L’Habitation Saint-Ybars/LII

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 228-231).

CHAPITRE LII

La Vie Nouvelle



Les souvenirs de Pélasge l’attiraient souvent dans l’avenue de l’ancienne habitation Saint-Ybars. Il aimait à s’y revoir entrant pour la première fois, avec Chant-d’Oisel alors charmante fillette à physionomie douce et réfléchie. Il repassait en esprit les meilleurs jours qu’il avait connus, sur cette habitation où devait s’écouler une partie si importante de son existence. Tous les jours, depuis quelque temps, il sortait de la ferme, au coucher du soleil, traversait la savane blanche ça et là par les ossements des animaux tués pendant la guerre, et allait s’asseoir dans l’avenue, sur un chêne déraciné, à une petite distance du fleuve. De là il voyait passer les voitures sur la voie publique, et plus loin les bateaux qui montaient ou descendaient. Il les regardait avec indifférence, ou plutôt il ne les regardait pas ; c’étaient comme des ombres confuses qui glissaient devant ses yeux.

Un samedi, Pélasge était assis dans l’avenue, à sa place accoutumée, la tête appuyée sur sa main. Il avait ôté son chapeau, pour mieux sentir la brise du Sud qui lui arrivait toute fraîche du fleuve ; ses cheveux noirs parmi lesquels serpentaient quelques fils d’argent, s’agitaient dans le tourbillon du vent. Il était plongé dans une de ces méditations sur l’avenir de l’humanité, dans lesquelles il trouvait un refuge contre l’ennui depuis qu’il avait perdu le goût des livres. Une voiture arrêtée à l’entrée de l’avenue, attira forcément son attention : un jeune garçon en descendit, et après lui une dame vêtue d’un élégant costume de voyage. Les inconnus, après avoir échangé quelques mots avec le cocher, s’avancèrent dans l’avenue. Pélasge se leva, pour s’éloigner par un chemin de traverse. Mais la dame, de loin, ouvrit les bras et les tendit vers lui comme pour lui dire :

« Je vous en prie, restez. »

Pélasge s’arrêta. Sur un signe de la dame, l’adolescent qui l’accompagnait resta derrière. À mesure que l’inconnue approchait, l’étonnement s’accentuait davantage sur les traits de Pélasge. Quand elle fut à quelques pas de lui, il poussa un grand cri et courut à elle en disant :

« Nogolka ! »

En effet, c’était Nogolka. Pélasge l’enveloppa de ses bras, et après l’avoir serrée sur son cœur :

« Vous ici ? demanda-t-il.

« Oui, répondit Nogolka, je viens vous chercher. Nous ne voulons pas, mon mari et moi, que vous vous éteigniez inutilement dans cette solitude. Oh ! comme tout est triste ici. C’est effroyable. Est-ce bien ici que fut le brillant domaine où nous nous sommes connus ? on se croirait dans un cimetière abandonné. Pélasge, votre place n’est plus ici. Vous avez donné assez de votre âme au passé ; l’avenir vous réclame. Un homme de votre valeur ne s’appartient pas ; la cause de la civilisation et de la liberté lui impose des devoirs, auxquels il ne saurait se soustraire sans mériter les reproches des gens de cœur. Dziliwieff vous attend, c’est lui qui m’envoie. Pélasge, votre mission vous rappelle en Europe. C’est là que se livre la grande bataille entre l’esprit du passé et l’esprit nouveau. L’Amérique est maîtresse de son sort ; elle n’a plus qu’à tirer le meilleur parti possible de son libre arbitre. L’Europe en est encore à se débattre contre les ennemis des droits de l’homme, ces mêmes droits pour lesquels vous répandiez votre sang, à la fleur de votre jeunesse, sur les barricades de Paris. Il y a encore, là-bas, des familles qui croient, ou plutôt qui voudraient faire croire qu’elles ont été créées tout exprès pour conduire les peuples, de même que les bergers conduisent les troupeaux dont la laine sert à les vêtir, et la chair à les nourrir. Riches et habiles, elles s’appuient sur des minorités qu’elles intéressent à la conservation de leur pouvoir. Elles ont à leur service des armées toujours prêtes à noyer, dans le sang, les tentatives des peuples pour s’affranchir du joug. Sous prétexte de dangers extérieurs, elles augmentent sans cesse le nombre de leurs soldats ; elles attisent dans les cœurs de ces multitudes armées, toutes les passions qui font d’une nation l’ennemie impitoyable d’une autre nation.

« C’est toujours la lutte, l’éternelle lutte entre la lumière et les ténèbres, entre l’ignorance et le progrès, entre la liberté et la servitude.

« Pélasge, ne viendrez-vous pas combattre avec nous pour la lumière, le progrès, la liberté ?

« Oui, vous viendrez ; Dziliwieff compte sur vous.

« L’heure est critique ; les hordes armées de l’Europe, conduites par des chefs sans scrupule et sans pitié, menacent de nous replonger dans la nuit qui suivit l’invasion des Barbares.

« Il y a une arme dont vous savez vous servir aussi bien que du fusil ; une arme plus redoutable que tous les fusils à aiguille du monde. La plume, tenue par votre main, porte les coups que les ennemis de l’humanité craignent le plus. Dziliwieff fonde un journal dont vous serez l’âme et la voix ; il lui donne pour titre : ― LA VIE NOUVELLE. ― Les hypocrites, les violents, les cupides, les ambitieux, les orgueilleux, tous ceux enfin qui exploitent l’ignorance et la crédulité des foules, auraient trop beau jeu, si les hommes comme vous restaient dans l’ombre et le silence.

« J’ai donné ma parole pour vous. Nos amis sont impatients de vous voir ; partons. »

Pélasge prit les mains de Nogolka, les serra, et la regarda avec l’expression de la reconnaissance et de l’enthousiasme. Il la trouvait rajeunie ; il n’y avait plus de fatigue ni de chagrin sur ses traits ; son teint frais et rosé, ses yeux étincelants de vie, formaient un contraste étrange mais nullement discordant avec sa chevelure maintenant uniformément blanche comme la neige des Alpes.

« Nogolka, dit Pélasge, vous êtes bonne, vous êtes belle, vous êtes grande ! Vous êtes pour moi le retour à la vie ; vous êtes l’espérance, la foi, la force, la lumière. Noble amie, je serai digne de vous ; je serai digne de Dziliwieff ; je m’élèverai à la hauteur de votre héroïque philanthropie. Nogolka, que ne vous dois-je pas pour être venue de si loin à mon secours ? disposez de moi comme vous voudrez ; je vous appartiens tout entier.

« Je vous donne juste le temps de régler vos affaires d’intérêt, répondit Nogolka ; ne perdez pas une minute ; la vue de cette campagne désolée me serre affreusement le cœur.

« Maintenant, laissez-moi vous présenter mon fils. »

Nogolka se retourna, et sur un signe fait par elle, le jeune garçon s’approcha.

« Ivan, dit-elle, tu connais M. Pélasge ; tu en as tant entendu parler ! embrasse l’ami de ta mère. »

Ivan obéit avec empressement. Pélasge le reçut dans ses bras, le caressa et dit à Nogolka :

« Comme il vous ressemble ! »….

Deux jours après cette entrevue, un bateau à vapeur, arrêté depuis une demi-heure devant l’ancienne habitation Saint-Ybars, reprenait le large et descendait le fleuve. Debout sur la galerie, à l’arrière, un homme avait les yeux fixés sur le rivage ; sa main gauche fermée pressait sa poitrine avec force. Une dame tenait son autre main. C’était Pélasge et Nogolka. Pélasge regardait, pour la dernière fois, le tronc mutilé du vieux sachem.

Quand le bateau eut doublé la pointe de terre, au-delà de laquelle on perdait de vue le côté où s’élevait jadis la belle demeure des Saint-Ybars, Nogolka dit à son ami :

« Nous voici séparés du passé ; le passé est un mort : qu’il dorme en paix ! il a eu ses joies et ses peines. L’avenir nous appelle ; il a pour nous d’autres joies et d’autres peines : il est la vie ; allons à lui. »


FIN