L’Habitation Saint-Ybars/XLII

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 188-195).

CHAPITRE XLII

Le Cartel



M. Héhé et Pélasge étaient au salon, avec la tante et les cousines de Démon ; Mlle Pulchérie leur racontait la guérison miraculeuse d’une vieille femme paralytique, qui avait bu de l’eau de la Salette. Quand elle eut fini, Démon prit Pélasge et M. Héhé à part, et les pria de passer la soirée chez lui, attendu qu’il aurait probablement besoin de leurs services. Il se borna, pour le moment, à leur dire qu’en réponse à une parole grossière de M. des Assins, il s’était servi d’une expression qui devait nécessairement amener un duel. Plus tard, seul avec Pélasge, il lui exposa les choses exactement comme elles s’étaient passées. Pélasge connaissait M. des Assins ; il ne douta pas que le spadassin n’eût longuement prémédité son insulte. « Je suis sûr, pensa-t-il, qu’il s’exerce depuis longtemps à l’arme qu’il veut choisir. Misérable ! oui, Démon a dit la vérité, c’est un misérable, un bien grand misérable. S’il arrive malheur à Démon, ce scélérat aura affaire à moi. »

Mlle Pulchérie vint dire à Démon qu’on le demandait au salon. Il s’y rendit aussitôt, et se trouva en face de deux amis de M. des Assins.

« Messieurs, leur dit-il, vous m’apportez un cartel.

« Oui, Monsieur.

« M. des Assins m’a devancé, Messieurs, pour avoir le choix des armes. C’est pourtant moi qui ai été insulté le premier ; c’est à moi que reviendrait le droit d’envoyer un cartel. N’importe, j’accepte celui de M. des Assins. Quelle arme choisit-il !

« Le fusil à deux coups.

« Le fusil, Messieurs ? cela devait être ; M. des Assins est un des plus habiles chasseurs du pays. Soit. Quelles conditions propose-t-il ?

« On se battra à quarante pas, avec des fusils dont on ne s’est jamais servi. Un des canons seulement de chaque fusil sera chargé à balle. Les adversaires étant en place, un des témoins, le doyen d’âge, désigné pour le commandement, dira : ― Messieurs les combattants, êtes-vous prêts ? » ― si aucune observation ne se fait entendre, il ajoute : « Feu ! » et il compte depuis un jusqu’à dix. On pourra tirer à partir du mot feu jusqu’à dix.

« Messieurs, dit Démon en souriant avec ironie, je vois ce que désire M. des Assins, un combat à mort. Permettez-moi de vous dire qu’il s’y prend mal ; je refuse ses conditions ; voici les miennes : chaque adversaire apportera son fusil, avec de la poudre et des balles ; les deux canons de chaque fusil seront chargés ; on se battra, non à quarante pas, mais à vingt ; on pourra tirer à partir du mot feu jusqu’à vingt. Messieurs, j’ai deux amis chez moi ; je vais vous les envoyer. On vous apportera de l’encre, des plumes et du papier ; les conditions du combat seront mises en écrit. »

Les amis de M. des Assins, restés seuls, se regardèrent.

« Bigre ! dit l’un, il n’a pas froid aux yeux.

« Ah ! ça, fit l’autre, est-ce que nous acceptons de pareilles conditions ? que dira-t-on de nous ?…c’est une tuerie.

« Ma foi, tant pis, reprit le premier ; nous ne pouvons pas reculer. »

Pélasge et M. Héhé entrèrent. Pélasge prit la parole.

« Je regrette pour vous et pour nous, Messieurs, d’avoir à rédiger des conditions de combat comme celles qui nous sont imposées. M. Saint-Ybars se refuse péremptoirement à les changer, à moins que ce ne soit pour les rendre plus meurtrières. Acceptez-vous, Messieurs ?

« Nous acceptons.

« Le lieu du combat, continua Pélasge, est l’avenue de l’ancienne habitation Saint-Ybars, près des ruines de la maison ; on y sera demain matin, à sept heures. Le lieu et l’heure vous conviennent, je pense.

« Parfaitement, Monsieur.

« En ce cas, Messieurs, je dicte. M. MacNara va écrire ; l’un de vous voudra bien en faire autant…Ah ! pardon, Messieurs ; j’oublie une clause importante. Si l’un des adversaires est blessé et qu’il puisse tirer encore, M. Saint-Ybars veut que le combat continue.

« C’est entendu, Monsieur. »

Il y eut un silence de deux à trois minutes ; puis, la voix grave et accentuée de Pélasge dicta, article par article, les dispositions du combat. M. Héhé, fier de son rôle et fronçant belliqueusement le sourcil, écrivit avec un talent de calligraphe qui aurait fait envie à un clerc de notaire. Les présents signèrent. Pélasge garda la feuille écrite par le représentant de M. des Assins, et lui remit l’autre. On se sépara en se saluant courtoisement, et en disant :

« Demain matin, à sept heures. »

Il fut convenu que Démon irait coucher à la ferme, comme cela lui arrivait quelquefois, quand il avait à sortir de bonne heure avec Pélasge. Il passa le reste de la soirée avec Blanchette. Elle était affreusement tourmentée. La visite des amis de M. des Assins était trop significative, pour qu’on pût lui en dissimuler l’objet. Démon se vit obligé de convenir des faits ; seulement, il dit qu’on n’en était encore qu’aux pourparlers, et que l’affaire ne se déciderait que le lendemain. Mais il ne savait pas mentir. Blanchette lui dit :

« Parrain, vous me trompez. »

Et elle fondit en larmes.

Démon la prit dans ses bras, couvrit son visage de baisers, et dit :

« Eh bien ! oui, Blanchette, je me bats demain matin. Sois tranquille, j’ai bon espoir. Si tu veux que je conserve mon courage et mon sang-froid, il ne faut pas pleurer.

« Je vous obéis, parrain, dit Blanchette en s’essuyant les yeux, je ne pleure plus.

« Je te le répète, reprit Démon en portant la main à son front, il y a là quelque chose qui me dit que je te reviendrai sain et sauf. »

Il la serra une dernière fois sur son cœur et partit.

Mamrie et Lagniape causaient tranquillement dans la cuisine ; elles n’eurent aucune connaissance des incidents de la soirée.

Quand M. des Assins apprit les conditions de Démon, il éclata de rire.

« L’imbécile ! s’écria-t-il, il a donc peur que je ne le manque à quarante pas ? Enfin, puisqu’il veut recevoir ma balle à vingt pas, servons-le à la distance qui lui plaît. »

M. des Assins était âgé d’une quarantaine d’années. Il avait une grande expérience du terrain, non seulement pour s’être battu souvent, mais aussi pour avoir été témoin ou simple spectateur dans tous les duels de sa paroisse depuis vingt-deux ans. Il avait une confiance illimitée dans son adresse et ses roueries. En préparant son fusil pour le lendemain, il dit à ses amis :

« Voici comment les choses se passeront. Ce grand flandrin, comme un novice qu’il est, n’aura qu’une pensée, tirer le premier. Il se dépêchera si bien de me tuer, dans sa peur de l’être, qu’il me manquera. D’abord, moi, je commencerai par lui troubler la vue et je lui donnerai un tremblement, en balançant mon fusil dès qu’on sera en position, comme ceci, regardez-bien, de haut en bas et de bas en haut, juste en suivant la ligne médiane de son corps. Cette manière de faire est un excellent truc ; elle m’a déjà réussi deux fois, je vous la recommande. Ce balancement a un effet étonnant ; votre adversaire se trouble, il tire sans viser, sa balle s’en va au diable ; vous, alors, vous visez à votre aise, et paf ! vous lui percez le cuir.

« C’est très bien, observa quelqu’un, mais tout ça suppose que tu aies affaire à un homme qui perde la tête facilement. Mais si ton adversaire garde son sang-froid, tu cours une terrible chance en le laissant tirer le premier.

« Voilà justement la question, reprit des Assins ; votre adversaire gardera-t-il ou ne gardera-t-il pas son sang-froid Pardi ! si je me battais avec un vieux boscoïo comme toi, j’emploierais un autre truc. Ce muscadin de Saint-Ybars n’a jamais été sur le terrain, et quand, la première fois qu’on se bat, on a devant soi un homme de ma réputation, on a une venette d’enfer. »

La raisonnement de M. des Assins était spécieux ; Démon avait bien l’habitude des armes, mais il ne s’en était jamais servi que pour exercer son adresse, et par manière de divertissement. Il n’avait jamais pris pour cible un être vivant ; il ne se cachait pas pour dire qu’il avait horreur du tir au pigeon ; il désapprouvait même la chasse comme partie de plaisir, soutenant qu’elle n’est légitime que lorsqu’elle est nécessaire comme moyen d’existence.

« Ce des Assins, dit-il à Pélasge, est un être ignoble ; au lieu de s’en prendre à moi directement, il m’a insulté dans la personne d’une jeune fille qui ne lui a jamais donné le moindre motif de ressentiment contre elle. Il m’a pris en haine, je ne sais pourquoi ; il veut me tuer, c’est évident. Vous me connaissez, mon ami ; vous savez que je n’ôte pas la vie inutilement même à un insecte. Mais demain, en présence de cette bête féroce, je serai dans le cas de légitime défense. Croyant rendre service à la société aussi bien qu’à moi-même, je ferai de mon mieux pour tuer ce scélérat. Il a mis dans mon cœur une froide et implacable colère qui pourra bien lui porter malheur. Si c’est moi qui succombe, ma place m’attend sous le vieux sachem, à côté de mon grand-père. Donnez-moi, je vous prie, ce qu’il faut pour écrire. Je désire laisser à Blanchette le peu que je possède. Je vous la recommande ; protégez-la, rendez-la aussi heureuse qu’elle puisse l’être sans moi. »

Pélasge prit affectueusement la main de Démon, et dit :

« Vous n’avez pas de fâcheux pressentiment, n’est-ce pas ?

« Non, pas du tout, répondit Démon ; au contraire, j’ai confiance.

« À la bonne heure.

« Mais je puis me tromper ; le sort est si perfide !

« Tâchez de bien dormir, reprit Pélasge, afin que demain vous soyez dans de bonnes conditions physiques.

« Oh ! sous le rapport du sommeil, répondit Démon en souriant, vous savez que la nature m’a bien doué. La certitude d’être tué à mon lever, ne m’empêcherait pas de dormir. Je compte sur vous pour me réveiller à cinq heures. »

Pendant que Démon causait avec Pélasge, M. Héhé était près de Mlle Pulchérie. Il n’avait pas de secrets pour elle. Il lui raconta toute l’affaire de Démon avec M. des Assins, lui recommandant toutefois la plus grande discrétion.

« Si l’on venait à savoir, remarqua-t-il, que la lettre que je vous ai donné à lire est la cause première de ce qui arrive, cela ferait un mauvais effet. »

À peine M. Héhé était-il parti, pour rejoindre Pélasge et Démon, que Mlle Pulchérie, oubliant la recommandation de son ami pour satisfaire sa propre méchanceté, entrait dans la chambre de Blanchette et l’accablait de reproches, comme coupable de la prochaine et inévitable mort de Démon. Elle eut la cruauté de lui révéler le secret de sa naissance ; elle alla jusqu’à lui dire que si l’esclavage existait encore, on la mettrait à sa vraie place, et qu’elle serait fouettée jusqu’au sang, comme elle le méritait, pour avoir amené un duel entre le dernier rejeton des Saint-Ybars et un homme qui tuait toujours son adversaire.

Blanchette était éperdue de désespoir et de terreur. En moins de quelques minutes, elle venait de recevoir des chocs dont un seul eût suffi pour l’accabler. Sa raison chancela ; elle se demanda si elle était bien Blanchette, si la petite Blanchette n’était pas un rêve, ou une pensée que Chant-d’Oisel aurait laissée derrière elle et oubliée dans la vie. Le rire sarcastique de Mlle Pulchérie la ramena au sentiment de son existence ; elle recula d’horreur, et joignant les mains :

« Grâce, Mademoiselle, grâce, assez pour ce soir ! dit-elle ; je suis anéantie ; vous ne pouvez plus me faire de mal, c’est comme si vous frappiez sur une morte ; laissez-moi seule avec mon malheur, il n’a pas besoin d’être aidé par vous. »

Blanchette était jeune et jolie, Mlle Pulchérie avait cessé d’être jeune depuis longtemps, et elle n’avait jamais été jolie ; Blanchette était sympathique et aimante ; Mlle Pulchérie n’était que haine et envie. Mlle Pulchérie haïssait amèrement Blanchette, et Blanchette, née pour aimer, ne comprenait pas plus la haine qu’un enfant ne comprend l’algèbre.

Mlle Pulchérie revint au salon, et, écumant encore de fiel et de colère, elle raconta à la tante de Démon comment elle venait de traiter Blanchette. Grand fut son étonnement, grande sa mortification, de voir la sœur de Mme Saint-Ybars émue de pitié.

« Vous êtes allée trop loin, ma chère, dit la vieille dame ; rendre cette malheureuse enfant responsable de la mort de Démon, c’est trop, c’est injuste. »

Elle se rendit auprès de Blanchette, et essaya de la consoler. Blanchette se jeta avec confiance dans ses bras.

« Vous au moins, vous êtes bonne, chère tante, dit-elle ; vous avez pitié de moi. Laissez-moi vous appeler encore tante, c’est la dernière fois. Qu’on me dise tout ce qu’on voudra, que je suis une négresse, que ma mère était une esclave, que j’étais née pour l’être aussi ; mais c’est horrible de me reprocher ce duel, à moi qui donnerais ma vie pour sauver Démon. Ah ! si Nénaine était là, elle prendrait ma défense ; on ne m’accablerait pas comme ça. »

La sœur de Mme Saint-Ybars ne put retenir ses larmes ; elles firent plus que tout le reste, pour consoler Blanchette.

Vers onze heures le calme s’était rétabli dans la maison. Blanchette s’était jetée sur son lit, pour pleurer. Le sommeil, aidé par l’épuisement du corps et de l’esprit, s’empara d’elle, malgré les sanglots qui continuaient de secouer sa poitrine.

Pélasge avait envoyé un exprès à son médecin, pour s’assurer ses services. Il attendit, pour se coucher, qu’on lui apportât une réponse. Le médecin lui fit savoir qu’il serait au rendez-vous.