L’Habitation Saint-Ybars/LI

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 226-227).

CHAPITRE LI

On peut mourir plusieurs fois



Un matin, Dziliwieff revenant d’une promenade au bord du lac, entrait dans la chambre de sa femme, au moment où elle finissait de lire la dernière lettre de Pélasge. Il la trouva tout en larmes. Il lui demanda avec empressement quelle était la cause de son chagrin. Elle lui tendit la lettre, et dit en secouant tristement la tête :

« Pélasge est tombé dans le désespoir ; il en mourra. »

Le comte prit la lettre, lut très attentivement, et répondit avec le plus grand sang-froid :

« Vous vous trompez, chère amie, il ne mourra pas ; il est mort.

« Mort ! s’écria Nogolka avec angoisse.

« Oui, mort, oh ! bien mort cette fois, continua Dziliwieff comme se parlant à lui-même ; mort pour tout de bon. »

Puis, s’exaltant et secouant la lettre en l’air comme un drapeau victorieux :

« Mort en Amérique, s’écria-t-il, pour renaître en Europe. Mort aux rêves de bonheur, il va revivre pour le devoir. Il m’appartient ; je vais le tirer du tombeau, j’en fais un soldat de la liberté des peuples. »

Nogolka regardait Dziliwieff avec un mélange d’étonnement, de douleur et d’admiration.

« Enfin la poire est mûre, dit le vieillard en se frottant les mains ; nous allons la cueillir. »

Il se mit à marcher d’un pas rapide, toujours se frottant les mains.

Comme Nogolka retombait dans ses idées tristes et paraissait découragée, Dziliwieff s’arrêta tout à coup et dit :

« Ah ! ça vous ignorez donc, chère amie, qu’on peut mourir deux fois, plusieurs fois même ? Tenez, moi qui vous parle, je suis mort déjà quatre fois : mort après mon premier amour trahi ; mort, après la chute de ma tragédie que je croyais un chef-d’œuvre ; mort, le jour où je m’aperçus que mon meilleur ami m’avait toujours envié et haï ; enfin mort, quand, après une sévère enquête sur mes opinions philosophiques et religieuses, je m’écriai avec un amer mépris de moi-même : ― Imbécile ! tu as vécu, quarante ans, de rêves plus insensés les uns que les autres. ― De toutes ces morts je suis sorti de plus en plus vivant. Il en sera de même de Pélasge, sinon il n’est pas digne d’être votre ami, il n’est pas un homme. Je vais lui adresser une dépêche. Attendez-moi dans mon cabinet de travail ; j’ai à vous parler ; voyez à ce que nous soyons bien seuls. »

Dziliwieff se rendit au bureau du télégraphe, et expédia à Pélasge une dépêche conçue dans des termes propres à le tenir en suspens. Il revint bientôt, et s’enferma avec Nogolka. L’entretien dura une heure. Lorsque Nogolka sortit, sa figure rayonnait de joie et de fierté.

La dépêche de Dziliwieff intrigua Pélasge ; il la relut plusieurs fois, sans en déchiffrer entièrement le sens. Ce qu’il comprit bien clairement, c’est que Dziliwieff lui demandait, quels que pussent être ses projets, un sursis de vingt jours. « Dans vingt jours, disait le télégramme en finissant, quelqu’un vous expliquera la chose de vive voix. »

Bien souvent, pendant ces vingt jours, Pélasge se demanda ce que Dziliwieff voulait de lui. Toutes sortes de suppositions lui venaient à l’esprit ; il cherchait la réponse qu’il ferait : quand il en trouvait une, elle était toujours négative. Il considérait sa vie comme finie, il se survivait. « Je n’ai plus rien à faire sur cette terre, se disait-il : je ressemble à un acteur, qui, après une représentation, quand tout le monde a quitté le théâtre, continue de se promener gravement sur la scène, dans le costume de son rôle. »