L’Habitation Saint-Ybars/III

La bibliothèque libre.
Imprimerie Franco-Américaine (p. 24-29).

Chapitre III

L’Habitation. ― Vieumaite.


L’Océola était en retard de plusieurs heures ; l’épais brouillard qui avait couvert les eaux et les rives du Mississippi, la nuit précédente, l’avait forcé à ralentir sa marche, plusieurs fois même à s’arrêter. Il était deux heures de l’après-midi, quand Saint-Ybars, averti par le sifflet, se disposa à débarquer. Son habitation était située sur la rive gauche ; on la reconnaissait de loin à son wharf, sur lequel s’élevait un élégant pavillon destiné à servir d’abri contre la pluie ou les ardeurs du soleil.

Une voiture attelée de deux chevaux magnifiquement harnachés, attendait Saint-Ybars sur la voie publique, au bas de la Levée. Il y a monta avec sa fille et Pélasge ; Titia s’assit à côté du cocher. Un domestique reçut l’ordre de conduire Fergus auprès du maître de forge. Une vieille négresse, qui ramassait du bois de dérive, fut chargée de faire prendre à Lagniape un sentier qui abrégeait la route. Une belle porte cochère donnant sur le chemin public, s’ouvrit ; la voiture entra, et roula sur une chaussée que bordait, à droite et à gauche, une allée de chênes. Au bout de l’avenue, à un demi-mille de distance, on voyait la maison du riche planteur au milieu d’un grand jardin.

La demeure de Saint-Ybars était dans le style des maisons de campagne louisianaises ; elle en différait seulement par ses proportions plus grandes, et par la disposition particulière du toit. Elle formait un vaste carré dont chaque côté, au rez-de-chaussée et au premier étage, présentait une galerie avec huit colonnes sur chaque face ; les colonnes d’en bas étaient d’ordre dorique, celles d’en haut d’ordre corinthien. Le vieux Saint-Ybars qui l’avait fait bâtir, ne lui avait pas donné le toit aigu généralement adopté. S’inspirant de l’architecture si bien raisonnée de la vieille Espagne, il l’avait couverte d’une terrasse encadrée d’une balustrade ornée de pots à fleurs. Deux escaliers conduisaient à cette terrasse, où souvent la famille se réunissait, après le coucher du soleil, pour contempler la campagne et respirer l’air frais du soir. La façade, l’aile droite et l’aile gauche donnaient sur le jardin, où l’on voyait réunis les arbres indigènes les plus beaux et quantité de végétaux exotiques. Derrière la maison, une grande cour plantée de magnolias, conduisait aux cuisines et aux chambres à repasser. Le centre de cette cour était occupé par un puits d’un diamètre de six pieds. Plus loin, était le corps de logis des domestiques affectés exclusivement au service de la maison. Derrière ces logements, un bois d’orangers entretenait une ombre délicieuse ; puis, au-delà s’étendait un immense enclos dans lequel étaient l’hôpital et ses dépendances, les écuries du maître, des échoppes de selliers, de cordonniers, de menuisiers, une salle de bal pour les esclaves, et enfin un jardin potager.

Pélasge, remarquant une centaine de maisonnettes blanches et une maison à deux étages, qui luisaient au soleil, sur la lisière d’un champ de cannes à sucre, et, plus loin encore, un amas de grosses constructions, crut que c’étaient deux villages. Il en parla dans ce sens à Saint-Ybars, qui lui répondit en souriant que c’étaient d’une part les cabanes de ses nègres avec la maison de l’économe, et d’autre part la sucrerie ; il lui expliqua que chaque cabane contenait deux logements, et que la sucrerie formait un département où se trouvaient réunis, autour de l’usine à vapeur fabriquant le sucre, une scierie, une tonnellerie, des forges, des écuries, une échoppe de charpentier, des hangars et des greniers pour le foin et les grains.

La plantation de Saint-Ybars embrassait, dans son ensemble, un terrain d’un mille et demi de face sur trois de profondeur. Il avait quatre cents esclaves, hommes et femmes, pour les travaux des champs, dix-huit ouvriers spéciaux, dix jardiniers, vingt domestiques pour le service de la maison, deux cents mulets, trente chevaux dont douze de luxe, une vacherie, des troupeaux de moutons et de chèvres, plusieurs basses-cours, un vivier, quatre colombiers, vingt-cinq chiens de chasse, un énorme dogue qu’on lâchait seulement la nuit, pour garder la maison.

Une discipline sagement raisonnée s’appliquait à tout le personnel de ce domaine, maîtres et esclaves. Saint-Ybars était sévère, mais juste. Malheureusement, il était sujet à des accès de colère, qui quelquefois étaient d’une telle violence qu’ils faisaient douter de sa raison et de la bonté naturelle de son cœur. Mais il était celui qui souffrait le plus de ses emportements ; car, à ses explosions de fureur succédait une tristesse amère qui durait une semaine. Il aimait tendrement son père, et le vénérait ; mais, à son tour, il exigeait que ses enfants, dont il se savait aimé, eussent pour lui-même le plus grand respect. Aussi, quand on le vit arriver avec Chant-d’Oisel, tous les membres présents de la famille allèrent-ils au-devant de lui, pour le saluer et l’embrasser.

La voiture s’arrêta sous un groupe de palmiers dont les tiges élancées montaient jusqu’au niveau de la balustrade du toit.

À la manière dont chacun caressa Chant-d’Oisel, Pélasge comprit qu’elle était la gâtée de la maison. Elle s’empressa de demander des nouvelles de Démon ; on lui apprit qu’il était sorti avec son trébuchet, pour attraper des papes.

Quelques minutes après le retour de Saint-Ybars, la première cloche pour le dîner sonna. Chacun se retira, pour refraîchir sa toilette. Un des frères de Démon conduisit Pélasge à la chambre qu’on lui destinait ; elle était située à l’extrémité de la galerie, à gauche, faisant face au fleuve.

Il la trouva entièrement de son goût. Après en avoir contemplé les détails avec plaisir, il s’avança sur la galerie, et parcourut du regard tout le tableau qui s’étendait entre la maison et le fleuve. Il vit deux hommes à cheval entrer dans l’avenue qu’il venait de suivre, quelques instants auparavant, avec Saint-Ybars et Chant-d’Oisel. À mesure que les cavaliers s’approchèrent, il distingua un vieillard suivi d’un jeune nègre. Quand ils furent arrivés, le jeune nègre sauta à terre avec la souplesse d’une panthère, et alla tenir le cheval de son maître ; le vieillard descendit plus prestement que n’eussent fait beaucoup d’hommes moins âgés que lui. Saint-Ybars accourut, embrassa le vieillard, et ces paroles arrivèrent aux oreilles de Pélasge :

« Mon père, comment vous portez-vous ?

« Très bien, mon fils ; toi aussi, à ce que je vois. Et Chant-d’Oisel !

« Parfaitement. J’ai encore fait une folie pour elle.

« Ah ! qu’est-ce donc ?

« J’ai acheté une jeune femme dont elle avait envie.

« Tu as bien fait, mon fils ; il faut, autant qu’on peut, rendre les enfants heureux ; on ne sait pas ce que l’avenir leur réserve ; une satisfaction accordée à une fillette par son père, même au prix d’un excès de complaisance, c’est autant de gagné pour elle dans cette partie d’échecs que tous, jeunes ou vieux, nous jouons avec le sort.

« Je crois, continua Saint-Ybars, que j’ai eu la main heureuse pour Démon ; j’ai trouvé un jeune professeur qui paraît très bien.

« Tant mieux, mon fils, mille fois tant mieux ; Démon est terriblement en retard ! espérons que le nouveau précepteur saura lui faire rattraper le temps perdu. Ton Monsieur Héhé, n’en déplaise à cousine Pulchérie, est, avec toute son érudition, un maladroit qui n’a jamais su… »

Pélasge n’entendit pas la fin de la phrase ; le vieux Saint-Ybars et son fils avançaient tout en parlant ; leurs paroles se perdirent sous la galerie. Quand leurs pas retentirent sur l’escalier, qui conduisait du rez-de-chaussée à la galerie d’en haut, il alla au-devant d’eux et salua le vieillard. Cette marque empressée de déférence fut une heureuse inspiration ; elle plut beaucoup à Saint-Ybars, et non moins à son père.

Sur l’habitation on appelait le père de Saint-Ybars vieux maître, ou comme disaient les nègres en un seul mot Vieumaite ; nous le nommerons de la même manière.

Vieumaite était, comme son fils, haut de taille, mais un peu courbé ; ce n’était pas le poids de l’âge qui l’inclinait ainsi en avant, mais bien l’habitude de se tenir penché sur ses livres et ses paperasses. Au besoin, il se redressait ; alors, son front était de niveau avec celui de son fils.

Au premier abord, Pélasge ne se rendit pas compte de l’impression extraordinaire que Vieumaite produisit sur lui ; elle tenait à ce que les deux côtés de la figure du vieillard ne se ressemblaient pas. Les peintres et les statuaires, que leur art oblige à étudier alternativement tous les traits du visage, savent très bien que ses deux moitiés ne sont jamais identiques ; mais jamais ni peintre ni statuaire ne vit cette dissemblance poussée aussi loin que chez le père de Saint-Ybars. Elle commençait à la tête : à droite, ses cheveux se dressaient comme une crinière de lion furieux ; à gauche, ils tombaient d’un air éploré sur la tempe et le front. L’œil droit, d’un beau bleu de ciel, était largement ouvert ; il en sortait une lumière vive mais douce. L’œil gauche se voyait à peine entre des paupières demi-closes ; il s’en échappait un rayon mince, froid, pénétrant. À droite, les lèvres étaient prononcées et bien veillantes ; à gauche, elles étaient fortement tirées en bas, exprimant la défiance ; cette expression de défiance était d’autant plus accusée, que le vieillard avait la singulière habitude de tenir entre ses dents, de ce côté, une petite branche de cyprès dont le poids augmentait l’abaissement de sa bouche. Fait curieux, Vieumaite ne regardait jamais que d’un côté ; du côté droit, si on lui plaisait et s’il avait confiance ; du côté gauche, quand il se tenait sur ses gardes, ou quand il n’aimait pas la personne placée devant lui.

Les nègres, on le sait, ne laissent jamais passer inaperçues les particularités physiques ou morales de leurs maîtres ; ils les désignent toujours par quelque mot bien approprié. Sur l’habitation Saint-Ybars, les esclaves appelaient la moitié droite du visage de Vieumaite le côté de soleil ; la moitié gauche le côté de l’ombre. Quand ils le voyaient venir, ils disaient, selon les circonstances, avec la précision du langage créole : « Coté soleil ou coté lombe apé vini. »

Saint-Ybars laissa Pélasge avec son père. Le vieillard engagea la conversation, en opposant à son interlocuteur le côté de l’ombre. Pélasge ne tarda pas à comprendre que le grand-père de Démon, en lui fournissant avec courtoisie l’occasion de prendre la parole, le sondait ; acceptant l’épreuve sans crainte comme sans ostentation, il parcourut rapidement la gamme des connaissances humaines ; il passa de l’histoire à la philosophie, et de celle-ci aux sciences ; puis, remontant dans le passé, il prit la poésie à sa source dans Homère, et la suivit à travers les âges dans Virgile, Dante, Milton, Byron, Lamartine et Hugo. Il dessina, en quelques traits, les antiques poèmes de l’Inde et de la Judée. À mesure qu’il parlait, la tête de l’octogénaire pivotait insensiblement sur son cou ; peu à peu le côté de l’ombre s’effaça, le côté du soleil parut. Étonné de la science et de l’érudition du jeune professeur, Vieumaite éprouvait une joie mêlée d’admiration en l’entendant parler, dans un langage simple mais chaud d’enthousiasme, des choses que lui-même il aimait avec passion.

Quand la seconde cloche du dîner retentit, Pélasge avait entièrement fait la conquête du vieux Saint-Ybars.