L’Hallali (Lemonnier)/15

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Louis-Michaud, éditeur (p. 179-201).


XV


Tous les ans, aux Pâques, Barbe et sa fille Sybille s’en allaient passer une semaine chez les Lanquesaing. De cette petite noblesse sans titre qui autrefois avait été influente dans le pays, il ne restait que quelques tronçons inégalement fortunés. Une sœur de la femme de Jean-Norbert, Adélaïde, s’était mariée vers la trentaine à M. de Gransart, un officier supérieur qui, en mourant, lui avait laissé deux fils et quelque fortune. C’était cette sœur chez qui Barbe passait les quatre premiers jours de son séjour dans la famille. Adélaïde, personne un peu sèche et à qui une économie stricte, la pension militaire et le bien provenant du mari assuraient une certaine aisance, n’aurait pas souffert que cette coutume fût transgressée.

Barbe, avant de rentrer à Pont-à-Leu, consacrait ensuite deux jours à son oncle Aurélien et à sa tante Élisabeth, tous deux célibataires, et qui habitaient ensemble un des grands hôtels du faubourg. C’étaient, ceux-là, dans leur sommeil et leur isolement de vieilles gens riches, comme le Saint-Sacrement visible de la famille : la race des Lanquesaing, mi-gentilshommes et mi-robins, se glorifiait et s’adulait dans le culte d’idole dont on choyait la sénilité puérile et pimpante du frère, tout frêle sous sa perruque de cheveux blonds frisés, et la belle graisse massive de la sœur, pareille au pilier d’or de la maison.

Jumasse, le troisième jour après Pâques, accrocha donc la vieille jument borgne à l’antique berline dont un simple brancard avait remplacé le timon. Le coffre fut chargé à l’arrière de la voiture avec la caisse à chapeaux et le carton à bonnets. Barbe emportait une robe de soie puce qu’elle possédait depuis quinze ans, mais que Sybille, aidée de la Guilleminette, élargissait chaque année en recourant à des subterfuges variés. C’était sa robe de gala : en l’économisant, elle comptait bien la faire servir encore pour le mariage de sa fille. Il avait fallu aussi rafraîchir une ancienne robe de celle-ci : avec un louis de velours et de soie, on l’avait rendue présentable ; mais Jean-Norbert ne s’était pas décidé sans peine à bailler l’argent nécessaire. Ces départs qui les obligeaient à un peu de dépense étaient toujours le sujet de débats pénibles. Cette fois encore, Barbe avait dû dire le grand mot :

— Mais, mon bon homme, pense donc que notre Sybille va sur ses trente ans. Passé cet âge-là, une demoiselle est quasi plus mariable. Alors il est temps de se presser. Une jolie robe, ça fait venir le mari. Un joli petit mari riche, pense à cela, notre homme. Serais-tu point heureux si on te l’amenait ?

— Ben ! Je ne dis pas, mais tout de même, d’année en année ça fait des sommes.

Elles se trouvèrent prêtes, en toilettes très simples pour la route, robes de mérinos et paletots ouatés, gants de laine noire aux mains. Barbe, dans un réticule qu’elle avait porté jeune fille, avait fourré son mouchoir, son chapelet, son livre d’heures, une boîte à pastilles, des ciseaux, un dé à coudre et son éternel jeu de cartes pour ses réussites. Tandis que Jumasse passait sa casaque, elle fit demander par Jaja à Monsieur s’il consentait à les recevoir. Il répondit qu’il les attendrait dans le hall, au bas de l’escalier des portraits. Elles le virent, en effet, qui marchait en long et en large, lorgnant quelque fois d’un regard de côté ses ancêtres dans leurs vieux cadres vermoulus.

— On va donc voir les petits parents de province ? dit-il aussitôt. Bien du plaisir. Ça doit sentir la crotte de souris chez eux. Ça a de petites vertus et de la petite aisance, c’est petit en tout de la tête aux pieds. Cacatois sur un perchoir ! Nous sommes, nous, du côté des aigles et des lions, ma bru.

Il remonta de trois marches et les congédia d’un geste quand soudain le portrait du trisaïeul, se détachant avec son clou, fit ricochet sur un autre et manqua lui fêler la tête. Il reçut droit le choc, sans sourciller : la peau entamée saigna. Il tira son feutre et d’un rond de bras salua l’ancêtre qui avait failli le tuer.

— Un doigt en plus, monsieur mon trisaïeul, et je serais mort debout comme doit mourir un Quevauquant.

Là-dessus, étanchant la plaie avec ses doigts, comme les paysans se mouchent, il secoua les gouttes de sang et en étoila le mur. Tout chez un tel homme était cynique, même son mépris de la mort.

— Sûrement, ma fille, c’est le diable qui a pris la forme de votre grand-père, souffla Barbe en tâtant de sa main gantée son chapelet au fond de son sac.

Elles entendirent pester Jumasse tout attelé et qui criait qu’il était grand temps de partir si on voulait arriver à la ville pour les deux heures de l’après-midi. C’était une des idées de la descendante des Lanquesaing de faire dans la berline ce petit voyage annuel. En la remettant au train, après trois quarts d’heure de voiture, Jumasse lui eût fait gagner la moitié d’une journée. Mais pour rien au monde, elle n’eût consenti à un déplacement qui eût manqué du cérémonial accoutumé. Elle se hissa péniblement sur le marchepied, soutenue aux aisselles par Sybille, s’informa pour la vingtième fois si ses bonnets étaient bien dans le carton, puis tirant son mouchoir, s’affligea jusqu’aux larmes, à la pensée de quitter son bon homme. Elle lui avait pris la main, disant qu’elle faisait là un sacrifice qui lui coûtait autant que la vie. Ensuite, elle lui fit jurer de changer de flanelle au moins deux fois sur la semaine à cause des mauvaises sueurs. Elle dut aussi embrasser longuement Jaja et Michel qui, le corps à demi-entré par la portière, lui avançaient leur front. Quand enfin sa sensibilité se fût calmée, Jumasse, penché sur son haut siège, d’une anguillade de son fouet fit démarrer la jument : l’écusson des Quevauquant s’ébranla dans un bruit de ferrailles. Jean-Norbert et les enfants donnèrent la conduite jusque sur le chemin ; puis, une main, à travers la portière, longtemps secoua un mouchoir ; et tout doucement la haridelle, après avoir renâclé et s’être tendue sous l’attelle, se mit à trotter.

À la traversée de Pont-à-Leu, tout le monde vint aux portes. C’était un événement, ce départ des dames de Quevauquant, comme aux temps où les grandes dames de la lignée partaient pour la Cour. Dame Barbe n’était pas indifférente à cette curiosité ; très lointainement, quelque chose s’éveilla dans sa mémoire, un rappel des temps où les Lanquesaing aussi quittaient en des voitures démodées leurs terres pour revenir passer l’hiver à la ville. À la vérité, la bonne femme n’avait point connu ce temps ; mais elle l’avait entendu rappeler par sa mère, et c’était devenu à la fin comme si cela lui était arrivé à elle-même. Elle se penchait sur l’apsichet et en voyait des saluts comme avaient dû le faire ses aïeules.

Il y eut un moment où la voiture fut si lourde que Jeannette refusa de tirer. Jumasse, soupçonnant qu’une grappe de petits patauds avait dû se pendre aux ressorts d’arrière, allongea un coup de fouet ; et en effet, il y en avait là deux, montés sur le coffre, pendant que quatre autres se laissaient traîner.

À chaque montée, la bête soufflait : son flanc, cerclé de côtes en relief comme des douves, remuait d’une ondulation de ruche à l’heure de la rentrée des abeilles. On attendait que le poumon lui fût rendu et de nouveau, à petits temps de trot ou au pas, on repartait. À mi-chemin, ensuite, il fallut que Jeannette eût son quignon de pain, sans quoi elle se fût butée. Le temps ainsi s’allongea ; la berline ne passa l’ancienne poterne de la ville qu’une couple d’heures après qu’on l’avait supposé. Jumasse, au milieu d’un ameutement, arrêta enfin son étrange attelage devant la maison des Gransart. La vieille domestique, accourue au coup de sonnette, dut extraire des capitons Barbe, ankylosée par les cahots. Aussitôt celle-ci se jetait dans les bras d’Adélaïde qui attendait au haut du perron, un petit mouchoir de batiste dans les doigts. Cette dame, au nez en faucille, très maigre, des bandeaux plats encore noirs, tendit simplement la main sans manifester d’émotion, mais la femme de Jean-Norbert, reprise d’une crise de sensibilité, lui jeta ses bras autour du cou.

— Ah ! ma chère âme, c’est bien vous que voilà ! Si maman pouvait nous voir du paradis où elle est sûrement ! Depuis quinze jours, je ne me tenais plus. Je disais à not’ homme : « Faut que j’aille, voilà le temps : Adélaïde aura préparé la grande chambre. »

Mme de Gransard avait astreint sa vie à la plus extrême correction ; son impassibilité passait dans la famille pour un signe de distinction natire. Elle détacha les bras de Barbe et, la bouche pincée :

— Ma sœur, ces sentiments vous font honneur, mais modérez-vous. Il ne convient pas de se donner en spectacle.

Barbe se tamponnait les yeux, et Sybille, avançant le front, pouvait enfin recevoir, d’un effleurement léger, le baiser auquel elle avait droit, une fois l’an.

Leur vie, comme les autres fois, s’arrangea dès le premier moment. La Cadie les mena à leur chambre, une pièce à deux lits sur la rue, spacieuse, d’un goût banal et froid, où les fauteuils, comme des collerettes, portaient au dossier la frange lourde de broderies au crochet signalant l’application manuelle du pensionnat. Barbe y put dormir, sous la couette de plumes, des sommeils dont rien n’eût égalé la douceur si elle n’avait été obligée, chaque matin, selon la coutume de la maison, d’aller entendre la messe de sept heures. On déjeunait ensuite de café, de beurrées et d’un peu de miel. Au repas de midi, du laitage, des œufs, des pâtisseries légères.

Mme Adélaïde s’abandonnait au goût des douceurs, sans se départir de ses habitudes d’économie. L’après-midi, on sortait par la ville, visites, promenades sur le mail, stations devant les magasins. Ensuite, on rentrait ; on ne ressortait que pour le salut. Après quoi, on dînait : le potage, deux plats, un fruit ou une confiture, des gâteaux. C’était un délice pour Barbe : tout lui mettait la larme à l’œil et elle ne se tenait pas de continuellement sourire, d’une bouche humide et ravie. Sa vieille âme candide s’émerveillait pour un plat, pour un chemin de table, pour un geste.

— Mon Dieu ! Laïde ! Il n’y a que vous pour avoir une maison si bien tenue. On ne mange nulle part ailleurs comme ici. Et puis vous êtes belle ! Vous avez toujours été la plus belle de la famille ! Et vos mains ! Quand, à la procession, vous portiez une des bannières, c’étaient comme des petites fleurs ! Ah ! Laïde, et votre taille ! Jamais, on n’en avait vu de plus fine. On était fière d’être une Lanquesaing à côté de vous. Ah ! que je suis heureuse ! Il me semble que j’ai déjà l’âme en paradis.

Laïde s’arrêtait.

— Vous n’y pensez pas, ma sœur Barbe. Il est défendu de mêler aux choses de la terre, la pensée de ce qui est là-haut.

— Oh ! pardon, je ne croyais pas m’être mise en faute. Je vous en demande pardon, Laïde, j’en demande pardon au bon Dieu. Mais c’est que vraiment on est si bien chez vous ! Tenez, j’en pleure comme une bête. Sybille, où est mon mouchoir ? Personne n’a vu mon mouchoir ? Je l’avais là tout à l’heure sur les genoux.

Des retours de petites choses identiques ponctuellement réglèrent leur vie. Une quiétude benoîte en résultait qui oignait l’apathie grasse de la bonne Barbe, mais bientôt exaspéra cette Sybille née dans le nid des aigles et qui se voyait là, emprisonnée derrière le treillis d’une cage à pinson. Il lui arrivait, pour échapper à la contrainte des tête-à-tête, de monter à sa chambre bâiller et s’étirer les bras, l’âme morte dans l’immense ennui de ce milieu béat et provincial. C’était là, du reste, une inconvenance que sa tante, d’un ton pincé, ne manquait pas de relever sitôt qu’elle était redescendue.

Sa sauvagerie de vieille fille, alors, regretta la maison des ombres et du silence, où du moins elle se sentait près de sa race, avec un pareil dédain de leur veule nobillonnerie qu’affectait le vieux seigneur de Pont-à-Leu. Elle eût fait un coup de tête sans un événement imprévu et redoutable qui paralysa pour un peu de temps toute sa volonté. L’aîné des fils de Mme de Gransard, Léonce, son cousin germain, rentra du Caire, où il avait été chargé, comme ingénieur, de la construction d’une ligne de chemin de fer, deux semaines plus tôt qu’on ne l’attendait. Sa femme et ses deux enfants l’accompagnaient. Adélaïde ne se départit pas de sa correction habituelle ; elle parut le revoir après un mois d’absence et, sans laisser paraître d’émotion, partagea ses baisers entre lui, sa bru et les deux fillettes par tranches égales, comme un gâteau mangé en famille. Sybille remarqua que la femme de Léonce considérait avec dédain sa pauvre robe noire. Elle la prit aussitôt en haine.

Léonce, en apercevant Sybille, manifesta un plaisir réel : il lui prit les poignets et l’attira pour l’embrasser. Mais elle pâlit sous la chatouille de ses moustaches, tout son sang remonté au cœur. Il lui présenta ensuite sa femme, une Égyptienne de riche naissance, épousée là-bas : elle se tourmenta de n’avoir pas fui la veille, à l’arrivée du télégramme qui avait annoncé le retour de Léonce. Elle s’en voulut surtout de n’avoir pu résister à l’attrait secret que cette rencontre, après des années, eut pour elle.

Léonce avait gardé le joli air svelte de sa jeunesse ; il avait trois ans de plus que Sybille et ils s’étaient aimés. Du moins, Sybille s’était crue aimée de ce jeune homme brillant et léger. C’était le temps où elle sortait de pension : Barbe avait décidé de la laisser quelque temps dans la famille, chez une autre sœur, la tante Emmeline, excellente femme, morte depuis et qui, sans s’être mariée, voyait assez de monde. On espéra du hasard un établissement profitable dont les avantages se fussent reportés sur les parents. Dans la société où elle fréquenta, Sybille apparut le type impérieux et noir des Quevauquant. Elle conquit sans charmer ; sa réserve un peu farouche ne fléchit que pour Léonce avec qui elle avait joué, enfant, et dont la gaminerie gentille et taquine déjà alors faisait des ravages dans le cœur des petites filles.

Il ne devait apporter à cette passionnette qu’un entraînement sans profondeur, mais Sybille, sèche et ardente, s’enflamma. Comme sa tante la laissait assez libre, ils se voyaient à l’église ou près des remparts, comme de petits amants.

La nouvelle s’ébruita. Emmeline la jugea compromise et demanda à sa sœur Adélaïde qu’on les mariât, aussitôt les études de Léonce terminées. Mais Mme de Gransard, qui n’eût point montré de répugnance pour une jeune fille riche, estima celle-ci trop pauvre et en pensée adjugea son fils à quelque héritière. D’ailleurs, une rivalité de famille existait entre les Lanquesaing et les Quevauquant, à la longue, dégénérée en dédain pour ces terriens appauvris jusqu’à la famine. On coupa court à une illusion dangereuse en renvoyant Sybille à Pont-à-Leu. Ce fut là son seul amour et il lui troua le cœur. Elle avait traîné sa blessure sans s’ouvrir à personne ; jamais sa mère n’avait rien su. Sa fierté longtemps souffrit le double tourment de n’aimer plus et de ne pouvoir maîtriser sa souffrance.

Le temps et la volonté, à la longue, eurent raison de ces mouvements de sa vie. Elle sortit de l’épreuve, toute sa jeunesse brisée, mais armée contre elle-même. Elle put se croire la plus forte après ce combat où d’abord sa faiblesse avait été vaincue et où, finalement, son orgueil avait triomphé. À peine sortie de pension, on la vit ainsi devenir femme ; elle eut un accent de beauté en avance sur son âge, mais qui, à la chaleur sèche de sa vie, se brûla et passa tôt. Elle fut ardente, froide, hautaine avec des violences sourdes en elle qui s’étendaient jusqu’à sa religion, une religion solitaire où elle s’accablait, où elle en voulait à Dieu de les abandonner dans leur détresse.

Quand elle consentit à écouter sa mère, qui la suppliait de se remontrer avec elle dans la famille, trois ans après le départ de Léonce, le mépris était venu, mais sans tuer son cœur. Elle s’en aperçut bien en le revoyant avec celle qu’il était allé chercher là-bas. Elle ne put se défendre de le trouver plus beau que par le passé, d’une beauté d’homme heureux. Elle détesta sa tante, elle détesta Léonce, elle détesta l’Égyptienne, elle se détesta bien plus pour sa propre lâcheté. Elle souffrit là, de fierté et de honte, comme avaient dû souffrir les grandes femmes de la lignée.

Le pis fut que Léonce, dans la sérénité de son égoïsme, ne s’aperçut de rien. Une pointe de taquinerie perça dans son insistance à lui demander pourquoi elle ne s’était pas mariée. Il eut la cruauté de faire une allusion ironique à leur petit roman d’amour.

— Dites, Sybille, étions-nous assez fous !… Il n’a tenu qu’à un cheveu que nous ne fassions la plus irréparable des sottises.

— Vous l’avez bien faite depuis, dit-elle sèchement en lui tournant le dos.

Il s’étonna de l’avoir blessée. C’était leur dernier jour : elle se jura de ne plus remettre les pieds chez Mme de Gransard. Quand elle sortit de la maison, la porte lui retomba sur le cœur, du poids d’une pierre ; mais cette fois, c’était bien elle qui l’avait tirée à jamais. Elle partit fièrement, en fille des Quevauquant, toute pleine de mépris pour ces petits parents de province, petits en tout, comme disait d’eux Monsieur. La sévère Adélaïde, sous le sourire froid d’orgueil dont elle la transperça, en évitant de lui tendre le front, sentit s’enflammer les pâleurs sèches de son visage.

Sybille ne consentit à se rendre chez sa grand’tante Élisabeth qu’à la condition de n’y demeurer que le temps d’une visite. Elle avait nettement déclaré à sa mère qu’elle était résolue à gagner le train sitôt après, sans attendre que Jumasse selon son habitude vînt les reprendre avec la berline. Elle-même se chargea de faire porter le coffre et les cartons à la gare.

Toute la famille sembla osciller sur ses bases quand Sybille fit part de ses intentions à son imposante parente. On les avait reçues au petit salon du rez-de-chaussée, le grand demeurant toujours clos dans un silence de vieille pièce où les housses ressemblaient à des suaires par-dessus des fauteuils désaccoutumés des vivants.

La tante Élisabeth, assise, les mains sur les genoux, dans une rotondité d’idole encore exagérée par l’ampleur des jupes, se tourna vers l’oncle Aurélien et dit simplement :

— Vous l’avez entendu, mon frère ?

Elle avait des yeux bleus, d’un froid d’acier, dans un grand visage qui, élargi dans le bas par les bajoues, s’étrécissait à mesure vers le haut entre des bandeaux beurre frais, dessinant ainsi la forme d’une grosse poire.

L’oncle Aurélien, tout rose sous le frisottis d’une perruque jaune, les joues glabres et luisantes, aussitôt donna des signes de la plus insolite gaîté, trépignant et tapant avec les mains sur le bras de son fauteuil.

Tout le monde savait qu’il n’avait jamais été très éveillé d’esprit et que sa sœur le traitait en vieil enfant gâté, le dorlotant et s’émerveillant de sa peau de bonbon vernissé. Mais quelquefois ce petit homme puéril s’emportait d’une colère de singe des petites races : elle tâchait alors de le calmer en le berçant dans ses bras ou bien en douceur lui donnait une petite claque qui avait raison de ses indisciplines. Dans un excès d’adoration, elle ne semblait pas avoir conscience de ses lacunes.

— Il n’y a personne qui s’entende à donner un bon avis comme mon frère Aurélien, disait-elle. C’est un esprit réfléchi et qui ne parle pas à la légère. Quand il a dit une chose, on peut être sûr que c’est la bonne, et il n’est pas besoin de revenir dessus.

Cette fois, le petit oncle rose ne parut pas témoigner d’un entendement bien précis. Sa mimique, amusée et falote, eut l’air de se rapporter à un événement sans analogie avec la parole compassée de la tante Élisabeth.

— Mon frère, reprit-elle, nos parentes ne passeront pas les deux jours avec nous. Elles manquent ainsi aux devoirs de la famille. Ne le pensez vous pas comme moi ?

L’oncle prit sa tête à deux mains et se mit à la secouer avec énergie dans un sens qu’il était permis de prendre pour affirmatif.

— J’en étais certaine, fit-elle aussitôt, d’un visage impassible.

Elle se leva avec une dignité laborieuse, fit signe à son frère de la suivre et, raide comme une sainte de paroisse dans sa robe de faille à plis droits, elle quitta la pièce.

— Allons-nous-en, ma mère. Il ne convient pas que nous restions une seconde de plus dans cette maison ! dit alors Sybille.

Mais Barbe criait, pleurait :

— Après tout, c’est notre sang, ce sont des Lanquesaing comme moi et toi. Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! quel malheur !

Elle eut là une vraie incontinence de sensibilité. Sybille s’irrita et dut l’entraîner. Elle avait hâte de reprendre sa vie farouche de Pont-à-Leu. Elle s’en allait, le cœur mort, mais libre, pour avoir touché à la grande douleur de sa vie de jeune fille. Tout était bien fini, jamais plus elle n’aimerait. Elle demeurerait la vierge au sein coupé sous sa cuirasse de mépris et d’orgueil.

Il leur fallut regagner la gare à pied, Barbe, presque défaillante au bras de cette longue jeune femme qui portait si fièrement sa petite robe par places lustrée d’usure. Son gros bon cœur spongieux se dilatait en soupirs pour cette catastrophe qui ruinait en elle le principe de la famille. Jamais elle n’avait été plus malheureuse et elle se désolait sur ses tantes perdues, sur le coup qui en résultait pour elle et dont elle ne se remettrait jamais, enfin sur le mari qui ne s’était pas présenté pour Sybille.

Un poney-chaise brusquement stoppa. Firmin Lechat, rond, rougeaud, son fouet au poing, en hautes bottes, leur tirait un coup de chapeau.

— J’pensais bien que ma chance ne m’aurait pas quitté comme ça, dit-il. Hé oui ! figurez-vous, voilà-t-il pas qu’à ce matin, mon agent de change m’annonçait que j’avais un numéro sorti dans un tirage. Oh ! une bagatelle, 10,000 francs, quoi ! Mais enfin l’argent est toujours bon à ramasser, pas ? Et comme ça, par là-dessus, j’ai l’avantage de vous rencontrer. Ah ben ! madame la baronne, si le cœur vous en dit, je vous offre ma voiture pour vous ramener chez vous. Mes petites bêtes sont reposées ; en trois heures vous serez rendues à Pont-à-Leu.

Barbe tout de suite accepta.

— Monsieur Lechat, c’est point de refus, d’autant plus qu’ainsi, nous économisons…

Sybille la poussa du coude.

— Le temps, acheva-t-elle.

Firmin Lechat les fit monter. Barbe était assise auprès de lui, Sybille, en vis-à-vis, le dos aux chevaux. Mais le coffre et le carton à chapeaux qu’on leur délivra à la gare les obstruèrent ; Lechat, sans marchander, fréta une guimbarde, qui se chargea de les déposer à Pont-à-Leu.

Déjà, Barbe ne pensait plus à ses malheurs. Elle s’efforçait de garder une attitude digne, le buste tendu, réagissant contre la détente des ressorts. Sybille, elle, face au petit homme, n’évitait pas toujours le regard qu’il égarait jusqu’à elle et qui lui causait un étrange malaise dégoûté. Néanmoins, il semblait surtout préoccupé de leur faire admirer la vitesse de ses cobs, correct comme un homme qui a connu les bonnes maisons.

L’odeur du cuir verni, l’afflux poivré du poil des chevaux la grisaient légèrement et dilataient ses narines. Un soleil d’après-midi de mars mettait à sa peau bise de petites lumières frémissantes qui lui ricochaient dans les yeux. Parfois, il était obligé de se pencher à droite et à gauche, pour apercevoir la route, derrière ses épaules, par-dessus la tête des chevaux. D’ailleurs, très à l’aise, leur parlant de sa maison, de ses propriétés, de ses affaires, avec son assurance d’homme à qui tout avait réussi.

— Allez, vous êtes bien heureux, disait. Barbe.

— Heureux, je ne dis pas… Et tout de même, il me faudrait là une personne qui aurait de l’éducation et tiendrait sa place dans le monde. Hé ! hé ! je n’ai pas encore dételé, moi, vous savez ! Le cœur toujours comme à vingt ans. Mais on est devenu plus difficile ; situation oblige. Ma première était une brave femme, un peu courte d’idées, mais honnête et travailleuse. Elle a eu le lot le plus dur. La seconde n’aura plus grand’chose à faire et, pour sûr, il ne lui manquera rien. Ah ! que non, il ne lui manquera rien. Toilette, argent et le reste, ce n’est pas moi qui y regarderai. On marierait d’abord les enfants. Une nouvelle femme doit être maîtresse à la maison. Et puis, on ne sait jamais, peut en venir d’autres, faut de la place ; c’est une idée que j’ai comme ça. On fait des folies à tout âge, hon ?

Il ne s’adressait ni à l’une ni à l’autre, parlait dans le vague avec une rondeur bonhomme, les yeux rusés et vermillants, jetant son « hon » d’un coup de menton négligent. Puis, il siffla entre ses dents pour presser le trot des cobs, leur chatouillant le flanc de la mèche de son fouet, et il parut n’avoir rien dit.

Barbe tout à coup regardait Sybille et disait :

— Vous n’en manquerez point, d’femme, m’sieu Lechat.

— Je n’en manquerai point, peut-être bien ; mais peut-être bien aussi que celle dont je voudrais ne voudrait point de moi.

Cette fois, il avait regardé nettement Sybille. Elle eut l’idée que c’était d’elle qu’il s’agissait. La sensation fut brusque comme un attouchement ; et cependant elle ne lui en voulait pas : elle éprouvait presque une douceur à être recherchée, sans plus songer dans le moment que cet homme avait appartenu à la domesticité des Quevauquant. Elle détourna les yeux : il ne put savoir ce qu’elle avait pensé.

L’attelage filait bon train ; le pavé sonnait sous la retombée des sabots. Ils traversèrent les hameaux : les toits fumaient sous le soleil oblique : l’air était sec et vif, ventilé d’un souffle frais qu’ils recevaient au visage, les yeux demi-fermés. Des terreaux remués montait un évent animal : on sentait que le printemps allait venir ; et les petits enfants étaient sur le pas des portes, jouant avec les chats.

À mesure que la ville s’effaçait dans les lointains, une détente plus grande apaisait Sybille. C’était sa vie humiliée qu’elle laissait là-bas, l’affront fait à sa robe de fille pauvre, l’insolence des petites gens sans titre pour leur misère orgueilleuse de gens de grande race.

Les chevaux, menés droit, firent la route en moins de deux heures. Le village traversé, on vit se dresser les tours de Pont-à-Leu. Barbe, d’un esprit court, attaché au souci des petites choses, maintenant s’inquiétait pour le coffre et le carton restés en arrière. Mais apercevant Jean-Norbert en train de planter les pommes de terre dans le champ, elle oubliait tout et lui criait de loin :

— Ah ! mon homme, mon bon homme, que je suis donc aise de te revoir ! Sûrement, je serais morte d’attendre plus longtemps. Et comme ça, c’est ta fille et moi que ce bon m’sieu Lechat te ramène dans sa voiture, tu peux bien le remercier. C’est un homme joliment poli et qui ne regarde pas à se déranger pour les gens, ah ben non !

Jean-Norbert, de grosses mottes de terre à ses sabots, arriva serrer la main à Firmin Lechat. Vraiment oui, c’était bien poli à lui, et il le regardait de dessous ses épais sourcils, le visage sournois et humble, répétant toujours la même chose. Il accompagna la voiture jusque dans la cour, caressa les chevaux, puis s’en retourna à sa terre pendant que Lechat, un instant, vérifiait la sangle des sellettes. Jumasse, qui rentrait chercher de la plante, à son tour arrivait se piéter devant les cobs, leur flattant le jabot, les palpant au gras des côtes, en connaisseur.

— Mâtin ! c’est des bêtes qu’avez là, môssieu Lechat !

On se quitta amicalement. Barbe ne tarissait pas de remerciements : jamais elle n’oublierait, elle s’était crue au beau temps comme en famille, autrefois, etc. Sybille, agacée, la coupa.

— C’est bien, ma mère. M. Lechat n’en demande pas tant.

— Mamzelle Sybille a bien raison, du moment que ça vous fait plaisir.

Il partit de là pour leur offrir sa voiture quand elles la voudraient. Ça ne le gênait pas, bien au contraire, et par une vieille habitude, il ajoutait :

— À vot’ service.