L’Habitation Saint-Ybars/XLVII

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 210-217).

CHAPITRE XLVII

Tragédie



Vers la fin de la semaine, la tante de Démon lui annonça qu’elle partait le lendemain, et qu’elle emmenait Blanchette.

« C’est bien, ma tante, » répondit-il.

Et il n’ajouta pas un mot.

Le soir, au moment de se retirer dans sa chambre, il dit à Blanchette :

« Demain, je n’aurai pas le courage de te voir partir ; il vaut mieux nous faire nos adieux maintenant. »

Il la serra dans ses bras. Blanchette sentit sa poitrine frapper la sienne de sanglots étouffés. Il ne dit rien ; il craignait, s’il parlait, de fondre en larmes. Il monta lentement l’escalier, sans se retourner une fois. Il était déjà dans sa chambre, que Blanchette était encore à la même place, au bas de l’escalier. Le silence de Démon lui faisait peur, sans qu’elle sût pourquoi ; elle eut la sensation d’un abîme immense et noir creusé tout à coup entre elle et lui. Était-ce l’effet ordinaire des séparations, quand on s’aime ? c’est probable, pensa-t-elle. Mais alors, c’était quelque chose d’horrible, cela ressemblait à la mort ; c’était pis que la mort, car elle au moins elle vous délivre de la souffrance.

Blanchette s’en alla, chancelante, passant plusieurs fois ses mains sur ses yeux, comme fait quelqu’un qui sort d’un rêve affreux et qui a de la peine à croire que ce n’était qu’un rêve. Elle passa une mauvaise nuit ; quand elle entendait marcher Démon, elle soupirait en se disant : « Il n’a plus de repos. » Quand elle ne l’entendait pas, il lui semblait qu’elle était déjà partie et qu’elle en était séparée pour toujours. Par moments, elle s’assoupissait ; puis, elle se réveillait en sursaut, et se cherchait entre les spectres encore visibles d’un songe horrible et les angoisses renaissantes de la réalité. Alors, elle s’asseyait dans son lit et disait en pleurant :

« C’est trop souffrir ; la mort vaut mieux qu’une vie pareille ; j’aimerais mieux être avec Nénaine. »

Enfin, le jour parut. Blanchette se leva à six heures, elle devait partir à huit. Elle se plongea comme d’habitude dans sa baignoire ; la fraîcheur de l’eau la ranima, lui fit oublier la fatigue de l’insomnie. Elle passa une gabrielle, et continua ses préparatifs commencés la veille.

Levé avant Blanchette, Démon écrivait à Pélasge. Quand il eut fini, il entra dans le laboratoire d’où il rapporta un petit flacon qu’il posa sur la table. Sur l’étiquette du flacon étaient gravés en noir, selon l’usage, une tête de mort et ces mots : STRYCHNINE ― POISON. Il prit ensuite son revolver chargé, et le posa aussi sur la table. Il s’assit dans son fauteuil, et s’accouda. Après avoir réfléchit, il écarta le revolver en disant :

« Non, pas de bruit.

Il prit le flacon :

« Ceci, dit-il, agit presque aussi vite qu’une arme à feu ; deux ou trois secousses, et c’est fait ; le tout en silence. »

Il savait ce qu’il fallait de strychnine pour tuer un homme. Il en mit dans un verre un peu plus que la quantité voulue, et versa dessus quelques gouttes d’acide chlorhydrique pour en faciliter la dissolution ; puis, il ajouta de l’eau sucrée. Cela fait, il alla à l’une des fenêtres qui regardaient du côté de l’ancienne maison où il était né. Il promena un regard d’adieu sur la campagne et le ciel. Ses yeux s’arrêtèrent sur le vieux sachem.

« Tu m’attends, dit-il, mon bon vieux sachem que j’ai tant aimé ! me voici ; je vais dormir dans ton ombre tranquille, à côté de mes aïeux, de ma mère et de Chant-d’Oisel. »

Comme il allait quitter la fenêtre, il aperçut, au-dessus des ruines de la maison paternelle, un petit nuage blanc qui montait dans l’azur en décroissant rapidement. Il vit une image de sa destinée dans cette vapeur matinale, qui, à peine formée, allait disparaître. Au moment où elle s’évanouissait, il la salua de la main et dit :

« Adieu. »

Il revint à son fauteuil, s’assit, prit le verre et but. ―

Tout était tranquille dans la maison et dans la cour. La tante de Démon et ses cousines se levaient ; Mlle Georgine chantait à demi-voix la cavatine de Rosine du Barbier de Séville : c’était son habitude, elle chantait toujours en se levant et en s’habillant.

Mamrie, assise devant la cuisine, en plein air, nettoyait les couteaux ; tout en les frottant sur sa planche couverte de brique pilée, elle causait avec une jeune mulâtresse qui avait appartenu aux Saint-Ybars, et qui maintenant vendait de la mercerie. C’était une jolie fille, travailleuse et sage, mais trop confiante. Elle s’était laissé prendre aux belles promesses de M. de Lauzun ; il lui avait juré de l’épouser, mais il ne se pressait pas. Il doublait son rôle de politicien de celui de Don Juan. Livia (ainsi se nommait la jeune mulâtresse) avait appris de plusieurs autres jeunes filles que M. le duc les avait trompées en leur faisant le même serment qu’à elle. Elle avait pris avec elle-même l’engagement de se venger. En ce moment, elle ne se doutait pas qu’en causant avec Mamrie, elle préparait à M. de Lauzun un châtiment terrible. Il avait eu l’imprudence, dans sa fatuité, de se glorifier auprès d’elle du stratagème par lequel il avait jadis surpris le secret de Titia ; il avait été jusqu’à lui dire que c’était à son instigation que M. Héhé avait fait lire à Mlle Pulchérie la lettre volée à Lagniape. Haïssant Démon, il croyait lui avoir joué un bon tour en révélant au monde l’origine de Blanchette. Livia avait toujours eu confiance en Mamrie ; elle lui raconta tout.

Le hasard, comme on l’a dit souvent, est le plus puissant des dramaturges ; quand il prépare une tragédie, rien n’y manque.

Un peu avant sept heures, M. de Lauzun s’était rendu à la ferme, ayant besoin de voir Pélasge pour affaires. On lui apprit que Pélasge était allé voir Mlle Blanchette, qui partait avec la tante de Démon, et que, s’il voulait le rencontrer, il n’avait pas de temps à perdre.

Livia causait encore avec Mamrie, lorsqu’elle vit venir M. de Lauzun. Il les aborda familièrement, et leur demanda, sans même ôter son cigare de sa bouche, si Pélasge était là. Mamrie répondit qu’il était au salon. M. le duc, en traversant la cour, envoya du bout des doigts un baiser à Livia, comme pour se moquer d’elle. Lorsqu’il entra dans la maison, il jeta son cigare et prit un air respectueux. Le chapeau à la main, il s’arrêta sur le seuil du salon et demanda poliment s’il pouvait entrer. Il craignait Pélasge ; il connaissait ses opinions libérales, mais il savait qu’il ne fallait pas prendre avec lui des airs de familiarité. Pélasge lui rendit son salut, et lui dit d’entrer.

En passant au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Démon, Blanchette entendit le bruit d’un siège remué avec violence, et, aussitôt après, un gémissement. Son cœur bondit. Qui gémissait ainsi ? ce ne pouvait être que Démon. Qu’avait-il ? à coup sûr il souffrait. Blanchette n’hésita pas ; elle monta et courut à la chambre de Démon. Il était pâle, haletant, les traits tirés et raides. Blanchette se précipita vers lui.

« Ah ! parrain, dit-elle en voyant le flacon de strychnine, est-ce que vous avez pris de cela ?

« Oui, répondit Démon ; de grâce, Blanchette, pas de bruit ; laisse-moi mourir tranquillement.

« Mourir ! dit Blanchette ; mourir comme cela, sans m’avoir avertie ; me laisser toute seule : ah ! parrain, ce n’est pas bien. Non, non ; cela ne peut pas être, je m’en irai avec vous. »

Démon voyant qu’elle allait prendre le flacon, le saisit. Immédiatement après, il eut une autre secousse. Ses bras et ses jambes s’allongèrent, tout son corps se mit à trembler et fit trembler le fauteuil ; puis, sa tête se jeta en arrière, son échine se ploya en arc. Après quelques secondes d’immobilité, il retomba affaissé, respirant à peine ; mais sa main crispée tenait toujours le flacon.

Blanchette aperçut le revolver ; elle sauta dessus. Démon, incapable de bouger, la vit diriger le canon contre sa poitrine, à la hauteur du cœur. Le coup partit. La balle perça la gabrielle et la chemise, effleura la peau et alla casser une vitre. Blanchette déchargea un autre coup. Cette fois, elle éprouva une douleur aiguë ; la détonation fut suivie d’un cri perçant. Blanchette se pencha sur Démon ; sa tête se posa sur sa poitrine comme sur un oreiller. Ils rendirent le dernier soupir en même temps.

Des bruits de pas, des cris, des lamentations remplirent la maison. À l’aspect des deux cadavres, Mlle Georgine, qui n’avait jamais vu de mort, fut saisie d’une épouvante incoercible ; elle redescendit en poussant des cris, à peine vêtue, échevelée, les yeux hagards, et se précipita dans la cour. Livia l’arrêta pour lui demander ce qui arrivait. Au milieu des paroles incohérentes de la jeune fille, Mamrie et Livia distinguèrent un fait déplorable, c’est que Démon et Blanchette étaient morts.

Livia, emportée par la curiosité, entra dans la maison. Mlle Georgine se reprit à fuir, et s’échappa dans la campagne.

Lagniape était dans la cuisine ; elle criait, appelait les uns et les autres, levant les bras au ciel, et demandant quel malheur mettait ainsi toute la maison sens dessus dessous.

Livia revint auprès de Mamrie ; elle lui fit, en pleurant et en gémissant, un tableau de ce qu’elle venait de voir. Mamrie ne cria pas ; elle resta immobile, assise dans la poussière ; de ses yeux éteints et fixes roulaient de grosses larmes. Tout à coup ses pleurs s’arrêtèrent ; elle demanda à Livia où était M. de Lauzun. Livia répondit qu’il était dans la chambre de Démon, avec Pélasge.

« Cé bon, dit Mamrie, couri côté Lagniape ki apé crié comme ain possédé, san li connin cofair ; di li ain bonne foi ça ki rivé, au moin la crié pou kichoge. »

Pendant que Livia parlait à Lagniape, Mamrie cherchait dans son tas de couteaux. Ayant trouvé le couteau à découper, elle le cacha dans son corsage, et appela Livia. Elle se fit conduire par elle à la chambre de Démon. Un peu avant d’arriver à la porte, elle dit à Livia :

« Largué moin. »

Livia la laissa. Elle arriva sur le seuil, en tâtonnant. Là, elle s’arrêta, et dit :

« Lauzun, mo fi, to là ?

« Oui, Mamrie, répondit M. de Lauzun, mo là ; ça vou oulé ?

« Tan pri, Lauzun, pranne mo lamin pou condui moin côté mo cher piti Démon. »

M. de Lauzun prit Mamrie par la main, et la conduisit près du fauteuil. De sa main droite elle reconnut le corps de Démon ; elle promena ses doigts, d’une manière caressante, sur sa figure et ses cheveux. Elle s’arrêta sur la cicatrice. Elle se pencha, et baisa Démon à l’endroit même où il avait été blessé.

Pélasge ne se sentit pas la force de supporter davantage ce douloureux spectacle ; il sortit.

Mamrie toucha les cheveux de Blanchette, baisa ses joues encore chaudes, soupira profondément et se redressa. Elle retira sa main gauche de celle de M. de Lauzun, et, la posant sur son épaule, elle dit :

« Lauzun, mo fi, to pa connin ça moune di ?….eh bien ! yé di cé toi qui cause tou maleur laïé rivé. Cé toi ki souflé, avec ain cerbacane, di poive é piman dan zié Lagniape, pou volé ain lette dan so poche. Cé toi ki cause Titia néyé li même dan pi. To cause Démon pranne poison-là ; to cause Blanchette mouri oucite. E to té eré tou ça sré pacé comme ça comme arien ! To cré ta sorti mézon cilà pou trompé fie encor avé to bel promesse, épi apré ça pou fé to faro é to vanteur. Non, mo garçon ; tan pou réglé to conte vini. »

Mamrie saisit M. de Lauzun par sa cravate, et dit :

« A genou, céléra !

« Mamrie, pa tranglé moin comme ça, s’écria M. de Lauzun, ou sinon ma cognin vou.

« Cognin moin, toi ! répliqua Mamrie…cé pa ain capon comme toi ka fé moin largué ça mo tchombo… A genou, mo di toi. »

Mamrie tordit la cravate, et, sans donner à M. de Lauzun le temps de se reconnaître, elle le fit tomber sur ses genoux. Éperdu, à demi asphyxié, il voulut parler ; mais sa voix ne put franchir le cercle qui étreignait son cou.

« Si to gagnin ain laprière pou fé, dit Mamrie, fé li vite. »

Et elle tira son couteau.

M. de Lauzun fit une horrible grimace en voyant luire la lame pointue et tranchante. Il agita vainement ses mains et ses pieds pour frapper Mamrie. Elle le laissa se débattre quelques secondes ; puis, d’un mouvement brusque, elle serra encore la cravate. M. de Lauzun porta rapidement ses mains à son cou, et essaya, dans un dernier effort, d’écarter les doigts de Mamrie. C’était justement là qu’elle l’attendait ; elle profita de ce moment, pour plonger son couteau dans sa poitrine en s’écriant :

« Cé pa la peine to résisté, céléra ; fo to mouri. »

Sentant, au poids du corps de M. de Lauzun, qu’il était sans vie, elle le laissa aller. Elle se rapprocha de Démon et de Blanchette, et s’agenouilla de manière à appuyer son dos à leurs corps.

Les dernières paroles de Mamrie, prononcées d’une voix tonnante, étaient arrivées jusqu’aux oreilles de Pélasge et de Livia. Ils accoururent ensemble. Mamrie venait d’essuyer son couteau sur sa robe. Elle inclina sa tête en arrière, en disant :

« Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, cher piti, zote apé attanne Mamrie : alà li ! »

Elle posa la pointe de son couteau entre la clavicule et le cou.

Pélasge et Livia se précipitèrent vers elle, pour arrêter sa main ; ils n’arrivèrent pas à temps : la lame disparut jusqu’au manche. Mamrie étendit les bras, l’un sur Démon l’autre sur Blanchette, et sa tête s’inclina lentement du côté de Démon, comme sous le poids d’un doux sommeil.