Aller au contenu

L’Habitation Saint-Ybars/XXVIII

La bibliothèque libre.
Imprimerie Franco-Américaine (p. 134-136).

CHAPITRE XXVIII

Remords d’un poltron



La mort de Titia fut attribuée à un accident. On fut d’autant plus porté le croire, que peu de temps auparavant une négresse, en se penchant trop dans le puits, pour tirer de l’eau, y était tombée.

Mamrie, aidée de Lagniape, fit la dernière toilette à Titia. En lui ôtant ses vêtements mouillés, elles s’aperçurent que sa chemise était cousue entre les jambes. Cette circonstance les fit réfléchir ; elles y virent une précaution dictée par un sentiment de pudeur, et dès lors il devint évident pour elles que Titia s’était ôté volontairement la vie.

Mamrie expliqua naïvement cet acte de désespoir.

« Titia té tro blanche, dit-elle, pou ain nesclave ; ça té fé li si tan onte que li préféré mouri. »

Lagniape n’accepta pas cette explication ; mais elle n’en dit rien à Mamrie. Elle se sentait incapable, pour le moment, de chercher la vraie cause d’un malheur si inattendu ; elle était frappée de stupeur, elle eût vainement creusé son esprit. Elle perdait en Titia le seul être qui l’aimât d’une affection dévouée, elle misérable difforme. Elle se sentit si isolée dans le monde qu’elle eût volontiers imploré la mort, si elle n’avait pensé à Blanchette. Elle devait vivre pour veiller sur la petite ; elle la verrait grandir, elle en donnerait des nouvelles au père, et un jour viendrait où il se ferait connaître à sa fille.


Titia avait quelquefois parlé à Lagniape des déclarations amoureuses de M. de Lauzun. Après la mort de la jeune femme, ses confidences revinrent à l’esprit de la vieille. L’évanouissement de M. le duc à la vue du cadavre de Titia, se présentait souvent à la pensée de Lagniape comme un fait encore inexpliqué. Les allures de M. de Lauzun, après le tragique événement du puits, donnèrent plus de consistance aux soupçons naissants de Lagniape. Naturellement superstitieux et poltron, la mort de sa victime le jeta dans des transes continuelles. Il croyait aux revenants ; au seul mot de cimetière ou de fantôme, il avait des sueurs froides. Maintenant, il ne pouvait plus rester seul, surtout le soir ; il se faisait accompagner partout du petit nègre qu’il avait attaché à son service ; il le faisait coucher dans sa chambre. La vue de l’eau lui causait des terreurs subites ; la tête de Titia montait à la surface, et le regardait avec ses grands yeux clairs et froids. Elle le poursuivait dans ses rêves ; il se réveillait en sursaut, ruisselant et glacé ; il appelait Windsor, et lui demandait s’il n’avait rien vu, rien entendu. Il n’allait plus à la chasse, craignant de rencontrer le spectre de Titia dans la demi-obscurité des bois.

Un jour M. de Lauzun, pour répondre à un appel de Saint-Ybars, eut à traverser le salon. Les portes pleines étant entre-baillées et les rideaux tirés, la pièce était pleine d’ombre. Un guéridon occupait le centre. M. le duc eut une hallucination. Il s’arrêta tout tremblant. Le guéridon remuait, s’élargissait ; un trou noir se creusait au milieu. Ce n’était plus une table que M. de Lauzun avait devant lui, c’était un puits. Il entendit l’eau qui remuait. Titia, pâle et raide, monta toute droite du fond du puits, tenant Blanchette dans ses bras, et resta suspendue dans l’air, au-dessus du rond béant.

M. de Lauzun tomba sur ses genoux, et dit entre quatre ou cinq hoquets :

« Grâce, Titia ! je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que je ne dirai rien. »

Titia inclina la tête, et d’une voix éteinte :

« C’est bien, chuchota-t-elle ; à cette condition, je te laisse tranquille. Si jamais tu trahis ton serment, malheur à toi ! »

Elle s’enfonça lentement dans l’obscurité du puits.

Quand M. de Lauzun sortit du salon, il ressemblait plus à un mort qu’à un vivant. Cependant, comme il avait promis de bonne foi qu’il se tairait, sa conscience se calma, il rentra dans son état naturel. Toutefois, après cette terrible apparition, il fut pris d’un besoin irrésistible de marcher. Windsor le suivait partout. Quand il s’arrêtait, il entendait des voix qui parlaient dans la terre, sous ses pieds. Il lui fallut plusieurs mois, pour reprendre entièrement ses anciennes habitudes.