L’Habitation Saint-Ybars/XXV

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 125-127).

CHAPITRE XXV

Comment M. de Lauzun s’empare d’un secret



Mamrie, dans une de ses lettres à Démon, racontait la rentrée de Titia. Un matin, de bonne heure, un indien et une indienne de la petite tribu campée dans le voisinage du sachem, avaient demandé à parler à Saint-Ybars. L’indien dit qu’il savait où était la jeune fille partie marronne, et que si Saint-Ybars promettait de lui pardonner, elle reviendrait. Saint-Ybars donna sa parole. Alors, l’indienne demanda des vêtements pour Titia ; on lui en donna. Quinze jours après, la fugitive rentrait. M. de Lauzun la trouva plus belle que jamais ; il lui en fit son compliment, dans un langage pompeux emprunté de M. le vicomte d’Arlincourt, son auteur favori pour le style.

Titia reprit ses fonctions de femme de chambre auprès de Chant-d’Oisel ; en outre, elle remplaça la petite négresse qui servait de gardienne à Blanchette.

M. de Lauzun recommença à importuner Titia de ses déclarations. Ses effusions de tendresse restant sans résultat, il offrit des bijoux ; ils furent refusés avec dédain. M. le duc, blessé dans son amour-propre, considéra dès lors sa passion pour Titia comme une partie d’honneur, engagée par lui contre la bégueulerie d’une esclave qui croyait être quelque chose parce qu’elle avait la peau blanche.

« Ah ! elle ne veut pas se laisser prendre par la douceur, se dit-il ; eh bien ! je la prendrai par la terreur. »

Cette idée une fois bien enracinée dans sa tête, il épia l’occasion.

M. le duc n’écoutait pas seulement aux portes ; il regardait par le trou des serrures ; il ramassait tous les petits morceaux de papier écrit ; se blottissant dans les coins sombres, il guettait comme un chat. Il avait un cahier sur lequel il prenait note de tout, ne laissant pas passer l’incident en apparence le plus futile. Les jeunes dames de la maison eussent été étonnées et non moins effrayées, en lisant cette espèce de journal, de voir combien le petit polisson était exactement renseigné sur les particularités de leurs personnes.

Dans une de ses explorations, M. de Lauzun s’arrêta devant la chambre de Chant-d’Oisel, et regarda par la serrure. Titia était seule avec Blanchette. Agenouillée devant un lit de repos, sur lequel la petite était assise, elle la dévorait de caresses. M. de Lauzun n’avait jamais vu couvrir un enfant de baisers aussi passionnés. Il alla aussitôt s’enfermer dans sa chambre, pour consigner le fait sur son cahier de notes. Il avait une faculté redoutable : quand il avait saisi un indice, il ne le lâchait plus ; il le poursuivait dans ses conséquences possibles avec une ténacité infatigable. Employé par la police secrète, dans une grande ville, il n’eût pas tardé à conquérir la première place dans l’estime de ses chefs.

Titia et Lagniape ne se défiaient pas assez de M. le duc. Lagniape l’appelait l’effronté petit page ; elle aurait mieux fait de dire le pervers et dangereux petit page. Il avait surpris des signes d’intelligence entre elles. Il finit par s’assurer que tous les dix jours, Lagniape sortait dès l’aube. Elle prenait le chemin des charrettes, et rampait patiemment jusqu’à la levée. Là, elle attendait, au pied d’un arbre, l’arrivée de la Belle Ida, bateau à vapeur qui faisait le service de la côte et descendait jusqu’à Nouvelle-Orléans. Le cuisinier du bord, connu de Lagniape, s’approchait d’elle avec précaution, en recevait une lettre, ou lui en remettait une, selon que le bateau descendait ou remontait. Quand M. de Lauzun eut bien constaté ce double fait, il n’eut plus qu’une pensée ― s’emparer du secret de cette correspondance. « Quand on est maître d’un secret, on est toujours fort, » se disait-il ; et pour arriver à son but, il employa un moyen aussi infernal qu’ingénieux. Il attendit Lagniape à un endroit du chemin, où il était sûr que ses cris ne seraient pas entendus. Caché derrière la haie, il glissa une sarbacane dans les interstices du feuillage, à la hauteur de la figure de Lagniape ; il l’avait chargée avec une poudre composée de poussière de poivre et de piment. Il vit venir la vieille de loin. Elle suivait le bord du fossé, toujours du même côté. Quand elle fut à portée, il lui souffla sa poudre dans les yeux. Lagniape poussa des cris de douleur, et appela au secours. Au milieu de ses lamentations, M. de Lauzun descendit tranquillement dans le fossé, s’approcha d’elle par derrière, et prit une lettre dans sa poche.