L’Hallali (Lemonnier)/07

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Louis-Michaud, éditeur (p. 83-92).


VII


La cour resta jonchée d’un amas informe, comme un pourrissoir. Chaviré avec son Saint-Esprit tout charbonné, le caisson d’autel pantelait parmi des falourdes, des châlits, des restes de vieil escalier, des panneaux de portes. Il vint des regrattiers qui achetèrent les débris. Avec des bouts de livrées en loques et des lambeaux de tentures, Jaja et Michel s’affublèrent comme les grands-papas et les grand’mamans des portraits de l’escalier. Tout un temps, le garçon n’alla plus chez le maître d’école, traînant fièrement par les greniers, comme un jeune prince ses loques fleuries de bouquets où s’effiloquaient les brocatelles. Des pluies s’étant mises à tomber le tas s’affala, suintant une suie grasse. On eut un spectacle de misère et de ruine que les gens du village, par-dessus les fossés, s’en venaient regarder.

Le coup surtout était allé au cœur de Jean-Robert. C’était là, après tout, ces reliques, l’image palpable d’une vieille puissance : il y avait du galop des chasses sous bois dans ces cuirs recoquillés et ces défroques élimées qu’avait jadis arrosées le sang d’un dix-cors ou d’un solitaire. Dans la ruine des nobles soies ramagées, subsistait quelque chose de la grâce fière des aïeules dont les visages, à mesure plus éteints, décoraient l’escalier au haut du hall d’entrée.

Son âme noire de paysan en resta plus sombre : on le vit errer par les cours et la maison pendant des heures, comme aux aguets d’un malheur nouveau, tâtant son chapelet et bredouillant des oremus. Il se labourait de signes de croix en passant devant la chapelle éventrée, ou bien il entrait regarder longuement les débris du grand carrosse armorié dans la remise. Il avait perdu le goût du travail. Sa femme Barbe parla de faire un pèlerinage à un vieux saint de Robessart qui conjurait la malchance : elle lui brûlerait un cierge et lui mettrait un écu de cinq dans son tronc. Mais aussitôt il se mit à geindre :

— Laisse-donc, not’ femme, ne sont-y point assez riches comme ça, là-haut ?

Dans la maison aussi, quelque chose sentit la mort. Le Vieux, couché sur de la paille d’avoine, ne cessait plus de dormir, les paupières retombées sur ses yeux d’oiseau de proie. Il ne s’était un instant réveillé que pour entrer dans une colère terrible le jour où, près du lit, Barbe avait parlé de faire venir le vétérinaire. L’abbé Custenoble, arrivé de son côté, n’avait pas été mieux accueilli. Qu’est-ce qu’il venait renifler, celui-là ? Tout de même ils avaient fini par se serrer les mains en vieux amis.

À partir de ce moment, Monsieur était retombé à son assoupissement, tout raide sous la chemise et le caleçon qui dessinaient le relief sec de son squelette comme les os d’une humanité périmée. Il arrivait que la cuisson de ses plaies lui arrachait un grondement sourd : c’était alors comme si vraiment la mort venait mettre le doigt sur les croûtes pour tâter s’il mûrissait. Mais Sybille, à bout de pieds, étant entrée une fois qu’il hognait de douleur, le Vieux avait tiré ses lèvres comme des verrous et depuis ne les avait plus desserrées. D’ailleurs, le visage terreux et sournois de Jean-Norbert aussi quelquefois arrivait regarder, de l’escalier de la tour, si le mal n’empirait pas. Jaja seule lui faisait rouvrir les yeux : il l’attirait de ses longs bras aux grandes mains où la peau plissait comme un gant et l’asseyait sur le bord du grabat. L’innocente toujours contait d’étranges histoires : il y avait un loup déguisé en vieille femme qui, depuis des années, se cachait dans la ferme. La lune était entrée la nuit dans sa chambre et s’était noyée au fond du pot. En semble, avec son frérot, une fois ils iraient dire bonjour au bon Dieu dans son paradis.

Monsieur s’amusait de ces fables ridicules et lui tirait l’oreille en disant :

— Toi, tu es la bête de la famille !

Elle avait l’esprit chimérique des êtres qui vivent dans un mystère. La vie réelle ne l’approchait qu’à travers un jeu d’ombres et de lumières. Leur petite enfance à elle et Michel s’était passée à rôder par les escaliers, les corridors, les greniers et les souterrains. Tous deux avaient connu là des effrois recroquevillés, la chair de poule aux membres, croyant voir surgir des spectres, entendant gémir des âmes captives dans les murs, lui, tout petit, blotti dans sa poitrine plate de fillette. La Guilleminette par là-dessus, leur contant des histoires de loups-garous, ils croyaient voir lumeroler des trous d’yeux rouges dans les recoins. Des innombrables chambres inoccupées qui étaient les alvéoles de l’ancienne ruche, presque toutes avaient leur légende, qui se rapportait à des naissances, à des amours et à des morts. Dans une des tours d’angle il y avait la chambre que l’on appelait la Chambre du sang, à cause d’une grande tache rouge qui ne s’en était jamais allée. Barbe toujours s’était refusée à passer devant cette pièce. Eux, les petits, regardaient par les fentes et ne voyaient rien. Mais de savoir que deux frères s’étaient entre-tués là pour une des femmes de la maison, il leur en passait des frissons froids à l’échine.

Un malin, Monsieur se mit à lamper de grandes potées d’eau et à s’appliquer des quartiers de beurre frais sur les jambes et les bras. Il continuait à refuser toute nourriture. Pareil aux vieux arbres vivant par l’écorce, son corps semblait s’alimenter de ses réserves indestructibles. Ce fut un saisissement quand un midi, on l’entendit emboucher la trompe par la fenêtre. L’hallali, sonné du souffle des grands jours, ronfla, ricocha en échos contre les murs de la métairie. Mais cette fois, à l’accent de bravade et de défi qui précipitait les notes, il sembla que le cuivre héroïque sonnât la victoire du cerf sur la meute plutôt que sa défaite. Jean-Norbert sentit une chaleur lui passer au cœur en se rappelant la légende du trisaïeul. La trompe se tut et Monsieur entrait se tailler dans la cuisine d’énormes chanteaux de pain qu’il engloutissait, d’une faim terrible.

Les apophyses, comme des clous, lui perçant sous la peau, il eut l’air de sortir de sa bière : on lui voyait les blocs de pain descendre comme des cailloux dans le gosier. À peine il eut fini, il prit sur la planche deux galettes de farine de châtaignes et il ne cessait pas de renifler dans les coins à la recherche d’une pâture supplémentaire. Comme le sanglier blessé dans sa bauge, le baron, que fout le monde croyait sur le point de trépasser, simplement s’était refait, laissant agir la nature et, maintenant il sortait du hallier, farouche, menaçant de tout dévorer.

M. de Quevauquant, sa repue finie, traversa la cour, alla visiter la chapelle, remua d’un coup de pied en passant le vaste tas pourrissant à la pluie. Jean-Norbert et Barbe, de derrière la fenêtre, le virent considérer la ruine, les yeux secs, d’un cœur qui semblait invulnérable.

Le soir ensuite, on se retrouva réuni autour de la table ; il tira l’oreille de Michel, pinça le menton de Jaja, fit une grimace à sa bru ; et tôt, à larges goulées il recommença de manger. Rien ne sembla s’être passé : l’incendie, la ruine, la mort s’attestèrent sans prise sur son grand âge coriace. Il demeurait là, près d’eux, faisant jouer ses mâchoires activement et ruminant on ne savait quoi, hors de la vie. Mais après un assez long temps, tapant soudain du manche de son couteau sur la table, il grommela une injure.

Barbe fit son signe de croix. Jean-Norbert, se persuadant que l’injure était pour lui qui détenait le quartier de la pension, trembla de tous ses membres. Son œil vacillant se haussa jusqu’à Sybille qui, de son côté, le regardait. Encore une fois il baissait la tête, se défiant du regard qui descendait droit dans le sien, comme un fil à plomb.

Cependant, Monsieur, la dernière tranche de lard raflée et la platelée de pommes de terre écurée jusqu’à la faïence, brusquement déliait ses mâchoires.

— Le cerf tenait tête depuis des heures, dit-il. De Grandmagne à Pont-à-Leu, par Notre-Dame-des-Hayons et Trieu-la-Mort, il avait promené les chiens, les démolissant à la file de ses formidables andouillers jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un, mais un dur-à-cuir celui-là ! La nuit tomba et il fallut achever la bête aux flambeaux : on brûla deux sapins pour éclairer la curée. M’est avis que nous n’en fûmes pas loin l’autre fois où ce fut la bicoque qui manqua flamber tout entière. La curée ! La curée ! Et la bête, c’eût été nous !

Le propos violemment les secoua : eux, aussi, depuis un peu de temps, se tourmentaient de la pensée que quelqu’un du dehors avait mis le feu à la chapelle. Jumasse s’était rappelé qu’il était monté aux combles par l’échelle et que cette échelle, ce n’était pas lui qui l’avait appuyée contre le mur. Un homme, dans le noir, avait pu très bien se hisser par là jusqu’à la fenêtre et jeter dans les falourdes le brandon qui avait propagé le feu.

La face de Jean-Norbert aussitôt se congestionna Les yeux hors de la tête et perdant le respect qu’il gardait toujours devant l’ancêtre, il cria :

Si c’est quéqu’un qu’a fait l’coup, faut dire qui !

Par-dessus la table, s’avançait son torse d’homme de la terre, massif et trapu.

— Mon père, fit Sybille froidement, peut-être il vaut mieux se taire. Une fois dit, le nom ne s’en irait plus, et alors on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Il faudrait tirer dessus comme sur un chien.

« Ce sont les filles, songeait le Vieux, qui, chez les derniers Quevauquant, ont le poil aux dents. » Mais il n’aimait pas lui donner raison. L’ancien levain encore une fois leva ; il piqua un morceau de lard et haussant les épaules :

Bon ! Bon ! Ce que j’en dis ne regarde que moi ! Et puis, après tout, rien ne peut empêcher que ce qui doit arriver arrive. Quelquefois le sort va chercher à ras de son sillon une sale brute de paysan et lui met aux poings un bouchon de paille enflammée : il n’en faut pas davantage pour que tout Pont-à-Leu flambe d’une torchée. Et voilà, ceci est peut-être le premier avertissement avant le coup de pioche final. Le pis, c’est que tu es trop stupide, vieux loup, pour en profiter, toi et les tiens. Ah oui, du vieux bois ! comme disait l’autre, et mettre le tout à l’encan pour en faire d’argent avant que tout ne saute !

Barbe à tout hasard se signa, soupirant si fort qu’il vint, avec le soupir, un morceau de pomme de terre.

— Nous préserve le Seigneur d’un tel malheur, Monsieur ! dit-elle. Que deviendraient les enfants ? Ah bon Dieu ! ce serait-y point pitié !

— Corbleu ! Ils seraient riches, ma bru.

— Mieux vaut porter pauvrement avec fierté son nom ! déclara Sybille.

Jaja, tout en fourrageant dans ses crins pâles, interrogeait Michel :

— Quoi qu’y a dit, grand-pè ? Sûrement s’agit d’un loup.

Lui tremblait de tous ses membres.

— C’est pas tant, du loup que de l’aut’ chose qu’on ne sait pas, Jaja.

Sa sensibilité était excessive ; il avait des pressentiments ; il s’hallucinait de bruits et d’apparitions. Quand l’ombre des hauts nuages entrait par les fenêtres, il criait qu’il y avait quelqu’un qui marchait avec des pas de velours dans la chambre. Un jour, l’Ensevelisseuse ayant dit que les cheveux des morts repoussaient dans les grandes herbes des cimetières, il n’osa plus de longtemps regarder les cheveux de sa mère. Dans son lit, sans pouvoir dormir, il restait aux écoutes du vent sous les portes, du bruit menu de la brique s’émiettant, du vrillement de l’artison dans les boiseries. Une fois, ayant cru entendre des voix dans la Chambre du sang, il était tombé devant la porte. Il avait fallu deux heures pour le ramener à la vie : il lui en était resté des suffocations, des points au cœur et comme un froid grelottant au fond de sa maigre petite poitrine.