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L’Habit vert (Flers et Caillavet)/Acte 2

La bibliothèque libre.
Librairie théatrale, artistique & littéraire (p. 83-161).
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ACTE DEUXIÈME


Une bibliothèque dans la propriété du duc de Maulévrier, à Louveciennes. Décor donnant sur un très beau parc qu’on aperçoit à travers les deux portes du fond séparées par un corps de bibliothèque. Tout le mur de gauche est couvert de livres et comporte une petite porte dissimulée sous de fausses reliures.

________



Scène PREMIÈRE

(Muette)
Au lever du rideau, le duc, Bénin et Parmeline lisent les journaux ou fument. Hubert et la duchesse sont assis près l’un de l’autre. Elle le regarde avec langueur en soupirant. Hubert sourit bêtement. Ennuyé par le regard insistant de la duchesse, il tire un Figaro de sa poche droite et se met à lire. La duchesse le lui retire avec des mines de victime. Un temps. Hubert tire un second Figaro de sa poche gauche. Même jeu. Coup de timbre au-dehors. Tous se lèvent brusquement et se précipitent au-dehors par toutes les portes. La scène reste vide.



Scène II

DURAND, LE GÉNÉRAL ROUSSY DES CHARMILLES, puis LE DUC et LA DUCHESSE, puis BÉNIN, puis HUBERT, puis PINCHET
DURAND

Entrez, général… Personne ?

LE GÉNÉRAL

Ils ont tous foutu le camp, ma parole !…

DURAND

Ne vous en offensez pas… C’est toujours comme ça, dans les châteaux : quand on arrive, les maîtres de la maison…

LE GÉNÉRAL

… Foutent le camp !…

DURAND

Mais ils reviennent, un instant après, vous dire les choses les plus charmantes…

Le duc et la duchesse rentrent.
ensemble : LE DUC, au général.

Comme c’est aimable à vous de venir nous voir !…

ensemble : LA DUCHESSE, à Durand.

Comme c’est aimable à vous de venir nous voir !…

DURAND

Voilà !

LE DUC, à Durand.

Mon cher voisin, je me porte bien… Mais au fait, chère amie, je crois que vous ne connaissez pas encore le général Roussy des Charmilles, notre confrère de l’Académie Française.

LA DUCHESSE

Ah ! c’est vous, monsieur, le général de l’Académie… En vérité, je suis très excitée de vous connaître.

LE GÉNÉRAL, surpris.

Ah ! moi aussi, madame la duchesse…

LA DUCHESSE

J’ai rencontré souvent votre charmante fille qui a marié avec l’officier. Elle va bien ?

LE GÉNÉRAL

A merveille !

LA DUCHESSE

Et leur ravissant baby ?

LE GÉNÉRAL

Mais ils n’en ont pas encore, madame la duchesse !…

LA DUCHESSE

Oh ! j’espère donc que l’officier fécondera bientôt votre charmante fille.

LE GÉNÉRAL, estomaqué.

Je le lui dirai, madame la duchesse.

DURAND

Le général déjeunait dans mon ermitage de Marly, et comme il tenait à causer un peu avec vous de la situation académique…

LE GÉNÉRAL

L’élection du successeur de Jarlet-Brézin me préoccupe beaucoup !

LE DUC

Et moi aussi ! J’attends justement tout à l’heure Pinchet qui nous donnera des nouvelles. Notre confrère Bénin est allé au-devant de lui.

LE GÉNÉRAL

Parfait !

Pendant ces répliques, Parmeline et Hubert sont entrés et ont serré la main de Durand.
LA DUCHESSE

Mais je veux vous introduire, monsieur le général de l’Académie… Monsieur Parmeline…

LE GÉNÉRAL, lui serrant la main.

Je connais de nom… l’illustre maestro…

PARMELINE

Illustre ! Pourquoi cette restriction ?

LE GÉNÉRAL

Quoi…

PARMELINE

Je vois… vous n’aimez pas ce que je fais…

Il s’éloigne et va serrer la main à Durand.
LE GÉNÉRAL, à part.

J’ai horreur des musiciens !

LA DUCHESSE, qui est allée chercher Hubert.

Maintenant, le général, voici M. Hubert de Latour-Latour… depuis hier membre du Jockey-Club…

LE GÉNÉRAL

Je l’avais appris par le Figaro de ce matin, monsieur.

DURAND

Il y a une colonne sur vous, mon cher !

LA DUCHESSE

Oh ! lisez, lisez…

HUBERT, trop surpris.

Je ne savais pas du tout…

DURAND, qui a pris le Figaro sur la table.

Tenez…

HUBERT, tire un autre Figaro de sa poche intérieure et lit.

« Le duc et la duchesse de Maulévrier, installés dans leur belle propriété de Louveciennes depuis leur retour de Trouville, ont en ce moment pour hôte le comte de Latour-Latour, qui fut élu hier au Jockey-Club et qui a fait récemment paraître le troisième volume de son remarquable ouvrage : Histoire d'une très grande famille... Le comte de Latour-Latour qui, jusqu'ici, vivait surtout dans ses terres va se fixer à Paris... (Hubert quitte peu à peu des yeux le journal, les lève au ciel, laisse tomber le journal sur ses genoux et continue en récitant par cœur.) Il occupera dans la plus haute société la place la plus brillante. Qu’il conduise un cotillon ou un mail-coach, qu’il fasse œuvre d’historien ou de maître d’équipage, on peut dire que le nouveau membre du Jockey possède un joli brin de plume au bout de sa trompe de chasse… »

Parmeline et Durand se sont avancés un peu et ont vu qu’Hubert récitait.
DURAND, à part.

Ah !

LA DUCHESSE

Quelle beauté !…

HUBERT

Je suis confus… et surpris… (Qui a repris le journal.) Comme je vais demain à Paris, j’en profiterai pour aller remercier ce journaliste.

LA DUCHESSE, bas, venant à lui.

Non, vous n’irez pas demain à Paris.

HUBERT

Mais…

LA DUCHESSE

Non, vous n’irez pas demain à Paris !

HUBERT, à part.

C’est embêtant !… Qu’est-ce qu’elle a ?…

DURAND, à Hubert.

Je suis ravi, cher monsieur, de ce que monsieur le duc m’apprend ! Ma petite filleule vous aide dans vos recherches ?…

HUBERT

Oui, le duc a bien voulu l’y autoriser et nous travaillons ensemble chaque après-midi dans cette bibliothèque.

DURAND

Elle est intelligente, instruite…

PARMELINE

Elle adore ce que je fais !…

HUBERT

Et d’une discrétion, d’une éducation parfaite.

DURAND

Je suis enchanté de ce que vous me dites car j’ai une grande affection pour cette petite.

PARMELINE

Eh bien ! vous la marierez à quelque sous-préfet de province, quand vous serez Président de la République…

DURAND

Quelle plaisanterie !

LE DUC

Mais, mon cher, n’en rougissez pas… on parle beaucoup de vous pour ce petit poste…

PARMELINE

Je vous ai pris l’autre jour à cinq contre un.

DURAND

Vous perdrez. Je sais bien que des amis ont mis mon nom en avant… Certaines choses m’ont valu des sympathies… Ainsi, j’ai été très souffrant, il y a quelques années, d’une maladie de la volonté, ce n’est pas mauvais.

LE DUC

C’est excellent ! J’espère, mon cher Durand, que vous restez dîner avec nous.

LA DUCHESSE

A la richesse du pot. Vous aussi, général ?

LE GÉNÉRAL, s’inclinant.

Madame la duchesse…

DURAND

Très volontiers.

LA DUCHESSE

Avant, nous avons un petit tournoi de bridge au profit de l’œuvre de la propagation de la foi dans l’aristocratie.

DURAND

Vous attendez beaucoup d’invités ?

LA DUCHESSE

Trois douzaines.

Coup de timbre au-dehors.
LE DUC

Ah ! voici notre excellent Pinchet !

Il remonte et sort un instant, restant en vue. Le général et Durand remontent un peu.
LA DUCHESSE, s’approchant d’Hubert.

Pourquoi, depuis tout à l’heure, vous faites cette méchante figure ?

HUBERT

Mais, madame la duchesse, parce que, vraiment… vous me couvez… J’ai l’impression d’être couvé… Quelle raison avez-vous de m’empêcher d’aller à Paris demain ?

LA DUCHESSE

Vous allez trop souvent. J’ai peur que vous allez y faire libertinage.

Elle remonte.
HUBERT, à Parmeline.

Qu’est-ce qu’elle a ?

PARMELINE

Je vous parlerai tout à l’heure.

Le duc reparaît au fond et entre avec Pinchet et Bénin.
LA DUCHESSE

Bonjour, monsieur Pinchet.

PINCHET

Madame la duchesse…

LA DUCHESSE

Il faut laisser conciliabuler ces messieurs… Voulez-vous, mon cher vice-président des députés, avoir une petite marche dans le parc ?

DURAND

Avec grand plaisir !…

PARMELINE

Je vous suis… Je suis hanté de la cantate que je rêve pour votre sacre.

LA DUCHESSE, venant à Hubert qui se repose dans un fauteuil
et lui saisissant violemment le bras.

Certainement… Vous pouvez venir aussi, Hubert de Latour-Latour.

HUBERT, à part, sortant derrière eux.

Je suis couvé !



Scène III

LE DUC, PINCHET, BÉNIN, LE GÉNÉRAL
LE DUC

Eh bien, Pinchet… quoi de nouveau à l’Académie ?

PINCHET

Hélas ! rien, monsieur le duc ! Les cinq candidats que vous connaissez déjà — les habitués — restent seuls en ligne pour le fauteuil de M. Jarlet-Brézin.

LE DUC

Et aucun de ceux-là, messieurs, je vous le rappelle, ne saurait agréer au parti bien pensant, à notre parti, qu’il est pourtant indispensable de renforcer.

BÉNIN

N’avait-on pas parlé du général Baringer ?

LE GÉNÉRAL

Ah ! non, pas de général ! Un général à l’Académie, c’est bien : Deux, de quoi ça a-t-il l’air ?

LE DUC

Évidemment, mes chers amis, cette situation est, ne nous y trompons pas, très sérieuse.

PINCHET

Elle est plus que cela, messieurs, elle est grave.

LE DUC

Comme vous dites cela !

BÉNIN

Expliquez-vous !

LE GÉNÉRAL

Qu’y a-t-il ?…

PINCHET

Messieurs, puisque vous me faites l’honneur de m’interroger… Mais, non, je n’ose pas…

LE DUC

Dites, dites.

PINCHET

Permettez-moi donc de vous le dire, messieurs, depuis quelque temps, je ne suis pas content de l’Académie.

BÉNIN

Pourquoi donc ?

PINCHET

Mon Dieu, messieurs, l’esprit qui y règne, certains petits détails, certaines innovations… Un autre ne les remarquerait pas sans doute, mais moi qui sers votre compagnie depuis trois générations, je suis inquiet.

LE DUC

Précisez… Asseyez-vous et précisez !

PINCHET

Hélas, c’est facile… Tenez, le dernier jeudi de janvier fut une date dans notre histoire. Vous n’assistiez pas, messieurs, à la séance. Elle était consacrée au dictionnaire… Les trois académiciens présents discutaient d’une façon très intéressante… très approfondie, le mot camomille… A ce moment, votre collègue, M. Rébeillard est arrivé. Ah ! dans quel état !

BÉNIN

Quoi ? Il était saoûl ?

PINCHET

Si ce n’était que ça, il y a des précédents ! Non, messieurs, il est entré dans la salle avec des bottines jaunes.

BÉNIN

Des bottines jaunes !

PINCHET

Oui, monsieur le duc, des bottines jaunes !

LE DUC

Je connais Rébeillard. Il devait aller en soirée.

PINCHET

Voilà un petit indice. Hélas ! il y en a tant d’autres.

LE DUC

Allez, allez…

PINCHET

Savez-vous, monsieur, ce que vous réserve M. Poudrier, professeur d’histoire religieuse au Collège de France, M. Poudrier qui occupe le fauteuil de M. de Viel-Castel ?

LE DUC

Dites !

PINCHET

Il va avoir un enfant !

Un temps.
LE DUC

Eh bien ?

PINCHET

Eh bien, c’est un désastre ! Autrefois, messieurs, quand on était entré à l’Académie, on n’avait plus d’enfants. On ne s’amusait pas à des niaiseries pareilles.

LE DUC

En effet, c’est indécent !

BÉNIN

Moi je trouve ça plutôt gentil.

LE DUC

Et vous ?

LE GÉNÉRAL

Moi, c’est bien simple : Pas de général !

PINCHET

Autre symptôme ; celui-ci, tout à fait confidentiel. Un de ces messieurs, un élu déjà ancien, a surpris récemment sa femme en flagrant délit.

BÉNIN

Tiens, tiens…

LE DUC

Oh !…

PINCHET

Et ce qu’il y a d’abominable, c’est qu’il l’a surprise un lundi… oui, messieurs, un lundi…

BÉNIN

Eh bien ?

PINCHET

Eh bien, messieurs, voilà encore un fait nouveau, un fait unique. Depuis trois siècles, lorsqu’il arrivait qu’un membre de l’Académie Française fût… trompé par sa femme, il ne l’était que le jeudi, de même que, les membres de l’Académie des Sciences ne l’étaient que le samedi… Enfin le jour de la séance… Et, tout de même, il faut le reconnaître, cette régularité dans la faute gardait je ne sais quoi d’assez respectable. C’était une tradition.

LE DUC

Et elle s’en va ! Triste époque.

BÉNIN

Enfin, mon cher Pinchet, à quoi attribuez-vous ce relâchement des mœurs académiques ?

PINCHET

Oh ! à bien des choses, monsieur, à bien des causes.

BÉNIN

Le scepticisme !

PINCHET

L’irréligion !

LE DUC

La lecture !

PINCHET

Et tenez, messieurs, au sein même de votre compagnie, j’aperçois un danger qu’hélas, je ne saurais trop vous signaler.

LE DUC

Lequel ?

PINCHET

Eh bien, messieurs, ce sont les auteurs dramatiques ! Il vous en faut bien quelques-uns, évidemment, mais croyez-moi, messieurs, le moins possible… Ah ! si vous les connaissiez comme moi… Ils sont exagérés, nerveux, susceptibles, lascifs. Ils sont pleins de petits secrets qu’ils confient à tout le monde. Ils racontent des histoires inconvenantes devant les bustes ! J’en sais même qui donnent aux plus respectés d’entre vous des adresses de jeunes personnes. Oh ! messieurs, prenez garde aux auteurs dramatiques : ce sont des gens épouvantables !

LE DUC

Vous avez raison, Pinchet, il vaut encore mieux accueillir les romanciers.

PINCHET

Mais, monsieur le duc, maintenant les romanciers font tout de suite du théâtre !

BÉNIN

Rejetons-nous donc sur les historiens.

PINCHET

Mais, monsieur le baron, aujourd’hui, les historiens ne font plus que des espèces de romans…

LE DUC

Alors, les hommes du monde ?

PINCHET

Mais, monsieur le duc, les hommes du monde font tous de l’histoire !

LE DUC

C’est effrayant !

BÉNIN

Mais enfin, quel est pour vous le candidat idéal ?

PINCHET

Le candidat idéal, messieurs, c’est celui qui n’a rien fait, qui n’a pas cédé à cette manie d’écrire, qui perd tant d’hommes remarquables. C’est celui que personne ne connaît et qui, en entrant à l’Académie, lui doit tout, car sans elle, il ne serait rien. Ça, c’est beau, ça, ça a de la grandeur !

LE DUC

Pinchet, voilà qui est parler.

PINCHET

Messieurs, j’ai rempli mon modeste devoir. A vous d’aviser. Je vous demande la permission de prendre congé.

Il se lève.
LE DUC

A jeudi, Pinchet. D’ici là, nous chercherons. (Il lui serre la main.) Merci.

PINCHET

Messieurs…

Il salue.
BÉNIN

Au revoir, Minerve.

PINCHET

Vous êtes trop bon, monsieur le baron.

Ils remontent.
LE GÉNÉRAL, lui serrant la main sur le pas de la porte.

Pas de général !

Pinchet sort à droite, Parmeline qui vient d’entrer à gauche, descend en scène.



Scène IV

LE DUC, BÉNIN, LE GÉNÉRAL, PARMELINE
PARMELINE

Messieurs, la duchesse m’envoie sur vous du fond de l’horizon. Elle va montrer la forêt à M. Durand, et j’ajouterai assez drôlement, qu’elle va par la même occasion montrer M. Durand à la forêt. (Il attend un rire. On ne rit pas.) Soit ! Et elle vous offre, messieurs, de l’accompagner.

BÉNIN

Vous nous suivez, mon cher artiste ?

PARMELINE

Non. Je reste avec Parmeline.

Ils sortent.



Scène V

PARMELINE, HUBERT, puis BRIGITTE
PARMELINE, seul. Il prend un cigare et l’allume. Hubert entre.

Tiens, vous voilà, vous ?

HUBERT

Oui, c’est l’heure de mon travail avec mademoiselle Brigitte qui doit me rapporter des documents de Paris. Elle est en retard.

PARMELINE

Tant mieux. J’ai à vous parler.

HUBERT

Ah !

PARMELINE

Mais d’abord un mot ! Prêtez-moi donc cinquante louis.

HUBERT

Mais…

PARMELINE

Ça ne vous gêne pas ?… Non, non, évidemment. C’est ce que je me suis dit. Pourquoi ça le gênerait-il de me les donner, puisque ça ne me gêne pas de les lui demander.

HUBERT

Les voici.

PARMELINE

Merci.

HUBERT

N’en parlons plus…

PARMELINE

Oui, c’est ça ! N’en parlons plus… n’en parlons plus et venons au fait… Encore une question cependant.

HUBERT

J’écoute.

PARMELINE

M’aimez-vous ?

HUBERT

Quoi ?

PARMELINE

J’ai peur que vous ne m’aimiez pas… pas follement, enfin, qu’il y ait des jours où vous ne pensez pas à moi.

HUBERT

Mais si, mais si, après ?

PARMELINE

Eh bien… Oh ! c’est délicat ! Parmeline hésite, il balance. C’est une démarche toujours gênante pour un galant homme…

HUBERT

Voyons !

PARMELINE

Eh bien, mon ami, pouvez-vous me prêter mille francs ?

HUBERT

Comment… encore ?

PARMELINE

Pourquoi dites-vous encore ?

HUBERT

Parce que je viens de vous les donner.

PARMELINE

A moi ? Quand ça ?

HUBERT

A l’instant !

PARMELINE

Où sont-ils ?

HUBERT

Dans votre poche.

PARMELINE

Dans ma poche !… (Il y porte la main.) C’est vrai… C’est vrai… Ah ! vous ne m’aimez pas !

HUBERT

Quoi ?

PARMELINE

Non, non, vous ne m’aimez pas. Si vous m’aimiez vous auriez compris que ce n’était pas le même homme qui vous demandait ces deux sommes d’ailleurs insignifiantes. Elles n’ont entre elles aucun rapport. Voyons, cinquante louis, c’est l’homme de plaisir, c’est pour une femme ! Et mille francs, c’est l’artiste, c’est pour un fournisseur…

HUBERT

Ah ! oui…

PARMELINE

Mais, bien entendu, si vous avez la moindre arrière-pensée j’aime mieux reposer là ce billet. (Il fait mine de le mettre sur la table et le remet dans sa poche.) Et m’en aller d’un pas rapide.

(Il remonte.)
HUBERT

Mais non… Je vais vous faire un chèque.

Il se met à écrire.
PARMELINE, épanoui.

C’est ça !

HUBERT, écrivant.

Alors, mon cher maître, les concerts ne vont pas bien, en ce moment ?…

PARMELINE

Comment ne vont pas ?… c’est-à-dire, mon pauvre ami, que je ne sais plus où donner de la tête… Je n’en peux plus… Je suis demandé de tous les côtés…

HUBERT

Mais alors…

PARMELINE

Tenez, j’ai reçu, ce matin même, une lettre d’un imprésario qui m’offre cent mille francs pour trois mois en Australie.

HUBERT

C’est vrai ?… Vous avez accepté, je pense ?…

PARMELINE

Non, j’ai refusé !…

HUBERT

Vous avez eu tort !

PARMELINE

Pourquoi ?… Je suis très heureux ici. Je vis d’une façon très large, très agréable… J’ai tout ce qu’il me faut… je n’ai besoin de rien… ni de personne… je ne vois pas pourquoi j’irais m’éreinter à jouer chez des nègres… (Hubert lui tend le chèque.) Et maintenant, comme un service en vaut un autre, j’arrive à l’objet de cet entretien.

HUBERT

Oh !… Eh bien ?

PARMELINE

Mon cher ami, il est des sujets que deux hommes d’honneur tels que nous, ne peuvent qu’effleurer. Il faut en parler comme d’une aile de papillon. Comprenez-moi à demi-mot. J’ai été autrefois l’amant de la duchesse et elle est aujourd’hui votre maîtresse…

HUBERT, vivement.

Monsieur !…

PARMELINE

Chut !… Toute allusion plus directe serait déplaisante… Mais ce lien me permet de vous dire avec une autorité affectueuse : « Mon ami, prenez garde ! »

HUBERT

A quoi donc ?

PARMELINE

Soyez prudent, Hubert, et Dieu fasse que la duchesse ne soupçonne jamais les petits séjours que vous faites dans les bras de mademoiselle Arlette Mareuil !

HUBERT

C’est faux !

PARMELINE

Allons donc !… Il paraît qu’elle est gentille ?

HUBERT, après une hésitation.

Eh bien ! oui… Elle est très gentille… Elle se destine à l’Opéra-Comique, vous savez ?… et, en attendant, elle a un triomphe dans la revue des Folies-Bergère… Elle joue le « désarmement » c’est assez drôle, et puis, il y a vraiment une idée… Tenez, elle chante :

Il fredonne.

Qu’on m’prenn’mon fusil qui tire,
Mon quart, mon sac, mon polochon,
Mais moi, j’veux pas qu’on m’le r’tire
Mon p’tit bibi, mon p’tit bibi !
    Ah ! mon petit bidon !

HUBERT

Evidemment, ça n’est pas du Lamartine…

PARMELINE

Non…

HUBERT

Mais, si vous voyiez Arlette là-dedans ! Elle est ravissante !

PARMELINE, attendri.

Oh ! vous me rappelez Parmeline ! Comme il a été aimé celui-là… Ah ! le bougre !… Tenez, je voudrais vous raconter des choses confidentielles…

Il cherche des yeux et des doigts le piano. Hubert l’arrête.
HUBERT

Non, ça m’amuse plus de parler de moi… Vous comprenez… ma vie s’arrange merveilleusement comme ça… Arlette d’un côté, la duchesse de l’autre… le théâtre… le monde… enfin, l’équilibre… Il ne me manque rien… rien !…

La petite porte de gauche s’ouvre. Brigitte entre.
BRIGITTE

Oh ! pardon, messieurs…

PARMELINE

Ah ! voici mademoiselle Brigitte… je vous laisse travailler. Moi, je vais essayer de vibrer un peu au fond du parc. J’ai besoin de ce que recherchent par-dessus tout les grands musiciens, le silence ! Et je ne le trouve jamais, car, dès que je l’ai trouvé, je le trouble par mes cris. Ah ! c’est affreux d’être artiste à ce point-là !… Oh ! le silence ! le silence !…

Il sort et on entend au-dehors les éclats de sa voix.



Scène VI

HUBERT, BRIGITTE
Brigitte a une serviette de cuir sous le bras. Elle a perdu sa rusticité du premier acte. Elle est habillée très modestement d’un petit tailleur foncé. Son aspect est celui d’une institutrice bien tenue. Elle se sert d’un lorgnon pour travailler.
BRIGITTE

Puis-je m’installer, monsieur ?

HUBERT

Certainement.

BRIGITTE

Bien, monsieur.

Elle se met à la table de travail, ouvre sa serviette, met des petites manches de satinette et s’installe.
HUBERT

Vous venez des archives ?

BRIGITTE

Oui, monsieur.

HUBERT, prenant une cigarette, s’installe dans un fauteuil.

Travaillons.

BRIGITTE

Oui, monsieur. (Elle ouvre un manuscrit.) Ah ! Monsieur, voici une lettre personnelle — sur papier mauve — que vous avez oubliée dans ces notes et qui n’a aucun rapport avec nos travaux.

Elle lui tend du bout des doigts une enveloppe.
HUBERT, très gêné.

Ah !… Je sais… merci… Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?

BRIGITTE

Oh ! oui, monsieur, grâce à M. Pellisson, le directeur, je me suis présentée à lui de votre part.

HUBERT

Mais je ne le connais pas.

BRIGITTE

Si, monsieur.

HUBERT

Non, mademoiselle.

BRIGITTE

Si, monsieur ; vous avez dîné avec lui chez monsieur le duc le 3 septembre.

HUBERT, étonné.

Fichtre, vous avez une bonne mémoire.

BRIGITTE

Oh ! ça dépend, monsieur… Grâce à ces documents, je vais pouvoir finir l’introduction de votre quatrième volume qui comprendra votre arbre généalogique.

HUBERT

Ah ! oui, mon arbre !… Montrez-le-moi donc… Ça m’intéresse toujours.

BRIGITTE

Bien, monsieur.

Elle déploie un grand dessin qui représente l’arbre généalogique des Latour-Latour. Elle le fixe avec deux épingles au dossier d’un grand fauteuil.
HUBERT, l’admirant.

Plus haut !… encore !… encore !… J’aime beaucoup mon arbre… C’est un très joli arbre. Ça fait plaisir à voir… Tous mes compliments !…

BRIGITTE

Vous êtes bien bon, monsieur… (Elle tire de sa serviette des épreuves d’imprimerie sur papier rose.) Voici tout un dossier… Ah ! non, ça, ce sont des épreuves pour M. le duc… (Elle tire d’autres papiers.) Voici tout un dossier sur Thibaut de Latour-Latour — 1649-1720 — qui fut nommé archevêque de Bordeaux à vingt-quatre ans.

HUBERT

C’est magnifique !

BRIGITTE, souriant.

Oui, monsieur.

HUBERT

Pourquoi souriez-vous ?

BRIGITTE

Parce qu’il le devint d’une façon si curieuse…

HUBERT

Ah ! Comment ?

BRIGITTE

… Eh bien, un jour, ce devait même être un soir, dans un bosquet de Versailles, l’abbé de Latour-Latour qui avait servi au Royal-Anjou et ne portait le petit collet que depuis deux ans, fut surpris aux pieds de Mme de Montespan par le Roi…

HUBERT

Quel Roi ?

BRIGITTE

Mais… Louis XIV…

HUBERT

Naturellement !

BRIGITTE

Celui-ci allait faire un éclat, mais Mme de Montespan qui à aucun moment ne perdait son sang-froid, se leva aussitôt : « Sire, dit-elle, l’abbé de Latour-Latour me suppliait d’intercéder auprès de Votre Majesté, pour qu’elle daignât lui accorder l’archevêché de Bordeaux. » Et le roi qui avait eu peur que le petit abbé fût sur le point d’obtenir bien davantage, lui accorda aussitôt la mitre avec une bonne humeur qu’il n’avait pas tous les jours…

HUBERT

Tiens, tiens… Et où avez-vous déniché cette histoire-là ?…

BRIGITTE

Dans le journal de Danjeau, monsieur.

HUBERT

Ah ! dans le journal de… c’est inouï tout de même, la presse !

BRIGITTE

N’est-ce pas, monsieur, que c’est une jolie anecdote ?…

HUBERT

Oui… certainement… mais, n’est-ce pas, je viens d’entrer au Jockey… alors, cette femme, cet archevêque, non… non… nous couperons ça !

BRIGITTE

Bien, monsieur… Je le regrette un peu…

HUBERT

Pourquoi ?

BRIGITTE

Oh ! parce que… oh ! c’est une chose un peu puérile…

HUBERT

Dites…

BRIGITTE

J’ai trouvé le portrait de ce Thibaut de Latour-Latour, gravé par Drevet, et il me semble qu’il vous ressemble un peu.

HUBERT

A moi ?

BRIGITTE

Oui !… Regardez, monsieur.

Elle lui tend le portrait.
HUBERT

C’est vrai qu’il est très bien…

BRIGITTE, avec admiration.

Oh ! bien sûr, vous avez le front moins large… les yeux plus ronds… plus en boule… et la figure plus… plus étonnée… mais tout de même… il y a… quelque chose… Enfin, je trouve…

Un temps.
UN DOMESTIQUE

C’est une dépêche, monsieur le comte.

HUBERT

Tiens ?… Donnez… (Brigitte se met à remuer ses feuillets avec une grande agitation. Hubert lit.) Ah ! ça, c’est extraordinaire, par exemple ! (Il lit.) « Très touchée, mon fils, du télégramme si affectueux m’annonçant ta réception au Jockey-Club. Je remercie Dieu. » C’est incroyable, je n’ai pas du tout télégraphié à ma mère ! Je lui ai écrit seulement ce matin… qui diable a pu… Ah ! parbleu ! c’est la duchesse, c’est cette excellente duchesse.

BRIGITTE, vivement se levant.

Oh ! non !

Elle se replonge dans ses manuscrits.
HUBERT, surpris.

Pourquoi dites-vous : non ?

BRIGITTE, même jeu.

Parce que c’est moi, monsieur.

HUBERT

Vous !

BRIGITTE

Enfin, oui, je me suis permis…

HUBERT

Ça, c’est inouï, par exemple !…

BRIGITTE

J’ai pensé que vous n’auriez peut-être pas le temps de télégraphier vous-même hier soir… Alors…

HUBERT

C’est possible !… Mais je regrette d’avoir à vous dire que vous vous êtes mêlée là de choses qui ne vous regardaient pas. Vous avez étrangement dépassé vos attributions, mademoiselle !

BRIGITTE, très nerveuse, se levant.

Vous avez raison, monsieur.

Elle se met à retirer ses manchettes.
HUBERT

Qu’est-ce que vous faites ?

BRIGITTE

Monsieur j’ôte mes petites manches de satinette.

HUBERT

Pourquoi ôtez-vous vos petites manches de satinette ?

BRIGITTE

Parce que… Monsieur, après ce que vous venez de me dire, je ne resterai pas une minute de plus… (Avec des larmes dans la voix.) Vous m’avez outragée !

HUBERT

Mais non, mademoiselle, je ne vous ai pas outragée… J’ai peut-être été un peu vif… J’ai eu tort, là… (Gentiment.) Remettez vos petites manches de satinette, je vous en prie… Remettez vos petites manches de satinette !…

Elle hésite un instant, puis les remet.
BRIGITTE

Soit, monsieur, je vais remettre mes petites manches de satinette.

HUBERT

A la bonne heure. Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne me doutais pas que vous me fussiez aussi attachée…

BRIGITTE, vivement.

Mais, monsieur, ce n’est pas à vous !

HUBERT

A qui donc, alors ?

BRIGITTE

Je ne sais pas… à vos aïeux… Je les aime tant, vos aïeux…

HUBERT

Vraiment !

BRIGITTE

Oui, il y en a pas mal que j’ai retrouvés… Alors, ce sont vos ancêtres à vous, mais c’est un peu mes enfants à moi… Et j’en suis très fière ! Ils sont si chics !… Ah ! ce ne sont pas des hommes… (Un grand geste.) Oh ! non, bien sûr !… Mais ils ont une allure… une carrure… Et puis surtout, une chose qui me plaît… une chose épatante… comme vous dites.

HUBERT

Laquelle ?

BRIGITTE

Ils ont de la chance… c’est joli d’avoir de la chance !

HUBERT

Oui, c’est bien…

BRIGITTE

Tout leur a réussi… Ils ont eu de grands emplois, de grandes épées, de beaux châteaux, de beaux costumes. Leurs femmes ont été fidèles.

HUBERT

Pas toutes.

BRIGITTE

Presque. Et quand je pense que pendant des siècles, ils ont gagné des batailles, conquis des provinces, emporté des places fortes, pressuré des populations, tout ça pour aboutir à vous… à vous tout seul qui ne faites rien et qui êtes là dans un grand fauteuil, en train de fumer une toute petite cigarette… Eh bien, voyez-vous, monsieur… je trouve ça extraordinaire et assez émouvant.

HUBERT

Vous êtes vraiment très gentille… Je ne suis pas sûr que ce que vous venez de me dire soit tout à fait agréable, mais enfin…

BRIGITTE

Oh ! monsieur, comment pouvez-vous douter… Je ne souhaite que de vous servir, que de vous être utile… Evidemment, ce que je peux pour vous, moi, c’est bien peu de chose… Mais si j’étais une fée, ah ! vous n’auriez rien à désirer.

HUBERT

Mais, mademoiselle, qu’est-ce que je peux avoir à désirer ?

BRIGITTE

Mais tout, monsieur, tout. Toutes les ambitions vous sont permises, sociales, mondaines, littéraires. Votre ouvrage a partout le plus grand succès et même auprès des gens les plus ennuyeux. Votre éditeur m’a demandé de le traduire en anglais. Malheureusement, je ne sais pas l’anglais. Il y a des gens à l’Institut qui n’en ont pas fait tant que vous.

HUBERT

Oh !

BRIGITTE

Tenez : M. Pertuiset n’a publié que deux volumes. Tandis que vous, je suis en train de vous finir votre quatrième. Eh bien ! M. Pertuiset est de l’Académie Française !

HUBERT

Oh ! voyons, mademoiselle, vous m’achetez… Pas de folies.

BRIGITTE

Mais non, monsieur, je ne vous achète pas… Il se peut très bien qu’un jour… Oh ! ça, j’aimerais.

HUBERT

Vous êtes trop bienveillante, mademoiselle, mais ça ne me déplaît pas. On est vraiment bien tous les deux. La vie est quelquefois si compliquée…

BRIGITTE

Ah !…

HUBERT

Ici, on est calme… On est bien tous les deux… (Un temps.) Aussi, remarquez-le, quand nous travaillons ensemble, je m’arrange toujours pour être là…

BRIGITTE

C’est vrai !

HUBERT

Allons ! à l’ouvrage !… Pourvu qu’on ne nous dérange pas !

BRIGITTE

Oh ! oui, pourvu ! Je reprends, monsieur. En 1722, le chevalier Sifrain de Latour-Latour… (Le téléphone sonne. Brigitte se lève.) Vous permettez, monsieur ? (Elle prend l’appareil.) Oui, madame — Oui, madame — Non, madame — Non, madame — Bien, madame — Oui, madame — Non, madame — Bien, madame — Oui, madame — Oh ! madame, je vous défends de parler comme ça ! Eh bien, je le lui dirai ! Bon voyage, madame !

Elle raccroche avec colère.
HUBERT

Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? C’était pour le duc ?

BRIGITTE

Non, monsieur, c’était pour vous.

HUBERT, bondissant.

Comment pour moi ? C’est moi qu’on demandait ?

BRIGITTE

Oui, monsieur.

HUBERT

Qui ça ?

BRIGITTE

Mademoiselle Arlette Mareuil.

HUBERT, avec éclat.

Et vous ne m’avez pas prévenu ? Vous ne m’avez pas passé l’appareil ?

BRIGITTE

Vous venez de me dire que vous ne vouliez pas qu’on vous dérange.

HUBERT

Mais non, mais non ! C’est fantastique. Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

BRIGITTE

Elle a demandé si vous étiez là.

HUBERT

Et qu’est-ce que vous avez répondu ?

BRIGITTE

Je lui ai répondu : Oui, madame.

HUBERT

Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

BRIGITTE

Elle a demandé que vous veniez vous-même à l’appareil.

HUBERT

Et qu’est-ce que vous avez répondu ?

BRIGITTE

Je lui ai répondu : Non, madame.

HUBERT

Et qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

BRIGITTE

Qu’elle ne pouvait pas vous voir demain.

HUBERT

Et qu’est-ce que vous avez répondu ?

BRIGITTE

J’ai répondu : Bien madame.

HUBERT

Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

BRIGITTE

Elle a dit qu’il fallait que vous y alliez absolument aujourd’hui.

HUBERT

Qu’est-ce que vous avez répondu ?

BRIGITTE

J’ai répondu : Non, madame.

HUBERT

Oh ! Et qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

BRIGITTE

Elle a dit que si vous ne veniez pas elle ne vous reverrait de sa vie.

HUBERT, affolé.

Et qu’est-ce que vous avez répondu ?

BRIGITTE

J’ai répondu : Bien, madame.

HUBERT, furieux.

Qu’est-ce que vous avez fait là !… C’est effrayant ? Et qu’est-ce qu’elle a dit, à la fin, cette pauvre petite ?

BRIGITTE

La pauvre petite, elle a dit qu’elle se foutait de vous, que dans ces conditions, elle partait dans une heure, pour Biarritz avec l’Argentin et que, du reste, sa mère lui avait toujours dit que vous étiez un pignouf…

HUBERT, indigné.

Ah !… et j’étais là, à côté de vous, je pouvais tout arranger d’un mot ! Et vous, vous parliez pour moi, devant moi, sans que je le sache. Quel toupet ! Mais pourquoi avez-vous fait ça ? Enfin, pourquoi ?

BRIGITTE

Pour simplifier votre vie !

HUBERT

Est-ce que vous la connaissez ma vie ?

BRIGITTE

Très bien.

HUBERT

Hein ?… Mais c’est à se taper la tête contre les fauteuils ! Je croyais avoir affaire à une personne modeste, effacée. Et elle a fourré son nez partout. Elle télégraphie pour moi. Elle téléphone pour moi… mes secrets se baladent… Je suis mis à nu… et par qui ? Par une jeune fille de Caen !

BRIGITTE, se levant, outrée.

Jeune fille de Caen ! Oh !

HUBERT

Quoi ? Vous n’êtes pas de Caen ?

BRIGITTE

Si, mais vous l’avez pris dans un sens péjoratif !

HUBERT

Ah ! pas de gros mots !

BRIGITTE, qui a arraché ses manchettes.

Je vous les rends, mes petites manches de satinette !

Elle les arrache et les lui jette.
HUBERT

Tant mieux ! J’en ai plein le dos de vous et de vos petites manches de satinette !

Il les jette par terre.
BRIGITTE, bondissant.

Oh ! Et moi, j’en ai par-dessus les yeux de vous et de vos aïeux !…

HUBERT

Mes aïeux ?

BRIGITTE, vidant sa serviette et lui lançant les dossiers.

Ah ! une jolie société !… Un tas de pillards, de brigands, de généraux félons, de diplomates gaffeurs, de chanoinesses dévergondées, sans compter votre archevêque qui a eu quatre enfants, qui n’étaient même pas de lui ! Dire que je me suis donné tant de mal pour retaper cette galerie de fripouilles !… Ah ! oui, je vous les donne !

HUBERT, chargé de papiers.

Ah ! si je n’avais pas toute ma famille sur les bras, je la tuerais !

BRIGITTE

Quant à votre arbre généalogique, voilà ce que j’en fais !…

Elle se précipite vers le dessin et veut le déchirer.
HUBERT, s’élançant sur elle.

Oh !… Voulez-vous laisser ça ! Voulez-vous laisser ça ! Rendez-moi mon arbre !…

BRIGITTE

Non ! non !

HUBERT

Rendez-moi mon arbre !

Ils se battent. Elle pousse un grand cri.
BRIGITTE

Oh !… Vous m’avez cassé le bras gauche !

HUBERT

Oh !

Il la lâche. Elle brandit la feuille de la main gauche et la déchire.
HUBERT

Elle a déchiré mon arbre ! Elle a déchiré mon arbre !

Il ramasse les lambeaux. Elle va reprendre sa serviette et la retourne.
BRIGITTE

Et maintenant, je n’ai plus rien à vous… (Une photographie tombe de la serviette.) Ah !… si !… j’oubliais la photographie de votre bonne amie, Mlle Ariette Mareuil… Elle m’a coûté vingt sous… Je ne vous les réclame pas… assassin !

Elle s’élance dehors. La duchesse est entrée à temps pour entendre le nom de mademoiselle Arlette Mareuil… Elle reste au fond.
HUBERT, sans la voir, au public.

Non, non !… Croyez-vous !… (Il se retourne pour reposer les dossiers.) Croyez-vous !… (Il voit la duchesse.) Croyez-vous !…


SCÈNE VII
LA DUCHESSE, HUBERT
HUBERT, continuant.

Oh ! cette petite ! Elle peut finir mon livre toute seule, si elle veut, quant à moi, je n’y remettrai plus les pieds !

LA DUCHESSE

Vous préférez mettre les pieds dans mademoiselle Arlette Mareuil ?…

HUBERT

C’est faux !

LA DUCHESSE

Hubert, vous êtes chipé.

HUBERT

Oh !

LA DUCHESSE

Vous m’avez trahite ! moi une femme si élevée, moi qui l’autre jour vous écrivais encore… « Vous êtes mon idéal coco ! » O Hubert, je dis : « Vous êtes vraiment de la camelote ! »

HUBERT

Ecoutez-moi ! C’est une calomnie abominable.

LA DUCHESSE

Vous osez démentir ?

HUBERT

Je suis un gentilhomme. Ce que vous savez, je l’avoue, mais le reste, je le nie absolument !

LA DUCHESSE

Alors, allez, débitez. Quelles preuves donnez-vous pour votre chasteté ?…

HUBERT

Mais toutes… toutes… C’est un flirt, sans conséquences… Ma parole, si vous n’étiez pas au courant, je n’aurais même pas eu l’idée de vous en parler le premier.

LA DUCHESSE

Voulez-vous me laisser gober que vous n’avez pas fait volupté avec cette dame ?

HUBERT

Mais certainement !… Si vous saviez comment ça s’est fait ? Un jour, j’avais besoin de voir le directeur de la Bibliothèque Nationale. On me dit : « Il est aux Folies-Bergère. » J’y vais : Je tombe sur cette petite… car elle est toute petite, vous savez… mais là, toute petite ! rien du tout ! Être jalouse d’une femme si petite que ça !… c’est fantastique !

LA DUCHESSE

Alors pourquoi cette intimité ?

HUBERT

Eh bien, parce que j’ai été ému, ma foi oui, ému un instant… Elle chantait un couplet sur le désarmement… un couplet très bien fait. Écoutez plutôt :

« Qu’on me prenne mon fusil qui tire… »

LA DUCHESSE

Oh ! cessez cette poésie insultante !

HUBERT

C’est dommage !… parce qu’il y a une idée… bref, j’ai tenu à la féliciter… J’étais très ému… une grande émotion artistique. Et c’est cela que vous me reprochez ? Ah ! Madame la duchesse, vous me faites beaucoup de peine !

LA DUCHESSE

Hubert, ne dites pas cette chose !…

HUBERT, avec gravité.

Beaucoup de peine.

LA DUCHESSE, désolée.

Hubert !…

HUBERT, avec dignité.

Si…

LA DUCHESSE

Hélas ! si seulement vous pouviez me faire croire que vous êtes un peu innocent… et que vous ne reverrez jamais cette dame patriotique.

HUBERT

Mais, la revoir ! Vous ne savez pas ce qui s’est passé tout à l’heure ?

LA DUCHESSE

Quoi ?

HUBERT

Mademoiselle Arlette Mareuil a téléphoné.

LA DUCHESSE

Quelle indécence !

HUBERT

C’est ce que j’ai trouvé ! Aussi, savez-vous ce que j’ai fait, moi ?

LA DUCHESSE

Non ?

HUBERT

Je ne suis pas allé à l’appareil. J’ai repoussé le récepteur. Oui, malgré ses cris, malgré sa pâleur… Et désespérée, elle quitte Paris ce soir même avec un Argentin de mes amis que j’ai chargé de veiller sur elle.

LA DUCHESSE

Cela est donc véridique ?

HUBERT

Et ce n’est pas tout. Sachez encore…

LA DUCHESSE

Non, ne dites pas plus… Ne dites pas trop. Je veux vous croire. Vous êtes de votre pays. Vous autres, on ne peut jamais vous aimer sur les deux oreilles. D’ailleurs, j’ai remarqué cette chose : Quand une Américaine et un Français sont en rapports d’amour, toujours c’est l’Américaine qui est l’homme et le Français qui est la femme. Il faut être indulgent pour les femmes… Alors, je vous pardonne…

HUBERT

Et vous n’êtes plus fâchée ?

LA DUCHESSE

Mettez-vous d’abord à genoux comme dans les romans anglais. C’est poétique. Prenez ma main et jurez que vous ne serez plus jamais un homme aussi friable.

HUBERT, lui baisant la main et restant à genoux.

Je le jure.

LA DUCHESSE, pâmée.

Ah ! ce sont là des minutes vraiment consécutives ?



Scène VIII

Les mêmes, LE DUC, BRIGITTE
Le duc entre suivi de Brigitte qui porte un paquet d’épreuves. Il allume l’électricité et aperçoit Hubert aux pieds de la duchesse.
LE DUC

Oh !

LA DUCHESSE et HUBERT

Oh !

BRIGITTE

Oh !

HUBERT, se relevant précipitamment.

Monsieur le duc… comment allez-vous ?

LE DUC, avec violence.

Je ne me porte pas bien, monsieur. Quant à vous, madame, vous allez me dire, je pense, ce que signifie cette posture indécente ?

LA DUCHESSE, en anglais.

Oh ! I cant answer. (D’une voix aiguë.) I am awfully frightened. You have such a voice and such a face ! What a dreadful thing : this man seems to be quite out of temper. Oh dear me, dear me, dear me…

HUBERT

J’espère, monsieur le duc, que cette explication vous suffit.

LE DUC, exaspéré.

Non, monsieur, car je ne sais pas l’anglais.

HUBERT, avec dignité.

Moi non plus !

LE DUC, menaçant.

Alors monsieur…

BRIGITTE, s’élançant entre eux.

Je vais traduire, monsieur le duc, je vais traduire !

LE DUC

Allez ! Allez !…

BRIGITTE

Eh bien voilà !… voilà !… Quand vous êtes entré, M. le comte de Latour était aux pieds de madame la duchesse, car vous avez bien vu n’est-ce pas qu’il était aux pieds de madame la duchesse ?

LE DUC

Mais oui ! Après ? après ?

BRIGITTE

Eh bien voilà ! Et il la suppliait, car vous avez bien vu qu’il la suppliait ?

LE DUC

Mais oui ! De quoi ?

BRIGITTE

Il la suppliait d’obtenir de vous…

LE DUC

Quoi ?

BRIGITTE, hésitant encore.

Que vous posiez sa candidature…

LE DUC

Où ça ?

BRIGITTE, avec éclat.

A l’Académie Française.

LE DUC

A l’Académie Française ?

LA DUCHESSE, mourante.

A l’Académie Française !

LE DUC

Il serait vrai, monsieur ?

HUBERT, que la duchesse supplie du geste.

Il est vrai.

LE DUC, s’inclinant.

Mais alors pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite ?…

LA DUCHESSE

Parce que vous êtes entré d’une façon si exubérante que je suis restée figée. Oh !

LE DUC, à la duchesse.

Excusez-moi, ma chère, mais convenez qu’en apercevant un homme à vos pieds…

HUBERT, avec noblesse.

Je comprends votre surprise, monsieur le duc, et je la partage. Mais je suis d’une race où depuis huit cents ans, on n’a jamais rien demandé à une femme sans plier le genou devant elle.

LE DUC

Voilà qui est bien parlé, monsieur ! Depuis dix siècles aussi, tous ceux de mon sang ont eu le genou facile : l’habitude de la prière… Votre main ?

HUBERT

La voici !

BRIGITTE, à part.

Ils sont ridicules !

LA DUCHESSE, les regardant.

Quelle beauté !

BRIGITTE

Je vous demande la permission de me retirer, madame la duchesse. Il faut que je m’habille tout de suite pour pouvoir m’occuper des tables !…

LA DUCHESSE

Oui, allez Brigitte… chère petite Brigitte.

BRIGITTE

Monsieur le comte n’a plus besoin de moi ?

HUBERT

Non, merci ! merci !

BRIGITTE, sortant.

Ce sont des enfants !

LE DUC, se frottant les mains et souriant.

Ah ! ah ! Et maintenant nous allons causer un peu de votre projet académique.

HUBERT, vivement.

Oh ! je vous en prie, monsieur le duc !… Oui, j’avais fait ce rêve dans un moment d'exaltation, mais je comprends maintenant combien il est exagéré… audacieux… j’y renonce, je suis enchanté d’y renoncer et je vous promets qu’il n’en sera plus jamais, jamais question… jamais !

LE DUC

Halte-là ! Vous ne pouvez imaginer combien cette candidature imprévue surgit à propos…

LA DUCHESSE

Que dit-il ?

LE DUC

Nous constations tout à l’heure ici même, ma chère, que nous n’avions pas pour succéder à Jarlet-Brézin l’homme qu’il nous fallait.

LA DUCHESSE

Eh bien ?

LE DUC

Je m’en inquiétais, je m’en affligeais, je ne me doutais pas que la candidature rêvée se préparait dans l’ombre et qu’une fois de plus la Providence allait me marquer sa bonne grâce !

LA DUCHESSE

Oh ! oui, sa grâce si bonne.

LE DUC

Tout vous désigne, parbleu ! Votre attachement aux bonnes idées, votre obscurité, l’insignifiance de votre bagage, le caractère un peu terne de votre personnalité…

HUBERT

Mais…

LA DUCHESSE, au duc.

Oh ! je suis contente. Vous lui parlez déjà comme si vous le receviez sous la coupole.

LE DUC

Bref, vous êtes notre homme !

HUBERT, protestant.

Cependant…

LE DUC, l’interrompant.

Laissez-moi faire. Je vais me concerter avec Bénin et le général. A tout à l’heure. (Il sort en répétant) Intéressant, tout à fait intéressant…



Scène X

HUBERT, LA DUCHESSE
LA DUCHESSE

Oh, cher Hubert de Latour-Latour ! nous sommes sauvés !

HUBERT

Vous, oui. Mais moi, je suis dans les choux…

LA DUCHESSE

Quels choux ?

HUBERT

Enfin, je veux dire que me voilà lancé dans une aventure inouïe, stupide…

LA DUCHESSE

Comment ?…

HUBERT

Moi à l’Académie !… Cette candidature qui tombe du ciel, à laquelle personne ne pouvait s’attendre, moi surtout : c’est une histoire à me faire fiche de moi par tout Paris. Et au Jockey je n’oserai pas y reparaître ! Ils vont me prendre pour un homme de lettres… C’est extrêmement désagréable. Ah ! je suis joli… je suis joli…

LA DUCHESSE

Ne soyez pas énervé.

HUBERT

Je serai blackboulé comme à mon baccalauréat.

LA DUCHESSE

Que dites-vous ? Ce n’est pas pareil. Pour le baccalauréat on demande de savoir certaines choses…

HUBERT

Voyons, je n’ai pas l’ombre d’une chance.

LA DUCHESSE

Vous avez. Je connais cette commerce. Je sais si bien comment se dévideront les choses…

HUBERT

Vous savez ?…

LA DUCHESSE

Sitôt votre nom jeté, les gens s’habitueront très vite, et vous encore plus vite… Alors, vous mettrez vos gants, et vous commencerez les courses… les visites. Partout, vous serez accueilli très bien.

HUBERT, s’adoucissant.

Vous croyez ?…

LA DUCHESSE

Oui, parce que vous avez une bon figure. Cela est très rare, un candidat qui a une bon figure… Vous, vous sourirez dès le concierge… dès le valet qui ouvrira la porte… Vous aurez tout de suite les domestiques dans votre parti, cela est important.

HUBERT

Et après… après…

LA DUCHESSE, souriant.

Hubert, je sens : vous êtes mordu !

HUBERT

Je ne suis pas mordu, mais enfin… continuez, continuez…

LA DUCHESSE

Après, on vous fera entrer dans le cabinet de l’Académicien…

HUBERT

Et qu’est-ce que je lui dirai à l’Académicien ?…

LA DUCHESSE

Rien du tout… Je vous connais, Hubert ! Vous ne lui direz aucune chose… aucun mot… Alors, il parlera constamment de lui, et quand vous quitterez, il pensera : « Quel charmant causeur ! »

HUBERT, modestement.

Oh ! Il est trop gentil !

LA DUCHESSE

Ainsi, à force de visites, de bons figures et de silence vos chances feront des petits. Le soir, nous marquerons des pointages et alors vous commencerez de penser à votre bel habit vert.

HUBERT, très ému.

L’habit !

LA DUCHESSE

Au chapeau avec ses petites plumages frisés.

HUBERT

Le chapeau !

LA DUCHESSE

Et à la poignée de l’épée !

HUBERT

L’épée !

LA DUCHESSE

Enfin, un jeudi, vers une heure, vous serez dans un coin d’un petit café sur la rive gauche, blotti dans l’anxiété, attendant les résultats… A la table, à côté, je suis sûre, il y aura des petits bourgeois du quartier qui joueront les dominos et vous les regarderez, stupéfait… que des gens puissent jouer les dominos dans un tel jour… Des amis feront navette pour vous… Ils porteront les nouvelles. Premier tour : huit voix. Deuxième tour : dix voix.

HUBERT, qui prend part.

Oui…

LA DUCHESSE

Troisième tour : neuf voix.

HUBERT

Pourquoi ?

LA DUCHESSE

Parce que toujours il y a un ami qui vous lâche.

HUBERT, indigné.

Je saurai qui c’est !…

LA DUCHESSE

Quatrième tour, treize voix. Cinquième tour, dix-sept. Élu !…

HUBERT

Eh !…

LA DUCHESSE

Tout bêtement… Et, en cette moment-là, vous aurez beau faire le superbe, vous ne sourirez plus et vous penserez tout d’un coup à des choses très simples, très touchantes, un peu rococo, à votre enfance, à votre vieux maison… à votre vieux maman… et vous serez très émute… Moi, je suis déjà !

UN DOMESTIQUE, entrant.

M. le duc fait dire à Mme la duchesse que M. Champlain est là !

LA DUCHESSE, remontant.

Oh ! M. Champlain ! Je vais vite…

HUBERT

Qui est-ce donc ?

LA DUCHESSE

C’est le secrétaire continuel de l’Académie française.

HUBERT

Oh ! alors, allez !… allez !…

LA DUCHESSE

Oh ! Hubert, mon idéal coco !…

Elle sort.



Scène XI

HUBERT, puis BRIGITTE
HUBERT, seul.

C’est trop beau ! C’est trop beau ! Je sens en moi une espèce d’ovation, d’apothéose ! Et dire que c’est à cause de cette petite, c’est admirable !

Brigitte entre par la porte du second plan à gauche, elle est suivie de trois domestiques qui portent des tables de bridge.
BRIGITTE, sans écouter.

Mettez cette table, là… l’autre ici, plus loin…

HUBERT

Mademoiselle…

BRIGITTE, elle se retourne vers lui, très dégagée.

Je vous demande pardon… Je suis occupée.

HUBERT, remarquant sa robe, qui est simple mais
très élégante et un peu décolletée.

Oh !…

BRIGITTE

Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?

Deux domestiques sont sortis.
HUBERT

Je ne vous avais jamais vue comme ça ?

BRIGITTE

C’est tout ?

HUBERT

Non, ce n’est pas tout. Oh ! Mademoiselle… Mademoiselle, il faut que je vous dise. Vous venez de me rendre là, tout à l’heure, un service inouï.

BRIGITTE

Oh ! cher monsieur, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il suffisait de regarder votre tête.

HUBERT

Ma tête !

BRIGITTE

Elle était navrante ! Je me disais, c’est pas possible, il va trouver quelque chose. Ce ne sera pas de premier ordre, mais ce sera tout de même quelque chose. Mais non, rien ! Vous étiez là, les pieds en dedans. Vous aviez l’air d’un orphelin sous la pluie. On ne pouvait pas vous laisser comme ça… Je me suis rappelé votre aïeul… aux pieds de Mme de Montespan. Et voilà, monsieur !

Elle s’évente.
HUBERT

Oui, mais ce n’est pas tout… Car enfin… si je suis élu à… je ne veux pas dire le mot. (Il va toucher du bois.) C’est à vous que je le devrai ! Je vous ai une reconnaissance infinie.

BRIGITTE, sèchement.

Vous ne me devez aucune reconnaissance.

HUBERT

Comment après une telle preuve d’amitié ?

BRIGITTE

Je n’ai pour vous aucune amitié.

HUBERT

Allons donc !

BRIGITTE

Aucune !

HUBERT

Alors pourquoi auriez-vous fait tout ça ? Je ne comprends pas !

BRIGITTE

N’essayez pas… il y a une petite chose que vous ne comprendrez jamais.

HUBERT

Laquelle ?

BRIGITTE

L’ensemble, la vie.

HUBERT

Tout ça c’est des mots. Mais vous voyez bien : vous ne pouvez pas répondre !

BRIGITTE

Ça serait facile !

HUBERT

Je vous en défie !

BRIGITTE, outrée.

Vous m’en défiez ?…

HUBERT

Oui…

BRIGITTE

Vous voulez le savoir ?

HUBERT

Oui, je veux le savoir.

BRIGITTE

Vous n’avez pas peur ?

HUBERT

Non, je n’ai pas peur.

BRIGITTE

Et bien, tout ce que j’en ai fait, je l’ai fait par amour !

HUBERT

Quoi ! qu’est-ce que ça veut dire ? par amour pour qui… par amour pour quoi…

BRIGITTE, avec fureur.

Par amour pour vous !

HUBERT, médusé.

Pour moi !

BRIGITTE

Oh ! tenez, vous êtes l’homme le plus bête que j’aie jamais vu !

Un temps.
HUBERT, à mi-voix.

Par amour pour moi ?

BRIGITTE, changeant de ton.

Adieu, monsieur.

HUBERT

Quoi ?

BRIGITTE, avec gentillesse.

Je vous ai dit tout à l’heure un mot qu’il ne fallait pas dire… ou bien c’était le dernier.

HUBERT

Mais pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?

BRIGITTE

Je ne sais pas… si je sais… c’est parce que je n’avais jamais eu la robe qu’il fallait pour ça.

HUBERT

Mais ça ne faisait rien…

BRIGITTE

Oh ! que si… alors, je vais partir.

HUBERT

Quand ?

BRIGITTE

Tout à l’heure.

HUBERT

Pour longtemps ?

BRIGITTE

Pour tout à fait…

HUBERT

Où allez-vous ?

BRIGITTE

Très loin, dans de la province.

HUBERT, très ému.

Alors je ne vous reverrai plus ?

BRIGITTE

Non… mais moi je vous reverrai une fois…

HUBERT

Une fois ?

BRIGITTE

Une seule… le jour… où vous…

HUBERT

Quel jour ?…

BRIGITTE

Non… ça c’est mon affaire. Seulement, avant de partir, je voudrais vous demander quelque chose.

HUBERT

Quoi donc ?

BRIGITTE

C’est une idée que j’ai eue tout de suite en vous voyant pour la première fois à Trouville. Oh bien sûr, ce n’est pas une idée extraordinaire, ça ne casse rien…

HUBERT

Dites… dites ?

BRIGITTE, d’une voix qui tremble un peu.

Eh bien, je voudrais vous demander la permission de vous embrasser…

HUBERT

M’embrasser ?

BRIGITTE

Oui, si ça ne vous dérange pas ?

HUBERT

Pas du tout… C’est une très bonne idée.

Un temps très long.
BRIGITTE

Est-ce que vous venez ou aimez-vous mieux que je vienne ?

HUBERT

Je crois que c’est plus convenable que ce soit moi…

Il s’approche d’elle.
BRIGITTE

Je peux !

HUBERT

Oui !…

Elle se dresse sur la pointe des pieds et va l’embrasser sur les joues, mais il tourne la tête vers elle et brusquement leurs lèvres se rencontrent.
BRIGITTE, s’enfuyant brusquement.

Adieu !

HUBERT, voulant la rattraper.

Brigitte !… Brigitte !…



Scène XII

La porte du fond s’ouvre ; arrivent LA DUCHESSE,
LE DUC, LE GÉNÉRAL, BÉNIN, M. CHAMPLAIN
LA DUCHESSE, entrant, suivie du duc, de Champlain et du Général.

Hubert ! Stoppez !

HUBERT

Mais…

LE DUC, s’avançant, gravement.

Mon cher ami, au nom de mes collègues et de notre parti, au nom de M. Champlain, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, ce m’est une profonde satisfaction de vous annoncer que vous êtes notre candidat ! Dans un mois, peut-être, vous serez Immortel.

HUBERT

Immortel… pour toute ma vie !

LA DUCHESSE, défaillant.

Ah !… Ah !…

LE DUC

Qu’avez-vous ?…

Mouvement général.
LA DUCHESSE

Ce n’est rien… l’émotion, la joie… Je suis dans un état complet de prostitution.

Emotion générale.
LE DUC, avec dignité.

La duchesse est étrangère…


Rideau