L’Habitation Saint-Ybars/L

La bibliothèque libre.
Imprimerie Franco-Américaine (p. 223-225).

CHAPITRE L

Le Vieux Sachem



Dziliwieff écrivait plus souvent à Pélasge, depuis la mort de Démon ; en provoquant de fréquentes réponses, il étudiait, comme il disait en lui-même, son mourant d’Amérique ; il épiait, avec un redoublement d’attention, la fin de l’agonie.

Pélasge s’ensevelissait de plus en plus dans les profondeurs silencieuses de l’étude. Chaque jour le gouffre qui le séparait des intérêts ordinaires de la vie, s’élargissait. Il ne tenait plus à la terre que par un lien ; ce lien, c’était le vieux sachem. C’était son compagnon, son confident ; il l’aimait depuis dix-huit ans. Sa vie de cœur était là, dans l’ombre de ces rameaux d’où le silence et la tranquillité descendaient pour l’entourer, et pour protéger les rêveries dans lesquelles il voyait accourir à lui Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, Mamrie, Vieumaite, lui souriant et lui parlant.

On n’avait jamais vu Pélasge pleurer. Qui sait ? peut-être pleura-t-il plus d’une fois au pied du vieux sachem ; c’est un secret qu’ils ont toujours gardé l’un et l’autre.

Il y avait quatorze mois que Pélasge vivait de cette vie intérieure et taciturne ; il ne sortait de sa solitude et de son silence qu’à de rares intervalles, lorsque Livia venait régler ses comptes avec lui. Il ne croyait plus au bonheur ; il aspirait seulement à la tranquillité. Mais de quelque manière que l’on vive, même dans un désert, la vie garde son droit de ménager des surprises, bonnes ou mauvaises, à qui croit s’être mis à l’abri de ses vicissitudes. Une nuit, Pélasge fut réveillé par un violent orage. La pluie tombait à torrents, le tonnerre grondait sans intermission. Enfin, aux approches du jour, les roulements de la foudre se ralentirent. Il y eut même un silence de quelques minutes. Pélasge croyait l’orage fini, lorsqu’une détonation brusque et courte, mais d’une force prodigieuse, éclata. Par un mouvement involontaire et dont il n’eut même pas conscience, il se trouva assis dans son lit ; il crut que la foudre tombait sur la ferme. À cette explosion soudaine succéda immédiatement un bruit lourd et prolongé. Le sol trembla ; toutes les parties de la maison craquèrent. Pélasge étonné se demanda ce que cela pouvait être : un bolide ? un aérolithe ? un tremblement de terre ? Il se leva. Cette fois, l’orage était bien fini ; la campagne avait repris son silence ordinaire. Les nuages s’entr’ouvrirent à l’Orient, et laissèrent passer la lumière du soleil. Pélasge, avant de sortir, ouvrit sa fenêtre du même côté, comme il faisait chaque matin, pour saluer d’un regard son vieil ami le sachem. Il recula, en frissonnant et en portant la main à son cœur comme s’il y avait reçu un coup mortel ; le dôme du vénérable chêne avait disparu ; au milieu du vide fait dans l’espace, son tronc colossal, dépouillé de toutes ses branches, se dressait comme une colonne funéraire.

Pélasge, la poitrine oppressée, traversa la savane d’un pas mal assuré. Un spectacle désolant l’attendait. L’orage, en tourbillonnant, avait déraciné tous les arbres de la chênière ; la foudre avait dispersé de tous côtés les rameaux gigantesques du vieux sachem. Le tombeau des Saint-Ybars, écrasé et enfoncé dans la terre, avait entièrement disparu sous un monceau de bois et de feuilles. Des branches, grosses comme des troncs de grandes arbres, étaient jetées pêle-mêle sur les fosses de Vieumaite, de Démon, de Blanchette et de Mamrie. Dans d’autres endroits, le sol était couvert de fragments plus ou moins menus. Ça et là le bois, littéralement réduit en poussière, s’était amoncelé en buttes jaunâtres. On ne voyait pas trace des cyprès de l’enceinte. Des tas de feuilles roussies tranchaient au loin sur le fond vert de la plaine. Les planches du cabanage des Indiens absents, avaient été enlevées comme des brins de paille et jetées hors de la portée de la vue.

Pélasge rentra, la mort dans l’âme. Il se fit, dans son être moral, un vide semblable à celui que le vieux sachem, en disparaissant, avait laissé dans l’espace. Il perdit le goût de l’étude. Un mal qu’il n’avait jamais connu, mal horrible pour un caractère comme le sien, s’abattit sur lui ; c’était l’ennui. Ne s’intéressant plus à rien, il sortait et marchait sans but, à pas lents et irréguliers, d’un air fatigué, comme s’il eût porté une montagne sur ses épaules. Il n’écrivait plus. Nogolka, inquiète de son silence, lui adressa plusieurs lettres coup sur coup. Pélasge rassembla à grand’peine les derniers restes de son courage, et il écrivit une longue lettre à son amie.