a des gens à l’Institut qui n’en ont pas fait tant que vous.
Oh !
Tenez : M. Pertuiset n’a publié que deux volumes. Tandis que vous, je suis en train de vous finir votre quatrième. Eh bien ! M. Pertuiset est de l’Académie Française !
Oh ! voyons, mademoiselle, vous m’achetez… Pas de folies.
Mais non, monsieur, je ne vous achète pas… Il se peut très bien qu’un jour… Oh ! ça, j’aimerais.
Vous êtes trop bienveillante, mademoiselle, mais ça ne me déplaît pas. On est vraiment bien tous les deux. La vie est quelquefois si compliquée…
Ah !…
Ici, on est calme… On est bien tous les deux… (Un temps.) Aussi, remarquez-le, quand nous travaillons ensemble, je m’arrange toujours pour être là…
C’est vrai !
Allons ! à l’ouvrage !… Pourvu qu’on ne nous dérange pas !
Oh ! oui, pourvu ! Je reprends, monsieur. En 1722, le chevalier Sifrain de Latour-Latour… (Le téléphone sonne. Brigitte se lève.) Vous permettez, monsieur ? (Elle prend l’appareil.) Oui, madame — Oui, madame — Non, madame — Non, madame — Bien, madame — Oui, madame — Non, madame — Bien, madame — Oui, madame — Oh ! madame, je vous défends de parler comme ça ! Eh bien, je le lui dirai ! Bon voyage, madame !
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? C’était pour le duc ?
Non, monsieur, c’était pour vous.
Comment pour moi ? C’est moi qu’on demandait ?
Oui, monsieur.
Qui ça ?
Mademoiselle Arlette Mareuil.
Et vous ne m’avez pas prévenu ? Vous ne m’avez pas passé l’appareil ?
Vous venez de me dire que vous ne vouliez pas qu’on vous dérange.
Mais non, mais non ! C’est fantastique. Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
Elle a demandé si vous étiez là.
Et qu’est-ce que vous avez répondu ?
Je lui ai répondu : Oui, madame.
Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
Elle a demandé que vous veniez vous-même à l’appareil.
Et qu’est-ce que vous avez répondu ?
Je lui ai répondu : Non, madame.
Et qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
Qu’elle ne pouvait pas vous voir demain.
Et qu’est-ce que vous avez répondu ?
J’ai répondu : Bien madame.
Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
Elle a dit qu’il fallait que vous y alliez absolument aujourd’hui.
Qu’est-ce que vous avez répondu ?
J’ai répondu : Non, madame.
Oh ! Et qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
Elle a dit que si vous ne veniez pas elle ne vous reverrait de sa vie.
Et qu’est-ce que vous avez répondu ?
J’ai répondu : Bien, madame.
Qu’est-ce que vous avez fait là !… C’est effrayant ? Et qu’est-ce qu’elle a dit, à la fin, cette pauvre petite ?
La pauvre petite, elle a dit qu’elle se foutait de vous, que dans ces conditions, elle partait dans une heure, pour Biarritz avec l’Argentin et que, du reste, sa mère lui avait toujours dit que vous étiez un pignouf…
Ah !… et j’étais là, à côté de vous, je pouvais tout arranger d’un mot ! Et vous, vous parliez pour moi, devant moi, sans que je le sache. Quel toupet ! Mais pourquoi avez-vous fait ça ? Enfin, pourquoi ?
Pour simplifier votre vie !
Est-ce que vous la connaissez ma vie ?
Très bien.
Hein ?… Mais c’est à se taper la tête contre les fauteuils ! Je croyais avoir affaire à une personne modeste, effacée. Et elle a fourré son nez partout. Elle télégraphie pour moi. Elle téléphone pour moi… mes secrets se baladent… Je suis mis à nu… et par qui ? Par une jeune fille de Caen !
Jeune fille de Caen ! Oh !
Quoi ? Vous n’êtes pas de Caen ?
Si, mais vous l’avez pris dans un sens péjoratif !
Ah ! pas de gros mots !
Je vous les rends, mes petites manches de satinette !
Tant mieux ! J’en ai plein le dos de vous et de vos petites manches de satinette !
Oh ! Et moi, j’en ai par-dessus les yeux de vous et de vos aïeux !…
Mes aïeux ?
Ah ! une jolie société !… Un tas de pillards, de brigands, de généraux félons, de diplomates gaffeurs, de chanoinesses dévergondées, sans compter votre archevêque qui a eu quatre enfants, qui n’étaient même pas de lui ! Dire que je me suis donné tant de mal pour retaper cette galerie de fripouilles !… Ah ! oui, je vous les donne !
Ah ! si je n’avais pas toute ma famille sur les bras, je la tuerais !
Quant à votre arbre généalogique, voilà ce que j’en fais !…
Oh !… Voulez-vous laisser ça ! Voulez-vous laisser ça ! Rendez-moi mon arbre !…
Non ! non !
Rendez-moi mon arbre !
Oh !… Vous m’avez cassé le bras gauche !
Oh !
Elle a déchiré mon arbre ! Elle a déchiré mon arbre !
Et maintenant, je n’ai plus rien à vous… (Une photographie tombe de la serviette.) Ah !… si !… j’oubliais la photographie de votre bonne amie, Mlle Ariette Mareuil… Elle m’a coûté vingt sous… Je ne vous les réclame pas… assassin !
Non, non !… Croyez-vous !… (Il se retourne pour reposer les dossiers.) Croyez-vous !… (Il voit la duchesse.) Croyez-vous !…
Oh ! cette petite ! Elle peut finir mon livre toute seule, si elle veut, quant à moi, je n’y remettrai plus les pieds !
Vous préférez mettre les pieds dans mademoiselle Arlette Mareuil ?…
C’est faux !
Hubert, vous êtes chipé.
Oh !
Vous m’avez trahite ! moi une femme si élevée, moi qui l’autre jour vous écrivais encore… « Vous êtes mon idéal coco ! » O Hubert, je dis : « Vous êtes vraiment de la camelote ! »
Ecoutez-moi ! C’est une calomnie abominable.
Vous osez démentir ?
Je suis un gentilhomme. Ce que vous savez, je l’avoue, mais le reste, je le nie absolument !
Alors, allez, débitez. Quelles preuves donnez-vous pour votre chasteté ?…
Mais toutes… toutes… C’est un flirt, sans conséquences… Ma parole, si vous n’étiez pas au courant, je n’aurais même pas eu l’idée de vous en parler le premier.
Voulez-vous me laisser gober que vous n’avez pas fait volupté avec cette dame ?
Mais certainement !… Si vous saviez comment ça s’est fait ? Un jour, j’avais besoin de voir le directeur de la Bibliothèque Nationale. On me dit : « Il est aux Folies-Bergère. » J’y vais : Je tombe sur cette petite… car elle est toute petite, vous savez… mais là, toute petite ! rien du tout ! Être jalouse d’une femme si petite que ça !… c’est fantastique !
Alors pourquoi cette intimité ?
Eh bien, parce que j’ai été ému, ma foi oui, ému un instant… Elle chantait un couplet sur le désarmement… un couplet très bien fait. Écoutez plutôt :
« Qu’on me prenne mon fusil qui tire… »
Oh ! cessez cette poésie insultante !
C’est dommage !… parce qu’il y a une idée… bref, j’ai tenu à la féliciter… J’étais très ému… une grande émotion artistique. Et c’est cela que vous me reprochez ? Ah ! Madame la duchesse, vous me faites beaucoup de peine !
Hubert, ne dites pas cette chose !…
Beaucoup de peine.
Hubert !…
Si…
Hélas ! si seulement vous pouviez me faire croire que vous êtes un peu innocent… et que vous ne reverrez jamais cette dame patriotique.
Mais, la revoir ! Vous ne savez pas ce qui s’est passé tout à l’heure ?
Quoi ?
Mademoiselle Arlette Mareuil a téléphoné.
Quelle indécence !
C’est ce que j’ai trouvé ! Aussi, savez-vous ce que j’ai fait, moi ?
Non ?
Je ne suis pas allé à l’appareil. J’ai repoussé le récepteur. Oui, malgré ses cris, malgré sa pâleur… Et désespérée, elle quitte Paris ce soir même avec un Argentin de mes amis que j’ai chargé de veiller sur elle.
Cela est donc véridique ?
Et ce n’est pas tout. Sachez encore…
Non, ne dites pas plus… Ne dites pas trop. Je veux vous croire. Vous êtes de votre pays. Vous autres, on ne peut jamais vous aimer sur les deux oreilles. D’ailleurs, j’ai remarqué cette chose : Quand une Américaine et un Français sont en rapports d’amour, toujours c’est l’Américaine qui est l’homme et le Français qui est la femme. Il faut être indulgent pour les femmes… Alors, je vous pardonne…
Et vous n’êtes plus fâchée ?
Mettez-vous d’abord à genoux comme dans les romans anglais. C’est poétique. Prenez ma main et jurez que vous ne serez plus jamais un homme aussi friable.
Je le jure.
Ah ! ce sont là des minutes vraiment consécutives ?
Scène VIII
Oh !
Oh !
Oh !
Monsieur le duc… comment allez-vous ?
Je ne me porte pas bien, monsieur. Quant à vous, madame, vous allez me dire, je pense, ce que signifie cette posture indécente ?
Oh ! I cant answer. (D’une voix aiguë.) I am awfully frightened. You have such a voice and such a face ! What a dreadful thing : this man seems to be quite out of temper. Oh dear me, dear me, dear me…
J’espère, monsieur le duc, que cette explication vous suffit.
Non, monsieur, car je ne sais pas l’anglais.
Moi non plus !
Alors monsieur…
Je vais traduire, monsieur le duc, je vais traduire !
Allez ! Allez !…
Eh bien voilà !… voilà !… Quand vous êtes entré, M. le comte de Latour était aux pieds de madame la duchesse, car vous avez bien vu n’est-ce pas qu’il était aux pieds de madame la duchesse ?
Mais oui ! Après ? après ?
Eh bien voilà ! Et il la suppliait, car vous avez bien vu qu’il la suppliait ?
Mais oui ! De quoi ?
Il la suppliait d’obtenir de vous…
Quoi ?
Que vous posiez sa candidature…
Où ça ?
A l’Académie Française.
A l’Académie Française ?
A l’Académie Française !
Il serait vrai, monsieur ?
Il est vrai.
Mais alors pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite ?…
Parce que vous êtes entré d’une façon si exubérante que je suis restée figée. Oh !
Excusez-moi, ma chère, mais convenez qu’en apercevant un homme à vos pieds…
Je comprends votre surprise, monsieur le duc, et je la partage. Mais je suis d’une race où depuis huit cents ans, on n’a jamais rien demandé à une femme sans plier le genou devant elle.
Voilà qui est bien parlé, monsieur ! Depuis dix siècles aussi, tous ceux de mon sang ont eu le genou facile : l’habitude de la prière… Votre main ?
La voici !
Ils sont ridicules !
Quelle beauté !
Je vous demande la permission de me retirer, madame la duchesse. Il faut que je m’habille tout de suite pour pouvoir m’occuper des tables !…
Oui, allez Brigitte… chère petite Brigitte.
Monsieur le comte n’a plus besoin de moi ?
Non, merci ! merci !
Ce sont des enfants !
Ah ! ah ! Et maintenant nous allons causer un peu de votre projet académique.
Oh ! je vous en prie, monsieur le duc !… Oui, j’avais fait ce rêve dans un moment d'exaltation, mais je comprends maintenant combien il est exagéré… audacieux… j’y renonce, je suis enchanté d’y renoncer et je vous promets qu’il n’en sera plus jamais, jamais question… jamais !
Halte-là ! Vous ne pouvez imaginer combien cette candidature imprévue surgit à propos…
Que dit-il ?
Nous constations tout à l’heure ici même, ma chère, que nous n’avions pas pour succéder à Jarlet-Brézin l’homme qu’il nous fallait.
Eh bien ?
Je m’en inquiétais, je m’en affligeais, je ne me doutais pas que la candidature rêvée se préparait dans l’ombre et qu’une fois de plus la Providence allait me marquer sa bonne grâce !
Oh ! oui, sa grâce si bonne.
Tout vous désigne, parbleu ! Votre attachement aux bonnes idées, votre obscurité, l’insignifiance de votre bagage, le caractère un peu terne de votre personnalité…
Mais…
Oh ! je suis contente. Vous lui parlez déjà comme si vous le receviez sous la coupole.
Bref, vous êtes notre homme !
Cependant…
Laissez-moi faire. Je vais me concerter avec Bénin et le général. A tout à l’heure. (Il sort en répétant) Intéressant, tout à fait intéressant…
Scène X
Oh, cher Hubert de Latour-Latour ! nous sommes sauvés !
Vous, oui. Mais moi, je suis dans les choux…
Quels choux ?
Enfin, je veux dire que me voilà lancé dans une aventure inouïe, stupide…
Comment ?…
Moi à l’Académie !… Cette candidature qui tombe du ciel, à laquelle personne ne pouvait s’attendre, moi surtout : c’est une histoire à me faire fiche de moi par tout Paris. Et au Jockey je n’oserai pas y reparaître ! Ils vont me prendre pour un homme de lettres… C’est extrêmement désagréable. Ah ! je suis joli… je suis joli…
Ne soyez pas énervé.
Je serai blackboulé comme à mon baccalauréat.
Que dites-vous ? Ce n’est pas pareil. Pour le baccalauréat on demande de savoir certaines choses…
Voyons, je n’ai pas l’ombre d’une chance.
Vous avez. Je connais cette commerce. Je sais si bien comment se dévideront les choses…
Vous savez ?…
Sitôt votre nom jeté, les gens s’habitueront très vite, et vous encore plus vite… Alors, vous mettrez vos gants, et vous commencerez les courses… les visites. Partout, vous serez accueilli très bien.
Vous croyez ?…
Oui, parce que vous avez une bon figure. Cela est très rare, un candidat qui a une bon figure… Vous, vous sourirez dès le concierge… dès le valet qui ouvrira la porte… Vous aurez tout de suite les domestiques dans votre parti, cela est important.
Et après… après…
Hubert, je sens : vous êtes mordu !
Je ne suis pas mordu, mais enfin… continuez, continuez…
Après, on vous fera entrer dans le cabinet de l’Académicien…
Et qu’est-ce que je lui dirai à l’Académicien ?…
Rien du tout… Je vous connais, Hubert ! Vous ne lui direz aucune chose… aucun mot… Alors, il parlera constamment de lui, et quand vous quitterez, il pensera : « Quel charmant causeur ! »
Oh ! Il est trop gentil !
Ainsi, à force de visites, de bons figures et de silence vos chances feront des petits. Le soir, nous marquerons des pointages et alors vous commencerez de penser à votre bel habit vert.
L’habit !
Au chapeau avec ses petites plumages frisés.
Le chapeau !
Et à la poignée de l’épée !
L’épée !
Enfin, un jeudi, vers une heure, vous serez dans un coin d’un petit café sur la rive gauche, blotti dans l’anxiété, attendant les résultats… A la table, à côté, je suis sûre, il y aura des petits bourgeois du quartier qui joueront les dominos et vous les regarderez, stupéfait… que des gens puissent jouer les dominos dans un tel jour… Des amis feront navette pour vous… Ils porteront les nouvelles. Premier tour : huit voix. Deuxième tour : dix voix.
Oui…
Troisième tour : neuf voix.
Pourquoi ?
Parce que toujours il y a un ami qui vous lâche.
Je saurai qui c’est !…
Quatrième tour, treize voix. Cinquième tour, dix-sept. Élu !…
Eh !…
Tout bêtement… Et, en cette moment-là, vous aurez beau faire le superbe, vous ne sourirez plus et vous penserez tout d’un coup à des choses très simples, très touchantes, un peu rococo, à votre enfance, à votre vieux maison… à votre vieux maman… et vous serez très émute… Moi, je suis déjà !
M. le duc fait dire à Mme la duchesse que M. Champlain est là !
Oh ! M. Champlain ! Je vais vite…
Qui est-ce donc ?
C’est le secrétaire continuel de l’Académie française.
Oh ! alors, allez !… allez !…
Oh ! Hubert, mon idéal coco !…
Scène XI
C’est trop beau ! C’est trop beau ! Je sens en moi une espèce d’ovation, d’apothéose ! Et dire que c’est à cause de cette petite, c’est admirable !
Mettez cette table, là… l’autre ici, plus loin…
Mademoiselle…
Je vous demande pardon… Je suis occupée.
très élégante et un peu décolletée.
Oh !…
Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?
Je ne vous avais jamais vue comme ça ?
C’est tout ?
Non, ce n’est pas tout. Oh ! Mademoiselle… Mademoiselle, il faut que je vous dise. Vous venez de me rendre là, tout à l’heure, un service inouï.
Oh ! cher monsieur, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il suffisait de regarder votre tête.
Ma tête !
Elle était navrante ! Je me disais, c’est pas possible, il va trouver quelque chose. Ce ne sera pas de premier ordre, mais ce sera tout de même quelque chose. Mais non, rien ! Vous étiez là, les pieds en dedans. Vous aviez l’air d’un orphelin sous la pluie. On ne pouvait pas vous laisser comme ça… Je me suis rappelé votre aïeul… aux pieds de Mme de Montespan. Et voilà, monsieur !
Oui, mais ce n’est pas tout… Car enfin… si je suis élu à… je ne veux pas dire le mot. (Il va toucher du bois.) C’est à vous que je le devrai ! Je vous ai une reconnaissance infinie.
Vous ne me devez aucune reconnaissance.
Comment après une telle preuve d’amitié ?
Je n’ai pour vous aucune amitié.
Allons donc !
Aucune !
Alors pourquoi auriez-vous fait tout ça ? Je ne comprends pas !
N’essayez pas… il y a une petite chose que vous ne comprendrez jamais.
Laquelle ?
L’ensemble, la vie.
Tout ça c’est des mots. Mais vous voyez bien : vous ne pouvez pas répondre !
Ça serait facile !
Je vous en défie !
Vous m’en défiez ?…
Oui…
Vous voulez le savoir ?
Oui, je veux le savoir.
Vous n’avez pas peur ?
Non, je n’ai pas peur.
Et bien, tout ce que j’en ai fait, je l’ai fait par amour !
Quoi ! qu’est-ce que ça veut dire ? par amour pour qui… par amour pour quoi…
Par amour pour vous !
Pour moi !
Oh ! tenez, vous êtes l’homme le plus bête que j’aie jamais vu !
Par amour pour moi ?
Adieu, monsieur.
Quoi ?
Je vous ai dit tout à l’heure un mot qu’il ne fallait pas dire… ou bien c’était le dernier.
Mais pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?
Je ne sais pas… si je sais… c’est parce que je n’avais jamais eu la robe qu’il fallait pour ça.
Mais ça ne faisait rien…
Oh ! que si… alors, je vais partir.
Quand ?
Tout à l’heure.
Pour longtemps ?
Pour tout à fait…
Où allez-vous ?
Très loin, dans de la province.
Alors je ne vous reverrai plus ?
Non… mais moi je vous reverrai une fois…
Une fois ?
Une seule… le jour… où vous…
Quel jour ?…
Non… ça c’est mon affaire. Seulement, avant de partir, je voudrais vous demander quelque chose.
Quoi donc ?
C’est une idée que j’ai eue tout de suite en vous voyant pour la première fois à Trouville. Oh bien sûr, ce n’est pas une idée extraordinaire, ça ne casse rien…
Dites… dites ?
Eh bien, je voudrais vous demander la permission de vous embrasser…
M’embrasser ?
Oui, si ça ne vous dérange pas ?
Pas du tout… C’est une très bonne idée.
Est-ce que vous venez ou aimez-vous mieux que je vienne ?
Je crois que c’est plus convenable que ce soit moi…
Je peux !
Oui !…
Adieu !
Brigitte !… Brigitte !…
Scène XII
LE DUC, LE GÉNÉRAL, BÉNIN, M. CHAMPLAIN
Hubert ! Stoppez !
Mais…
Mon cher ami, au nom de mes collègues et de notre parti, au nom de M. Champlain, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, ce m’est une profonde satisfaction de vous annoncer que vous êtes notre candidat ! Dans un mois, peut-être, vous serez Immortel.
Immortel… pour toute ma vie !
Ah !… Ah !…
Qu’avez-vous ?…
Ce n’est rien… l’émotion, la joie… Je suis dans un état complet de prostitution.
La duchesse est étrangère…