L’Harmonie imitative de la langue française/Chant I

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SUJET DU PREMIER CHANT.



Idée générale de l’Harmonie imitative en poésie ; objections contre notre langue, réfutée par des preuves de sa flexibilité dans tous les genres ; exemples de son laconisme ; analyse de toutes les lettres de l’alphabet.
L’HARMONIE IMITATIVE
DE
LA LANGUE FRANÇAISE.

CHANT PREMIER


 
Il est, n’en doutons pas, il est une Harmonie,
Qui naît du choix des mots qu’enchaîne le Génie,
Et, dans tous les sujets, par des accords divers,
On peut à la musique égaler l’art des vers.
On la peut surpasser, j’ose le dire encore ;
Volez, Alexandrins, qu’une image décore,
En calculant vos sons, tristes ou gracieux,
Vous peindrez à l’oreille aussi vite qu’aux yeux.
Malheur au rimeur froid dont la tête rétive
A saisir mon projet se montre ici tardive,
Et qui verse toujours, avare généreux,
Des lignes de six pieds pour des mètres nombreux,

De sa fécondité, là haut, Phébus se raille,
Et tel un Général, dans un jour de bataille,
De ses soldats nouveaux, à la toise choisis,
Voir fuir au premier choc les bataillons transis,
Tel il voit tous ses vers, sans vigueur et sans grâce,
Lâches, décolorés, se traîner à leur place,
Et, s’il faut d’un lecteur assiéger le cerveau,
Etre, par le bon goût, repoussés de niveau.
Qu’un Poëte fidèle à l’onomatopée
Laisse bien autrement ma mémoire frappée !
Pénétré de son plan, avec art établi,
Par une marche vague il n’est point affaibli.
Il parle, et dans l’instant, le mot propre s’élance,
Ses vers, d’un pas égal s’élancent en cadence ;
Il court, dès que j’écoute, aux portes de mon cœur,
Et par force, ou par ruse, il s’en rend le vainqueur ;
Sa muse en m’asséyant sur un trépied sonore
M’imprime un ascendant que le vulgaire ignore ;
Je voudrais, pour sentir, suspendre tous mes sens,
Eh ! comment résister à de pareils accens ?
De césure en césure, une phrase roulante
M’apporte sa pensée, ou simple ou triomphante ;

Du choc d’un autre mot, chaque mot retentit,
Et, d’un trait lumineux, chaque son m’avertit.

Mais quoi ! j’entends déjà fronder notre idiôme.
Des pédans, nés romains au sein de ce royaume,
M’ont crié tout à coup : « Jeune homme, que veux-tu ?
« Retourne sur tes pas, suis le sentier battu.
« Dans ses combinaisons notre langue est captive,
« Elle n’a jamais eu de force imitative,
« Son nerf vient se briser contre ses E muets,
« Et Phébus est sans lyre au Parnasse Français... »
Non : je n’écoute point vos décrets ridicules ;
Je veux, entre vos mains, écraser vos férules.
Louez le tems passé, si c’est votre destin,
Dînez s’il faut, de grec, et soupez de latin ;
Mais aux mânes plaintifs de ces deux langues-mères
Ne sacrifiez pas la langue de mes pères ;
Ses torts sont effacés : j’ai dans la nuit des tems,
Vu briller, par degrés, ses progrès éclatans,
Et, notre Académie, au travers de son crible,
Sassant jadis des Goths le jargon corruptible,
Nous prodiguer depuis, dans un code épuré,
Les précieux trésors d’un langage assuré.

Il est, dans tous ses points, fait pour la mélodie,
Et l’ordre, à pas comptés, méne la prosodie.

A sa langue, en naissant, tout Français attaché
Suspendra, comme moi, son mérite caché.
Eh ! quelle autre sur elle aurait donc l’avantage ?
Elle céde à propos, ou résiste à l’usage ;
Ses principes sont clairs, ses modes sont constans,
Ses accens limités, ses tropes élégans.
Chaque chose se peint dans ses termes lucides,
Comme elle a des sons lents, elle a des sons rapides ;
Ses tours pleins de mollesse, ou pleins de fermeté,
Exhalent la douceur, ou marquent l’âpreté ;
Ses pompeux substantifs s’accompagnent de rimes,
Ses adjectifs féconds, ont tous des synonymes ;
Et dans la période où les mots quadrent tous,
Ses articles fréquens répandent un jour doux.
Tantôt elle a du grec les formes arrondies,
Et tantôt du latin les tournures hardies,
Au style figuré des peuples d’Orient
Son style quelquefois se colore en riant ;
Là, de l’Italien elle a les mignardises,
Où de l’âpre Allemand les gothiques franchises ;

Ici, l’Espagnol fier cède à sa majesté,
Et je vois l’Anglais sombre envier sa clarté.

Quand un bon écrivain la dirige et l’anime,
Elle descend au simple, ou s’élève sublime ;
Et docile, elle baisse, ou monte d’un degré
S’il faut qu’elle s’arrête au genre tempéré.

Avec impatience elle s’agite en chaire ;
Elle a de l’Eternel épousé la colère ;
Tremblez ! elle se livre à ses grands mouvemens,
De ses inversions partent d’affreux sermens ;
Précipitant les traits d’une mâle éloquence
Bourdaloue a servi la céleste vengeance ;
Il vous entourera d’imperceptibles fers
Pour vous traîner vivans dans le fond des enfers.

Massillon lui sourit... elle devient flexible,
Il lui rend un ton calme, un organe sensible,
Et nous voilà portés par un chemin de fleurs,
Entre les bras d’un Dieu qu’ont désarmé nos pleurs.

Lui faut-il chez Thémis gagner une victoire ?
Noble, persuasive, imposante, oratoire,
Voyez la sur les pas du sage d’Aguesseau
S’avancer en triomphe au centre du barreau.

Non moins pompeusement que la langue d’Athènes
Marchait, en s’appuyant jadis sur Démosthènes,
Vers l’immense tribune où le Peuple assemblé
Dès l’exorde souvent frémissait ébranlé.

Melpomène lui prête un pompe divine
Quand le nerveux Corneille et le tendre Racine,
Et le brillant Voltaire, et le noir Crébillon,
De leurs vers immortels parent son médaillon.

Lui fait-on essayer le masque de Thalys ?
Soudain, dans les transports d’une utile folie,
Du sublime Molière elle empreinte la voix,
De celle de Regnard elle use quelquefois ;
Elle sait varier, et son maintien comique,
les inflexions de son propos caustique ;
Et comme un vaste bal, parcourant l’univers,
A chacun, dans un coin, reprocher ses travers.

Qu’avec plaisir, plus loin, pour défendre ses charmes,
J’apperçois la Fontaine et Boileau sous les armes !
L’un sut de la nature épuiser tous les traits,
L’autre de l’art pénible épuisa les attraits,
Et tous deux m’ont plongé dans un noble délire...
O vous, que j’adorais dès que je pus vous lire,

Ma langue, que les sots taxent de pauvreté,
Vous doit et sa finesse, et sa naïveté ;
Aidez son défenseur de ses conseils propices ;
Sur ses antiques luttes guidez ses doigts novices ;
De grace, enseignez-moi vos chants mélodieux,
Sans vous j’épélerais le langage des dieux :

De celui des Français, j’ai montré l’énergie,
Mais, de son laconisme admirons la magie.
Dieu, tient dans un seul mot, et l’homme à son côté,
Dans un seul mot aussi nous est représenté.
La mémoire, et l’esprit, le jugement, et l’ame,
Viennent, dans un seul mot, se peindre en traits de flammes ;
Et les quatre éléments dont le monde fut fait,
N’ont pas pour se ranger besoin d’un vers complet.
Le jour luit, d’un seul mot ; la nuit, règne de même ;
Par un seul mot on hait ; par un seul mot on aime ;
La vie à prononcer ne dure qu’un seul mot ;
Par un seul mot, la mort nous frappe tous trop tôt.
Souvent l’idée a l’air de devancer les signes ;
Tant on peut énoncer de choses dans deux lignes !
On s’éveille, on se lève, on s’habille et l’on sort ;
On rentre, on dîne, on soupe, on se couche, et l’on dort.

Tel, dans un hémistiche, au haut des cieux s’égare,
Qui retombe au second dans les fonds du Tartare.
Je suis, dans un seul vers, comme dans un seul jour,
Sensible, aimé, trahi, consolé tour à tour ;
Le tems semble passer dans le mot qui l’exprime ;
A peine ai-je celui de doubler une rime,
Et le présent rapide, et le long avenir,
Derrière les passés se hâtent de tenir.
La pensée a beau naître, et renaître sans cesse,
Le mot français la suit, il l’atteint, il la presse,
Et dans le cercle étroit d’un ton juste et borné,
Il en fixe à l’instant le sens déterminé.
Grec, Latin, Espagnol, Italien, Arabe,
Anglais, étalez-moi tous vos monosyllabes,
En est-il un qui soit, en peignant aussi bien,
Plus étendu que tout ou plus petit que rien ?

Notre langue, aux accords, tient par son méchanisme ;
Elle est mélodieuse, et dût le pédantisme
Du bon monsieur Jourdain me mettre à l’unisson,
Des lettres, je dirai la valeur et le son.
Heureux si je pouvais égayant la matière
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère,

Et des fleurs que Boileau me laisse ramasser
Couvrir ce dur sillon qui me reste à tracer !

A l’instant qu’on l’appelle arrivant plein d’audace,
Au Haut de l’alphabet l’A s’arroge sa place.
Allerte, agile, actif, avide d’apparat,
Tantôt, à tout hasard, il marche avec éclat ;
Tantôt d’un accent grave acceptant des entraves,
Il a dans son pas lent l’allure des esclaves,
A s’adonner au mal quand il est résolu,
Avide, atroce, affreux, arrogant, absolu,
Il attroupe, il aveugle, il avilit, il arme,
Il assiège, il affame, il attaque, il alarme,
Il arrete, il accable, il assomme, il abat,
Mais il n’est pas toujours accusé d’attentat ;
Avenant, attentif, accessible, agréable,
Adroit, affectueux, accommodant, affable,
Il préside à l’amour ainsi qu’à l’amitié ;
Des attraits, des appas, il prétend la moitié ;
A la tete des arts à bon droit on l’admire ;
Mais surtout il adore, et si j’ose le dire,
A l’aspect du Très-haut sitôt qu’Adam parla,
Ce fut apparemment l’A qu’il articula.


Balbutié bientôt par le Bambin débile,
Le B semble bondir sur sa bouche inhabile ;
D’abord il l’habitue au bonsoir, au bonjour ;
Les baisers, les bonbons sont brigués tour à tour ;
Il demande sa balle, il appelle sa bonne ;
S’il a besoin de boire, aussitot il ordonne ;
Son babil par le B ne peut etre contraint,
Et d’un bobo, s’il boude, on est sur qu’il se plaint.
Mais du bègue irrité la langue embarrassée,
Par le B qui la brave, à chaque instant blessée,
Sur ses bords, malgré lui, semble le retenir,
Et tout en balançant, brûle de la bannir.

Le C rival de l’S, avec une cédille,
Sans elle, au lieu du Q, dans tous nos mots fourmille,
De tous les objets creux il commence le nom ;
Une cave, une cuve, une chambre, un canon,
Une corbeille, un cœur, un coffre, une carrière,
Une caverne enfin le trouvent nécessaire ;
Partout, en demi-cercle, il court demi-courbé,
Et le K, dans l’oubli, par son choc est tombé.

A décider son ton pour peu que le D tarde,
Il faut, contre les dents, que la langue le darde ;

Et déjà, de son droit, usant dans le discours
Le dos tendu sans cesse, il décrit cent détours.

L’E s’évertue ensuite, élancé par l’haleine,
Chaque fois qu’on respire, il échappe sans peine ;
Et par notre idiome, heureusement traité,
Souvent, dans un seul mot, il se voit répété.
Mais c’est peu qu’il se coule aux syllabes complètes ;
Interprète caché des consonnes muettes,
Si l’une d’elles, seule, ose se promener,
Derrière ou devant elle on l’entend résonner.

Fille d’un son fatal que souffle la menace
L’F en fureur frémit, frappe, froisse, fracasse ;
Elle exprime la fougue et la fuite du vent ;
Le fer lui doit sa force, elle fouille, elle fend ;
Elle enfante le feu, la flamme et la fumée,
Et féconde en frimas, au froid elle est formée ;
D’une étoffe qu’on froisse elle fournit l’effet,
Et le frémissement de la fronde et du fouet.

Le G, plus gai, voit l’R accourir sur ses traces ;
C’est toujours à son gré que se groupent les graces
Un jet de voix suffit pour engendrer le G ;
Il gémit quelquefois, dans la gorge engagé,

Et quelquefois à l’I dérobant sa figure,
En joutant à sa place, il jase, il joue, il jure ;
Mais son ton général qui gouverne partout,
Paraît bien moins gêné pour désigner le goût.
L’H, au fond du palais hasardant sa naissance
Halète au haut des mots qui sont en sa puissance ;
Elle heurte, elle happe, elle hume, elle hait,
Quelquefois par honneur, timide, elle se tait.

L’I droit comme un piquet établit son empire ;
Il s’initie à l’N afin de s’introduire ;
Par 1’I précipité le rire se trahit,
Et par l’I prolongé l’infortune gémit.

Le K partant jadis pour les Kalendes grecques,
Laissa le Q, le C, pour servir d’hypothèques ;
Et revenant chez nous, de vieillesse cassé,
Seulement à Kimper il se vit caressé.

Mais combien la seule L embellit la parole !
Lente elle coule ici, là légère elle vole ;
Le liquide des flots par elle est exprimé,
Elle polit le style après qu’on l’a limé ;
La voyelle se teint de sa couleur liante,
Se mêle-t-elle aux mots ? c’est une huile luisante

Qui mouille chaque phrase, et par son lénitif
Des consonnes, détruit le frottement rétif.

Ici l’M, à son tour, sur ses trois pieds chemine,
Et l’N à ses cotés sur deux pieds se dandine ;
L’M à mugir s’amuse, et meurt en s’enfermant,
L’N au fond de mon nez s’enfuit en résonnant ;
L’M aime à murmurer, l’N à nier s’obstine ;
L’N est propre à narguer, l’M est souvent mutine ;
L’M au milieu des mots marche avec majesté,
L’N unit la noblesse à la nécessité.

La bouche s’arrondit lorsque 1’O doit éclore,
Et par force, on déploie un organe sonore,
Lorsque l’étonnement, conçu dans le cerveau,
Se provoque à sortir par cet accent nouveau.
Le cercle lui donna sa forme originale,
Il convient à l’orbite aussi bien qu’à l’ovale ;
On ne saurait l’ôter lorsqu’il s’agit d’ouvrir,
Et sitôt qu’il ordonne il se fait obéir.

Le P plus pétulant à son poste se presse :
Malgré sa promptitude il tient à la paresse ;
Il précède la peine, et prévient le plaisir,
Même quand il pardonne, il parvient à punir ;

Il tient le premier rang dans le doux nom de père,
Il présente aux mortels le pain, si nécessaire !
Le poinçon et le pieu, la pique et le poignard,
De leur pointe, avec lui, percent de part en part ;
Et des poings et des pieds il fait un double usage,
Il surprend la pudeur et la peur au passage.
Là, de son propre poids il pèse sur les mots ;
Plus loin, il peint, il pleure et se plaît aux propos :
Mais c’est à bien pousser que son pouvoir s’attache,
Et pour céder à l’F il se fond avec l’H.

Enfin du P parti je n’entends plus les pas,
Le Q traînant sa queue, et querellant tout bas,
Vient s’attaquer à l’U qu’à chaque instant il choque,
Et sur le ton du K calque son ton baroque.

L’R en roulant, approche et tournant à souhait,
Reproduit le bruit sourd du rapide rouet ;
Elle rend, d’un seul trait, le fracas du tonnerre,
La course d’un torrent, le cours d’une rivière ;
Et d’un ruisseau qui fuit sous les saules épars,
Elle promène en paix les tranquilles écarts.
Voyez-vous l’Eridan, la Loire, la Garonne,
L’Euphrate, la Dordogne et le Rhin et le Rhône ;

D’abord avec fureur précipitant leurs îlots
S’endormir sur les prés qu’ont ravagés leurs eaux ?
L’R, a su par degrés vous décrire leur rage...
Elle a de tous les chars, la conduite en partage ;
Partout, vous l’entendez sur le pavé brûlant
Presser du fier Mondor le carrosse brillant,
Diriger de Phryné la berline criarde,
Et le cabriolet du fat qui se hasarde ;
La brouette en bronchant lui doit son soubresaut,
Et le rustre lui fait traîner son chariot ;
Le barbet irrité contre un pauvre en désordre,
L’avertit par une R avant que de le mordre ;
L’R a cent fois rongé, rouillé, rompu, raclé,
Et le bruit du tambour par elle est rappelé.

Mais c’est ici que l’S en serpentant s’avance,
A la place du C sans cesse elle se lance ;
Elle souffle, elle sonne, et chasse à tout moment
Un son qui s’assimile au simple sifflement.

Le T tient au toucher, tape, terrasse et tue ;
On le trouve à la tête, aux talons, en statue :
C’est lui qui fait au loin retentir le tocsin ;
Peut-on le méconnaître au tic-tac du moulin ?

De nos toits, par sa forme, il dicta la structure,
Et tirant tous les sons du sein de la nature,
Exactement taillé sur le type du Tau
Le T dans tous les temps imita le marteau.

Le V vient ; il se voue à la vue, à la vie ;
Vain d’avoir, en consonne, une vogue suivie.
Il peint le vol des vents, et la vélocité ;
Il n’est pas moins utile, en voyelle, usité,
Mais des lèvres hélas ! le V s’évadait vîte,
Et l’Humble U se ménage une modeste fuite ;
Le son nud qu’il procure, un peu trop continu ;
Est du mépris parfait un signe convenu.

Renouvelé du Xi, I’X excitant la rixe,
Laisse derrière lui l’Y grec, jugé prolixe,
Et, mis, malgré son zèle, au même numéro
Le Z usé par l’S est réduit à zéro.