L’Habitation Saint-Ybars/XLV

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 204-207).

CHAPITRE XLV

Les préjugés sont les rois du vulgaire



Il tardait à Démon que sa tante repassât le fleuve ; mais il s’abstint de le lui faire sentir. Elle avait été bonne pour lui au temps de son enfance ; il l’aimait et la respectait. Ce n’était pas une méchante personne, bien certainement ; mais il y avait derrière elle tout un long passé dont elle ressentait l’influence ; elle gardait les habitudes d’esprit et les croyances du milieu social dans lequel elle avait vécu et vieilli. Elle croyait de bonne foi que l’honneur de la famille lui faisait un devoir, devoir sacré, de mettre tout en œuvre pour empêcher Démon de commettre un acte dont la honte rejaillirait sur elle et ses enfants. Elle ne se montra donc pas disposée à rentrer chez elle. Démon en eut beaucoup d’humeur. Pour cacher son mécontentement, il restait peu à la maison. Sa tante profitait de ses longues absences, pour agir sur l’esprit de Blanchette. Elle avait changé de tactique. Elle ne fit plus le moindre reproche à Blanchette ; elle la prit par la douceur ; elle combattit le projet de mariage, au nom même de l’affection de Blanchette pour Démon. « S’il l’épousait, il serait sans cesse exposé à avoir des affaires d’honneur ; il y aurait des gens qui ne le salueraient plus, il se croirait insulté, il les provoquerait en duel, et, à force de se battre, il finirait nécessairement par être tué. Sans doute le sacrifice était grand pour Blanchette ; mais si elle n’avait pas le courage de l’accomplir, c’était alors Démon qu’elle sacrifiait ; elle détruisait son avenir, et répondait par une horrible ingratitude à toutes les bontés que la famille Saint-Ybars avait eues pour elle. »

Les cousines de Démon parlèrent à Blanchette dans le même sens. Elles la caressèrent ; elles lui promirent que dans l’intimité elles continueraient de la traiter sur un pied d’égalité. Elles l’engagèrent à venir chez elles ; il n’était pas convenable qu’elle restât plus longtemps sous le même toit que Démon.

De tout ce qui fut dit à Blanchette elle ne retint qu’une chose : c’est qu’en devenant la femme de Démon, elle le plaçait dans une position fausse et périlleuse. Pélasge le pensait aussi, se disait-elle, puisqu’il avait offert sa fortune à Démon, pour qu’il allât vivre à l’étranger avec Blanchette. Cette offre était bien un moyen de salut ; mais Démon ne l’accepterait jamais. Alors que faire ?…hélas ! se résigner à la destinée, se sacrifier par amour pour Démon. Telle fut, après bien des larmes, la conclusion à laquelle Blanchette s’arrêta.

Quand Démon s’aperçut du changement survenu chez Blanchette, il entra dans une violente colère contre sa tante et ses cousines ; il leur reprocha, dans les termes les plus amers, d’êtres venues chez lui pour travailler hypocritement à la ruine de son bonheur. Il leur déclara qu’il avait toujours eu les commérages en horreur, et que si l’on mettait dans un sac toutes les bavardes, jeunes et vieilles, qui s’occupent des affaires d’autrui, et qu’on les jetât au fleuve, il en serait charmé. Il sortit, étouffant de fureur, mais espérant qu’après un pareil éclat on se hâterait de quitter sa maison. Il n’en fut rien ; ces dames se firent un mérite, aux yeux de Blanchette, de supporter les outrages de Démon pour le sauver de l’abîme où le poussait son égarement.

Démon ne rentra qu’au soleil couchant. Il toucha à peine au dîner que Blanchette lui servit. Dans la soirée, il la prit à part, et lui demanda encore une fois si vraiment elle était décidée à ne pas s’unir à lui. Sa voix était douce ; il pressait affectueusement les mains de Blanchette dans les siennes et sur son cœur. Blanchette eut à peine assez de force pour lui répondre.

« Parrain, cher bien-aimé parrain, dit-elle, ce que j’en fais c’est par affection pour vous ; je vois bien maintenant qu’étant votre femme, je serais une source de malheurs pour vous. Vous avez vécu longtemps en Europe, vous avez oublié les préjugés du pays ; plus tard vous me rendrez justice, mon bon parrain. Ah ! il m’en coûte beaucoup de vous faire de la peine. Je regrette que ma mère ne m’ait pas laissée dans les bois où je suis née ; je serais moins malheureuse parmi les sauvages, qu’au sein de cette société civilisée qui me traite avec tant de barbarie. Enfin, c’est la destinée ; il faut bien s’incliner devant elle. »

À ce mot destinée, la raison de Démon se révolta ; son penchant à la superstition disparut dans l’éclair du bon sens.

« La destinée ! la destinée ! s’écria-t-il ; je reconnais bien là le langage de ma tante et de mes cousines. Tu te trompes, Blanchette ; tu appelles destinée ce qui n’est que l’effet de l’injustice humaine. Ne dis plus que nous succombons sous le poids de la fatalité. Le destin n’a rien à faire ici ; le bourreau qui nous sépare est le fils de l’orgueil et de l’ignorance ; il n’existe pas dans la nature, il n’a pas de nom dans l’ordre éternel des choses, il n’en a un que dans le langage des hommes ; il se nomme le préjugé. C’est lui qui autrefois flétrissait la jeune patricienne qui osait aimer un plébéien ; lui, qui livrait au bûcher la jeune juive surprise dans un rendez-vous d’amour avec un chrétien. »

Il y eut un long et douloureux silence. Blanchette courbait la tête comme une condamnée à mort. La colère et le désespoir se disputaient l’âme de Démon ; le désespoir eut le dessus.

« Parrain, dit Blanchette, je suis bien malheureuse ; vous êtes fâché, vous ne parlez plus.

« Ah ! tu regrettes de n’avoir pas grandi dans une tribu sauvage, répondit Démon ; tu as raison ! il y a plus de justice et de bonté dans la cabane de l’indien que dans les villes de l’homme civilisé. Tiens, écoute ces paroles désolées qui éclatèrent dès l’aurore de la civilisation, comme si elles étaient le cri naturel des sociétés naissantes ; écoute-les ! elles ont été redites de siècle en siècle, et à mon tour, après tant d’autres malheureux, je les répète pour mon propre compte :

— « Maudit le jour où je suis né ! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ? Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ?…. Plût à Dieu que je fusse mort, et que personne ne m’eût jamais vu ! car je dormirais maintenant dans le silence, et je me reposerais dans mon sommeil. »

Après avoir prononcé ces lugubres paroles, Démon monta dans sa chambre ; Blanchette, toute consternée, se retira dans la sienne. Épuisez par les efforts qu’elle venait de faire dans la voie du sacrifice, elle tomba presque sans connaissance dans un fauteuil.