L’Habitation Saint-Ybars/XIX

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 96-106).

CHAPITRE XIX

La Fuite



Nogolka entraîna Pélasge dehors ; Mme Saint-Ybars, ses filles, ses brus, les maris des unes et des autres, quittèrent la salle à manger. Mlle Pulchérie resta seule avec Saint-Ybars.

« Allons, cousin, dit-elle, remettez-vous à table, vous êtes bien bon de faire tant de mauvais sang pour un enfant qui désobéit et une esclave qui se révolte ; vous ne manquez pas de moyens pour ramener l’un et l’autre à la raison. »

Saint-Ybars reprit son siège, mais ne mangea pas. Mlle Pulchérie acheva son repas, sans pouvoir arracher une parole à son cousin. Elle se retira, en haussant les épaules. Les domestiques disparurent sans bruit, comme des ombres. Il pleuvait à torrents ; la foudre gronda sans discontinuer pendant cinquante-cinq minutes. Les nuages commencèrent enfin à disparaître, les uns entièrement dissous, les autres chassés par le vent qui soufflait toujours avec violence. On avait fermé les portes et les fenêtres ; la maison tremblait ; les rugissements prolongés et plaintifs de l’ouragan pénétraient dans la demi-obscurité des appartements, par toutes les fentes et par les trous des serrures. Saint-Ybars écoutait la voix sinistre de la tempête ; il lui semblait, par moments, qu’elle articulait des menaces et des prophéties de malheur.

Nogolka conduisit Pélasge en haut, sur la galerie de devant, le plus loin possible de Saint-Ybars. Elle s’abrita avec lui derrière une colonne ; ses longs cheveux blancs tachés de sang, étaient soulevés par le vent et s’éparpillaient dans l’air comme l’écume du flot qui se brise contre un rocher. Dans la crainte que Pélasge ne lui échappât, elle le tenait encore par le cou et la main.

Dans tout ce fracas physique et moral, au milieu même de la combinaison de la colère de Saint-Ybars avec la fureur de l’ouragan, Nogolka avait eu un instant de bonheur ; elle avait protégé celui qu’elle aimait, elle l’avait serré contre sa poitrine, sa figure avait touché la sienne, elle avait mêlé son souffle avec le sien. ― O cœur humain, que d’étranges secrets dans tes abîmes ! ― Nogolka avait senti, pour la première fois, ce que quelques secondes fugitives peuvent apporter d’émotion profonde, de ravissement délicieux à une âme pure et aimante comme la sienne. Elle ne s’était pas aperçue du coup de baleine de Saint-Ybars ; elle ne savait pas qu’elle était blessée, que son sang avait coulé ; elle était heureuse ; elle ne se demandait pas encore si l’altercation entre Pélasge et Saint-Ybars n’aurait pas de suites ; non, elle n’y pensait pas, elle regardait l’ouragan, elle souriait.

Le vent, soufflant d’abord en ligne droite, avait couché presque toutes les barrières. Ensuite, il s’était mis à tourbillonner. Le feuillage des chênes de l’avenue s’agitait dans tous les sens, comme une crinière de lion furieux ; il en sortait un mugissement entrecoupé de craquements ; d’énormes branches tombaient, arrachant et entraînant d’autres branches. L’avenue était jonchée de débris, comme si l’on avait fait un abattis pour barrer le passage.

Toute la nuit le fleuve avait charrié des arbres arrachés à ses rives. Dès le petit jour, l’économe avait détaché vingt-cinq hommes pour saisir ce bois au passage. Ils étaient occupés à ce travail, quand les approches de l’ouragan les forcèrent à se mettre à l’abri, sous le hangar du wharf.

Nogolka, tranquillisée, rendit enfin à Pélasge la liberté de ses mouvements. Ils commencèrent à échanger des réflexions sur l’épouvantable scène qui venait d’avoir lieu, et sur le sort probable réservé à Mamrie. Pélasge s’arrêta au milieu d’une phrase : il lui semblait entendre, malgré le tapage des arbres, des clameurs dans le lointain. Nogolka écouta aussi. Des cris arrivèrent distinctement jusqu’à eux. Ils aperçurent plusieurs nègres qui venaient du fleuve, en courant et en donnant des signes d’alarme. Salvador, qui causait avec sa mère sur la galerie d’en bas, alla au-devant des nègres, pour s’informer de ce qui se passait. On lui raconta que Démon s’était emparé du petit esquif, pour traverser le fleuve ; que surpris par le coup de vent, et emporté tantôt par le courant, tantôt par les contre-courants, tout ce qu’il pouvait faire maintenant était de lutter encore un peu contre les grosses vagues qui l’enveloppaient de toutes parts, et qui, infailliblement, allaient l’engloutir.

Aux cris des nègres, Saint-Ybars avait ouvert une porte. Salvador lui annonça l’affreuse nouvelle.

« Mon enfant est perdu, et j’en suis la cause, s’écria Saint-Ybars désespéré ; c’est Dieu qui me punit.

« Allons, Saint-Ybars, dit Salvador, laissez-là cette idée malheureuse d’un Dieu se vengeant du père sur le fils innocent. Allons, soyons des hommes ; volons au secours de l’enfant. »

« Tu as raison, Salvador ; fais seller Castor et Pollux. »

Castor et Pollux étaient les deux meilleurs chevaux de l’habitation. En quelques minutes, ils furent prêts. Saint-Ybars et Salvador prirent le chemin des charrettes. Peu après eux, un tilbury emportait Pélasge et Sémiramis.

Mme Saint-Ybars avait une sœur veuve, dont l’habitation était située de l’autre côté du fleuve. Cette dame avait toujours témoigné une grande affection aux enfants de Saint-Ybars, surtout à Démon et à Chant-d’Oisel. Démon, dans son désespoir et son humiliation, avait résolu de fuir pour toujours la maison paternelle, et de demander un asile à sa tante. Il avait sauté dans un petit esquif fait pour être manœuvré par un seul homme, et, sans s’inquiéter de l’état du temps, il avait gagné le large.

La pluie ayant cessé, les nègres chargés d’arrêter les bois de dérive, étaient revenus sur la levée ; mais il ne fallait pas songer à reprendre l’ouvrage. Le vent soufflait toujours avec force ; le fleuve, soulevé comme une mer intérieure, déferlait en vagues énormes et rapides ; ses rives étaient frangées d’une écume qui jaillissait plus haut que la levée. Sous la triple impulsion du vent, du courant et des remous, les flots s’entrechoquaient et s’enchevêtraient les uns dans les autres. Les bois de dérive bondissaient comme les pièces d’un radeau disloqué, ceux-ci entraînés par le courant central, ceux-là rebroussant chemin dans les contre-courants, d’autres pivotant comme des roues horizontales.

Les nègres regardaient avec terreur l’esquif de Démon, s’attendant à chaque instant à le voir sombrer.

Tout jeune qu’était Démon, et malgré la vivacité de son caractère, il avait du sang-froid. Seul, aux prises avec un danger compliqué, il lui opposait une résistance raisonnée et énergique ; il ne pensait pas à la mort ; il venait d’être baleiné comme un esclave, il était humilié, déshonoré, il fuyait pour cacher sa honte ; il n’avait qu’une idée, mettre ce grand fleuve entre lui et l’habitation de son père.

Les nègres tressaillirent à la voix de Saint-Ybars.

« Misérables ! s’écria leur maître ; vous êtes là comme des bûches ; vous n’allez pas au secours de mon fils ! »

Et il donna l’ordre que quatre d’entre eux descendissent dans un canot. Pour eux c’était aller à une mort certaine ; leur maître, se dirent-ils, n’avait pas le droit d’exiger cela d’eux ; ils s’enfuirent.

« Ne perdons pas de temps, dit Salvador ; nous pouvons nous passer de ces capons. »

Ils entrèrent dans un esquif à deux avirons ; Saint-Ybars saisit le gouvernail, Salvador rama.

Les nuages étaient revenus, ils passaient par groupes serrés ; malgré leur masse compacte, ils filaient rapidement vers le nord. L’air était chaud, le jour sombre, l’eau d’un jaune sale.

La sueur ruisselait sur la figure de Salvador ; sa chemise était collée à son corps.

« Saint-Ybars, dit-il, coupez ma chemise, elle me gêne. »

En quelques coups de canif, Saint-Ybars débarrassa Salvador. Alors, celui-ci rama avec un surcroît de vigueur ; il luttait contre un contre-courant, qui menaçait de le rejeter bien loin de Démon.

Le soleil, complètement voilé jusque-là, passa entre deux amas de nuages, et tomba en plein sur le buste cuivré de Salvador. La lumière dans la tempête, c’est l’espérance. Saint-Ybars sentit son cœur bondir de joie.

« Courage, Salvador, s’écria-t-il, courage ! nous approchons. Salvador, sauvons mon enfant ; sinon, je ne rentrerai pas à la maison ; le fleuve emportera aussi mon corps privé de vie.

« Nous le sauverons, » répondit Salvador avec le calme de la confiance.

Malheureusement, le canot était retardé par les bois de dérive ; pour les évite, Saint-Ybars était obligé de naviguer tantôt à gauche.

Un sycomore tout entier, flottant transversalement, arrivait sur Démon. Saint-Ybars vit le danger, et frémit. L’arbre était le plus long et le plus gros de cette espèce qu’il eût jamais vu. Non seulement le sycomore roulait sur lui-même, mais il exécutait un mouvement de bascule qui faisait monter alternativement ses branches et ses racines.

Saint-Ybars signala le péril à Salvador.

Les deux canots étaient à peu près sur la même ligne, celui de Démon cependant un peu en amont.

Le tronc du sycomore approchait, lentement en apparence, mais avec une puissance redoutable ; d’un côté les racines, de l’autre les branches tournaient, moitié dans l’air moitié dans l’eau, comme deux grandes roues hydrauliques.

Salvador, mesurant d’un coup d’œil la distance qui lui séparait de Démon, dit à Saint-Ybars :

« Criez-lui de naviguer vers nous.

« Démon, mon enfant, cria Saint-Ybars, navigue vers nous, viens.

Démon entendit ; mais il secoua la tête, et rama en désespéré.

Saint-Ybars cria de nouveau.

« Laissez-moi, répondit l’enfant, laissez-moi ; je veux m’en aller. »

Le sycomore arrivait, majestueux dans sa masse, impitoyable dans sa force. Ses racines sortaient de l’eau, du côté de Démon, et montaient dans l’air comme des griffes gigantesques et menaçantes.

Les nègres, ramenés par cette curiosité fébrile que provoque le spectacle du danger, s’étaient groupés sur le rivage et regardaient. Pélasge courut à eux, et les engagea, en leur montrant la chaloupe attachée près du wharf, à venir avec lui au secours des deux canots. Ils restèrent impassibles.

Sémiramis, à son tour, parut sur la levée ; elle entendit les vaines supplications de Pélasge. Elle arriva sur les nègres comme la foudre. Avant qu’ils eussent le temps de se reconnaître, elle en saisit un au collet, et le frappant, coup sur coup, de sa terrible baleine, elle le poussa vers la chaloupe.

« Canaille ! capon sans pareil ! ma fé vouzot marché, moin, » cria-t-elle.

Un jeune nègre sur qui elle se précipitait, tendit les bras pour parer les coups.

« Man Miramis, dit-il tremblant et effaré, pa taillé moin ! ma obéi.

« Ta obéi encor mieu avé ça, » répliqua la vieille en lui appliquant un coup qui le fit hurler de douleur.

Le jeune nègre sauta dans la chaloupe.

Quatre autres nègres s’empressèrent de rejoindre les deux premiers.

Sémiramis entra dans la chaloupe. Pélasge prit la barre.

En quelques secondes six avirons plongeaient dans l’eau, et l’embarcation s’éloignait. Chaque fois que la proue fendait une vague, une pluie d’écume arrosait les nègres. Alors, la voix impérieuse et rauque de Sémiramis criait :

« Hardi là ! ramin, ramin for ! »

Il s’agissait pour la vieille négresse de sauver d’abord son fils, ensuite Saint-Ybars le chef d’une grande famille et son enfant. De temps en temps elle se levait pour mieux voir. Salvador la reconnut. Le courage et le dévouement de sa vieille mère agirent sur lui comme un cordial. Malgré tous les efforts qu’il avait déjà faits, il rama avec plus d’énergie. Saint-Ybars s’en réjouit. Ils approchaient. Il n’y avait plus qu’une chose à faire, c’était que Démon se laissât dériver : on le recueillait, et tous trois ensemble on fuyait le sycomore. Mais Démon, dans son chagrin désespéré, ne voulait pas cela ; il eût préféré cacher sa honte au fond du Mississippi. Il redoubla de vigueur, lui aussi. Il n’avait plus que quelques coups d’aviron à donner, pour sortir du courant central, lorsqu’une grosse vague souleva son esquif comme une plume. Quand elle s’abaissa, l’esquif continua de monter dans l’air ; il était pris dans les racines du sycomore.

Démon ne perdit pas sa présence d’esprit : s’il restait dans l’esquif, ou celui-ci l’entraînait sous l’eau, ou ils étaient précipités ensemble, en tournant, d’une hauteur de sept à huit mètres, au risque pour Démon de se fracturer un membre. Il sortit de l’embarcation, se mit à califourchon sur une des branches de la racine, et gagna rapidement l’extrémité. Là, il attendit. Le mouvement rotatoire du sycomore s’arrêta ; mais le mouvement de bascule continuait ; Démon était alternativement soulevé dans l’air et plongé dans l’eau.

Salvador sortit enfin du courant central, et entra dans un contre-courant qui le poussait vers Démon.

L’arbre se remit à tourner. L’esquif et les avirons tombèrent avec fracas ; Démon montait dans l’air comme un brin de paille collé à une roue.

Saint-Ybars frémit.

« Démon, mon fils, mon enfant chéri, cria-t-il, je t’en supplie, jette-toi à la nage, viens à nous. »

L’enfant ne dit rien ! le sycomore roulait toujours.

Saint-Ybars s’agenouilla sur le bord du canot, et joignant les mains :

« Démon ! Démon ! dit-il, je te le demande à genoux »

L’enfant ne s’obstina plus, son cœur était touché. Il s’accroupit, tendit les jarrets, s’élança et glissa à la surface de l’eau. Il était robuste et nageait bien.

Au moment où Démon se jetait à l’eau, la voix de Sémiramis parvint jusqu’à Saint-Ybars et Salvador. Elle excitait toujours les rameurs ; mais ils n’avaient plus besoin de l’être ; le moment de la peur était passé. L’un d’eux entonna un chant de travailleurs ; ses camarades répondirent en chœur. Ces hommes, tout à l’heure si pusillanimes, étaient maintenant fiers d’être aux prises avec le danger ; dans leur mépris exalté de la mort, ils déployèrent une vigueur prodigieuse.

Démon n’était plus séparé que par trois vagues du canot de son père, lorsqu’il se sentit arrêté par une force qui le poussait en arrière et le tirait en bas ; ses mouvements se ralentirent, il commença à tourner. Saint-Ybars poussa un cri.

« Il est dans un remous ! » dit-il.

Oter sa redingote et ses bottes, et se jeter à l’eau, ce fut pour le père l’affaire de deux secondes. Le tourbillon dans lequel était Démon le ramenait vers le courant du milieu. Saint-Ybars, soulevé par une vague, vit son fils tourner comme une toupie et disparaître. Il plongea. Salvador cessa de ramer ; il ne se servait plus de ses avirons que pour se maintenir dans une bonne position. Il eut un moment d’horrible anxiété ; il regardait partout, et ne voyait que l’eau montant et retombant tumultueusement. Tout à coup il s’entendit appeler ; il se retourna et vit Saint-Ybars tenant Démon d’une main, nageant de l’autre.

Le père, pour ramener son fils du gouffre, avait épuisé ses forces.

« Salvador, cria-t-il, sauve l’enfant ; fais mes adieux à la famille.

« Démon, cher enfant, ajouta-t-il à demi-voix, pardonne à ton père, embrasse-moi ; nous allons nous séparer.

« Mon père, répondit Démon, un fils n’a pas à pardonner ; il aime son père, il oublie ; je veux mourir avec vous.

« Démon, obéis, reprit Saint-Ybars d’une voix haletante, songe à ta mère, à tes frères, à tes sœurs. »

Il n’en put dire davantage, il enfonçait, il étouffait ; il saisit Démon des deux mains et leva les bras, pour le tenir au-dessus de l’eau. Il nageait encore des pieds, pour descendre aussi lentement que possible, afin de donner à Salvador le temps de venir.

Au cri de Saint-Ybars, Salvador s’était précipité dans le fleuve. Il nageait comme un phoque. Démon, lâché par son père, avait à peine assez de force pour se maintenir à la surface. Salvador le saisit à temps, et le mit à cheval sur ses reins. À peine cela était-il fait, qu’ils entendirent un choc violent ; une grosse vague qui était devant eux, s’entr’ouvrit en écumant, la chaloupe bondit à leur rencontre.

Salvador, gardant toujours son sang-froid, cria :

« Que chacun reste à son poste. »

Il saisit la lisse de sa main de fer, et dit à Démon :

« Peux-tu entrer tout seul ?

« Oui.

« Entre. »

Démon entra.

« Maintenant, ajouta Salvador, regardez partout. »

Saint-Ybars avait essayé, dans un suprême effort, de remonter à la surface. Ses mains et la moitié de ses bras s’agitèrent hors de l’eau ; ses mouvements étaient moins ceux d’un nageur que d’un agonisant.

« Hourra ! cria un nègre, alà li, là, là !

« Je vois, dit Salvador ; suivez-moi. »

Avant qu’il eût franchi la moitié de la distance qui le séparait de Saint-Ybars, celui-ci était saisi par le courant central et dérivait rapidement. Salvador entra, lui aussi, dans le grand courant. Il coupait l’eau avec tant de vigueur et filait avec tant de vitesse, que personne ne douta plus du salut de Saint-Ybars. Sémiramis regardait son fils avec fierté. On ne voyait plus que les mains de Saint-Ybars ; à leur tour, elles disparurent : Salvador plongea.

Sémiramis donna l’ordre à deux rameurs de rentrer leurs avirons, et de la tenir debout sur leur banc ; elle dit aux autres de dériver doucement. Elle avait confiance en son fils ; elle connaissait sa vigueur et son sang-froid. Mais les forces de l’homme le plus robuste s’épuisent ; la puissance de l’eau reste la même, infatigable, inexorable. Il y eut un moment de cruelle attente, et qui parut bien long à la vieille mère. Elle n’en laissa rien paraître ; si elle savait commander à elle-même.

Une échappée de soleil éclairait l’eau entre la chaloupe et la rive gauche. Sémiramis vit le buste de son fils surgir dans la zone de lumière ; à côté de la figure bronzée de Salvador, apparut la figure pâle de Saint-Ybars.

Sémiramis descendit, en disant :

« Alà yé ! »

Et s’adressant à Pélasge :

« Monsieur Pélasge, ajouta-t-elle, vous voyez où c’est éclairé là-bas ?

« Oui, man Miramis.

« Ils son là, dépêchons-nous. »

Tous les rameurs comprirent la nécessité de ne pas perdre une seconde ; la chaloupe avança comme une mouette qui vole en rasant les flots. Elle entra en étincelant dans la zone lumineuse. Il en était temps, les forces de Salvador l’abandonnaient. Au commandement de Sémiramis, un nègre le saisit, un autre prit Saint-Ybars. Salvador fit une petite pause pour respirer ; puis, il entra dans la chaloupe. Saint-Ybars, privé de connaissance, fut couché sur le dos. Démon, le croyant mort, se pencha sur lui en sanglotant et couvrit son visage de baisers. Pélasge donna la barre à Salvador, pour s’occuper de Saint-Ybars. Il posa sa main sur la poitrine du noyé :

« Son cœur bat encore, dit-il ; courage, Démon ! nous ramènerons votre père à la vie. Ne pleurez plus, aidez-moi. »

Pélasge savait ce qu’il y a à faire en cas d’asphyxie par submersion ; il se mit immédiatement à la besogne, en recommandant toutefois que l’on regagnât le rivage le plus promptement possible.

La voix rude et impérieuse de Sémiramis s’éleva :

« Zot tendé ? dit-elle aux rameurs, cé pa tan pou zonglé, non ! ramin, ramin, ramin ! can nou rivé, chakenne a gagnin ain bon cou ouiski. »

Toute la famille Saint-Ybars et quelques étrangers attendaient sur le wharf. Quand on vit Pélasge agiter son mouchoir en signe de triomphe, des clameurs de joie lui répondirent.

Au moment où la chaloupe abordait, le sycomore disparaissait dans le lointain.