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L’Heidenmauer/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 160-169).

CHAPITRE XII.


Vous deviendrez une nouvelle Pénélope ; cependant on dit que toute la laine qu’elle fila pendant l’absence d’Ulysse ne servit pas à autre chose qu’à remplir Ithaque de teignes.
ShakspeareCoriolan.



Lorsque Ulrike fut enfermée avec le comte et son mari, et commodément assise sur le tabouret sur lequel le seigneur, en dépit de ses protestations, l’avait forcée à se reposer, elle jeta un regard timide autour d’elle, avec cette expression touchante qu’une femme prend souvent lorsqu’elle se sent appelée à agir comme le conseiller, sinon comme le tuteur de celui qui par la nature, et surtout par les lois, doit remplir ces places à son égard. Malgré l’obstination d’Heinrich et ses prétentions à l’autorité, il était arrivé, dans plusieurs occasions, pendant le cours de leur vie matrimoniale, que l’ordre des choses avait été un peu interverti relativement au jugement et à l’autorité morale ; que l’un avait été obligé de céder, quoique d’assez mauvaise grâce, et que l’autre s’était crue obligée de dépasser les devoirs de son sexe, bien que ce fût toujours avec cette douceur et cette modestie qui font que les autres nous pardonnent d’avoir raison.

— Je vous remercie de cette condescendance, seigneur Emich, et toi aussi, Heinrich, dit la pauvre compagne du bourgmestre ; car il n’est pas toujours convenable qu’une femme se présente lorsqu’elle n’est point appelée, même devant son mari.

Heinrich exprima son assentiment par une exclamation significative, qui mériterait presque une désignation plus dure, pendant le court silence qui succéda à l’excuse d’Ulrike. L’hôte, plus courtois, s’inclina avec un respect suffisant, quoique par ses manières il fût évident que l’impatience commençait à le gagner et qu’il désirait connaître le motif réel de cette interruption.

— Nous sommes trop satisfaits de vous recevoir pour nous rappeler les usages et nos droits comme hommes, répondit le comte avec une douceur qui lui était inspirée par les grâces et les qualités de celle à qui il s’adressait. Parlez-nous sincèrement, personne n’est plus porté que moi à vous écouter.

— Tu entends, bonne Ulrike ; le comte se rappelle que tu es la compagne d’un bourgmestre, et, comme il vient de le dire, nous sommes véritablement impatients de connaître le motif de ta visite.

Ulrike reçut cet encouragement en femme qui est habituée, sous quelque rapport, à être traitée comme étant inférieure à son mari en force et en capacité, et qui ressent cependant une humiliation peu méritée. Elle sourit (et peu de femmes, même dans tout l’attrait de la première jeunesse, ont une expression aussi douce qu’Ulrike lorsqu’elle souriait, soit de plaisir, soit de mélancolie) ; elle sourit, non pas sans tristesse, et parla du but de sa visite, mais avec la réserve prudente d’une femme plus habituée à influencer les actions de son mari qu’à censurer sa conduite.

— Personne n’est plus reconnaissant que moi, dit-elle, de la condescendance que m’accorde monseigneur par égard pour Heinrich Frey. Si je l’ennuie maintenant des affaires d’une famille qu’il a déjà accablée de tant défaveurs…

— D’amitiés, bonne Ulrike.

— D’amitiés donc, noble comte, puisque vous me permettez de me servir de ce terme ; mais si je parais oublier les convenances en vous entretenant d’une affaire si éloignée de vos intérêts, c’est que j’ose croire que vous aurez égard à la tendresse d’une mère, et que je pense à la noble Hermengarde dont l’anxiété pour son enfant peut fournir quelque excuse à celle que je ressens pour la mienne.

— Serait-il arrivé quelque malheur à la belle Meta ?

— Dieu de ma vie ! s’écria Heinrich effrayé en abandonnant son siège d’honneur dans son alarme paternelle. Les anguilles trop grasses du Rhin ont-elles rendu la jeune fille malade ? ou la longueur de la messe de ces maudits moines lui a-t-elle donné la fièvre ?

— La santé de notre enfant est bonne, et, que la sainte Vierge en soit louée ! son esprit est pur et innocent, répondit Ulrike. Je n’ai qu’à remercier Dieu pour toutes ces faveurs. Mais elle est d’un âge où l’imagination des jeunes filles devient inquiète, et où l’esprit flexible des femmes reçoit des impressions qui lui sont données par d’autres que ceux que la nature a créés pour être leurs tuteurs.

— Voilà encore de tes subtilités habituelles, ma femme, et un langage que toi seule comprends. Le noble comte n’a pas le loisir de répondre à une conversation remplie d’obscurités. Ma fille a-t-elle trop mangé, comme je le croyais d’abord, du plat incomparable que l’honnête bourgmestre de Manheim m’a si généreusement envoyé ? il n’y a aucun doute qu’on trouvera à Hartenbourg les moyens de la guérir ; mais tu demandes trop, ma femme, lorsque tu veux qu’un autre que ton mari comprenne toutes les finesses qui entrent quelquefois dans ton imagination.

— Maître Heinrich, cette affaire peut être plus importante que vous ne le pensez ; votre compagne est une femme aux paroles de laquelle il faut faire attention. Continuez, bonne Ulrike.

— Notre enfant est à une époque de la vie, continua la mère qui était trop habituée aux manières de son mari pour qu’elles pussent la distraire de ses pensées, à une époque de la vie où la jeunesse, dans toutes les classes, commence à songer à l’avenir ; c’est un principe que Dieu a mis dans notre cœur, noble Emich, et il l’a fait pour notre bien. Et nous qui avons veillé sur le premier âge de nos enfants avec tant d’anxiété, qui avons guidé leur jeunesse avec tant de soin, et qui avons si souvent tremblé pour leur avenir, nous devons tôt ou tard consentir à relâcher les doux liens qui nous unissent à ces seconds nous-mêmes, afin que les grands desseins du Créateur soient accomplis.

— Oh ! bonne Ulrike, dit le comte, l’amour maternel t’a prêté de trop vives couleurs pour ce tableau. Lorsque le temps du mariage viendra, Dieu de ma vie ! ta fille, la fille de l’honnête Heinrich Frey, n’aura pas besoin de porter la coiffe de vierge un jour de plus que ce qui est nécessaire pour montrer un respect convenable à l’Église. J’ai des jeunes gens sans nombre qui attendent protection de la maison de Leiningen, et tous seraient fort aises de prendre une femme de mes mains. Il y a le jeune Frédéric Zantzinger, l’orphelin de mon dernier délégué dans les villages de la plaine ; c’est un garçon qui entreprendrait une besogne plus rude pour me faire plaisir.

— Lorsque le vieux Frédéric laissa son fils sans père, il le laissa aussi sans argent, répondit sèchement le bourgmestre.

— C’est une faute qui peut être réparée ; mais je puis en nommer d’autres. Que penses-tu du fils aîné de mon homme de loi d’Heidelberg, le digne Conrad Wasther ?

— Que maudit soit le fripon ! je le déteste du fond du cœur.

— Vous êtes sévère, maître Heinrich, contre ceux qui possèdent mon estime et ma confiance.

— J’implore votre merci, Monseigneur, mais tout mon sang s’est soulevé au nom de cet homme, et je n’ai pu me contenir dans les bornes du respect, répondit le bourgmestre avec plus de calme, car, apercevant que les sourcils du comte se rapprochaient, il continua avec plus de franchise qu’il ne l’aurait peut-être jugé nécessaire dans une circonstance moins importante. Peut-être Monseigneur n’a jamais connu le sujet de notre dernière contestation ?

— Je ne prétends pas me faire juge entre mes amis.

— Que Monseigneur ait la condescendance de m’entendre, et je le laisse arbitre entre nous. Vous savez, seigneur comte, qu’une collecte fut faite, et qu’on nous demanda la charité en faveur des paysans qui furent ruinés l’année dernière par la crue subite du Rhin. Les bons chrétiens de notre ville, au milieu de beaucoup d’autres, furent importunés à cette occasion ; et, bien que personne ne puisse nier que c’était une triste épreuve de la Providence, nous donnâmes tous suivant nos moyens. Pour prévenir tout usage illégal de l’argent, on demanda une obligation à court terme, de préférence au numéraire. Je m’obligeai, pour ma part, à donner douze couronnes, somme qui convenait à ma fortune et à ma position dans le monde. Il arriva que ceux qui étaient chargés de la distribution eurent besoin de l’argent avant que les billets fussent échus, et ils envoyèrent des agents afin d’entamer avec nous les négociations que le cas exigeait. L’or était rare à cette époque, et parce que, en reprenant mon bon, je songeai prudemment à mes intérêts, Conrad voulut me citer comme un voleur devant les autorités d’Heidelberg, afin que je subisse les peines infligées aux usuriers. Aucun de ses fils ne m’appellera jamais son père, avec votre permission, noble comte de Leiningen !

— Cela serait, en effet, un empêchement. Laissons Conrad de côté, j’en connais d’autres qui seraient dignes de ton alliance. Ainsi, que ton cœur maternel se calme, bonne Ulrike ; confie-toi à mon active amitié pour disposer de ta fille.

La compagne du bourgmestre avait écouté avec patience cette digression courte, mais caractéristique. Élevée dans les opinions de son siècle, elle ne souffrit pas tout ce qu’une mère et une femme d’une sensibilités égale à la sienne, souffrirait de nos jours en entendant avilir son sexe à ce point ; mais comme les lois de la nature sont toujours les mêmes, ses sentiments les plus tendres furent blessés par les différents expédients qui furent si brusquement proposés pour l’avenir de celle qui formait son principal bonheur dans cette vie. Ses yeux, que la nature avait faits plus mélancoliques que brillants, mais auxquels une fièvre lente et continue donnait presque toujours un vif éclat, se voilèrent, et sa voix était plus remplie d’émotion lorsqu’elle continua :

— Je remercie encore le comte d’Hartenbourg, dit-elle, du secours qu’il veut me prêter ; mais un pouvoir plus fort que les conseils de l’expérience agit sur les jeunes gens. Mon intention, en me présentant, au risque d’interrompre votre conférence secrète, était de vous dire que Meta a écouté la voix de son cœur, plutôt que les usages de la classe où elle est née, et qu’elle a fait un choix.

Le comte et Heinrich Frey regardèrent Ulrike dans une muette surprise, car ni l’un ni l’autre ne comprenait entièrement ce qu’elle disait ; tandis que la femme du bourgmestre, dont le but était accompli en faisant cette déclaration dont elle s’effrayait depuis si longtemps, et l’ayant faite, disons-nous, en présence d’une personne capable de réprimer la colère de son mari, restait silencieuse, tremblant pour les conséquences.

— Peux-tu m’expliquer ce que veut dire ta digne compagne, Heinrich ? demanda brusquement le comte.

Zum Henker ! vous me demandez de remplir une mission, seigneur comte, qui conviendrait mieux à un bénédictin ou à un clerc. Lorsque Ulrike, qui est une excellente et obéissante compagne dans le cours de la vie, entre dans les régions imaginaires, je ne prétends pas être capable d’élever une idée au-dessus de la boucle de ses souliers. Va, ma femme, tu as bien parlé, et il vaut mieux maintenant te rendre près de notre fille, de crainte que ce chevalier de Rhodes ne séduise ses oreilles par de douces flatteries.

— De par l’honneur de ma maison, je veux en savoir davantage sur cette affaire, si ta vertueuse compagne y consent, maître Heinrich ; voulez-vous vous expliquer franchement, Ulrike ?

Soit par l’instinct de sa faiblesse ou par délicatesse, soit par le fruit des principes qui lui sont inculqués dès son enfance, une femme vertueuse avoue rarement un sentiment d’amour, par rapport à elle ou à ceux qui lui sont chers, sans une espèce de honte, et peut-être parce qu’elle sent intérieurement qu’elle cède du terrain relativement aux privilèges de son sexe.

Ulrike éprouvait ce sentiment, on aurait pu s’en convaincre à la pâleur qui se répandit lentement sur ses joues, et par la manière dont ses yeux évitaient ceux d’Emich, en dépit de l’empire qu’elle possédait sur elle-même, et du calme de ses années.

— Je voulais simplement dire, Monseigneur, reprit-elle, que Meta, comme toutes les jeunes personnes innocentes, s’est créé un modèle de perfection, et qu’elle a trouvé l’original de ce portrait dans un jeune homme du Jaegerthal ! Tant qu’elle pensera ainsi, elle ne peut pas honnêtement, par le respect qu’elle se doit à elle-même, devenir la femme d’un autre que celui qu’elle aime.

— Cela devient plus clair, répondit le comte en souriant, car il s’intéressait vivement à cette affaire. Cela est aussi bien expliqué que le cœur peut le désirer, du moins le cœur du jeune homme en question. Que pensez-vous de ceci, digne bourgmestre ?

L’esprit d’Heinrich Frey ne pouvait pas non plus se refuser à une explication aussi claire, et, depuis le moment où sa femme avait cessé de parler, il regardait son visage doux, mais troublé, les lèvres à demi ouvertes et comme un homme qui apprend une nouvelle importante à laquelle il ne s’attendait nullement.

Herr Teufel ! s’écria Heinrich répétant le dernier mot du baron sans réfléchir à ce manque de respect. Perles-tu de notre propre fille ?

— D’aucune autre. — Pour qui aurais-je cette affection maternelle ? ou pour quelle autre puis-je éprouver cette profonde émotion ?

— Parles-tu de Meta ? — Ma fille Meta Frey aurait de l’inclination pour le fils d’une femme, outre l’amour et le respect qu’elle porte à son père ? Cette fille à l’imagination extravagante à ce point ?

— Je n’ai rien dit qui puisse donner cette opinion de Meta, de ma fille Meta, répondit Ulrike, qui retrouva toute sa dignité de femme. Notre enfant n’a rien fait autre chose que d’écouter les secrets conseils de la nature ; et, en donnant son affection à un jeune homme qu’elle voit souvent, qu’elle connaît depuis longtemps, elle a seulement rendu au mérite un hommage que les plus vertueux sont les plus disposés à rendre.

— Va, Ulrike, tu sais bien conduire un ménage, et tu es une femme pour laquelle j’ai de l’estime ; mais ces visions qui te troublent si souvent l’esprit te donnent parfois l’air d’avoir moins de discernement que tu n’en as réellement. Excusez ma femme, Monseigneur ; car, bien que je sois son mari, et un peu faible peut-être lorsqu’il s’agit de ses défauts, je puis vous assurer qu’il n’y a pas une meilleure ménagère, une plus fidèle épouse et une plus tendre mère dans tout le Palatinat.

— Tu n’as pas besoin de me le dire, personne ne connaît mieux que moi les mérites d’Ulrike, et je puis assurer que peu la respectent autant. Nous avons eu raison d’écouter jusqu’au bout, Heinrich, car, pour te parler sincèrement, cet aveu de ton excellente femme est plus important qu’on ne le croirait d’abord. Notre Meta a reconnu les qualités de quelque digne jeune homme, plus vite qu’elles n’ont frappé les yeux de son père, n’est-ce pas cela, Ulrike ?

— Je voulais dire que le cœur de ma fille est si intimement lié à celui d’un autre, qu’il n’existera plus de bonheur possible pour elle, si ses devoirs matrimoniaux la forçaient de l’oublier.

— Vous pensez donc alors, bonne Ulrike, que les premiers sentiments d’une jeune fille ne peuvent être détruits par les devoirs de femme et de mère, et qu’un caprice d’imagination est plus fort que des vœux prononcés à l’autel ?

Bien que les yeux du comte et ceux du bourgmestre fussent fixés sur le beau visage d’Ulrike, le livre éloquent qui était ouvert à leur observation ne produisit pas plus d’effet qu’un papier blanc. Les sentiments qui se montrent d’une manière puissante et dramatique sont facilement compris par les esprits les moins pénétrants ; mais peu de personnes sont capables de comprendre les tourments secrets d’une femme vertueuse, unie à un homme qu’elle ne peut aimer, et habituée à la contrainte. Il n’y a peut-être rien de plus facile à deviner dans la nature humaine qu’une femme belle, mondaine et capricieuse. Elle parcourt sa courte carrière aussi irrégulièrement en apparence qu’une comète, bien qu’en effet sa course soit toujours calculée sur le principe infaillible de la vanité et de l’égoïsme ; mais aucun secret n’est mieux défendu contre une curiosité impertinente et vulgaire, que les sentiments élevés qui soutiennent la femme souffrante et silencieuse, qui a réellement l’instinct des hautes qualités de son sexe.

Nous ne raillons point sur la domination de l’homme, car nous sommes persuadé que celui qui voudrait transformer celle qui fut créée pour être sa consolation et sa compagne, son guide dans ses doutes, celle qui partage sa joie et son chagrin, en un compétiteur, remplaçant ainsi l’amour et la confiance par la rivalité et la discussion, aurait une pauvre idée des lois sublimes de la nature, qui a séparé ainsi les créatures les plus nobles en deux grandes classes, si riches en consolations mutuelles et en bonheur.

Si la femme du bourgmestre s’était levée, et en termes choisis eût fait un appel à la sensibilité de ses auditeurs, en mêlant à ce langage des manières propres à produire de l’effet, elle aurait pu être comprise, comme les lecteurs ordinaires comprennent chaque jour le portrait qu’on trace des femmes ; mais assise, souffrante, silencieuse, le fond de son âme resta inconnu aux deux personnages qui étaient auprès d’elle. Son œil ne s’enflamma pas, car une longue et patiente subordination lui avait appris à se soumettre aux méprises de son mari ; les faibles couleurs de ses joues ne prirent pas une teinte plus vive, car le poids qui était sur son cœur contrariait les impulsions naturelles de la fierté et du ressentiment.

— Je pense, seigneur comte, que lorsqu’une femme jeune et innocente cède au pouvoir que la nature a peut-être fait irrésistible, dit-elle, elle mérite au moins d’être traitée avec tendresse. Meta a peu de caprices comme ceux dont vous faites mention ; et l’attachement qu’elle ressent, quoiqu’il soit sans doute augmenté par cette sensibilité que les êtres qui ont le moins d’expérience des réalités de la vie sont le plus capables d’éprouver, n’est que la conséquence naturelle d’une grande sympathie d’opinions, et du mérite du jeune homme.

— Cela devient clair, en effet, seigneur Emich, dit Heinrich Frey d’un air de dédain, et nous devons y faire attention ; veux-tu condescendre à nommer le jeune homme auquel tu fais allusion, Ulrike ?

— Berchthold Hintermayer.

— Berchthold Teufelstein[1] ! s’écria le bourgmestre en riant, quoiqu’il y eût comme un secret pressentiment de danger dans cette gaieté même. Un jeune homme sans le sou est-il un mari convenable pour un enfant qui m’appartient ?

L’œil bleu et calme d’Ulrike était arrêté sur son mari, mais elle le détourna avec autant de délicatesse que de promptitude, de crainte qu’il ne trahît qu’elle se rappelait le temps où son propre père avait consenti à son mariage avec un homme presque aussi pauvre, seulement parce que sa pénétration avait découvert dans Heinrich ces qualités prudentes et industrieuses que l’expérience avait si pleinement développées.

— Il n’est pas riche, Heinrich, répondit-elle, mais il est rempli d’honneur ; et pourquoi condamnerions-nous notre fille au chagrin ? N’est-elle pas assez riche pour deux ?

— Entendez-vous cela, seigneur Emich ? ma femme découvre les secrets du ménage avec une liberté pour laquelle je lui demande grâce.

— Berchthold est un jeune homme que j’aime, observa gravement le comte.

— Dans ce cas, je ne dirai rien de désagréable du jeune homme, qui est un digne forestier, et convenable en toute chose pour le service qu’il remplit dans la famille d’Hartenbourg ; mais encore n’est-il qu’un forestier, et il n’a pas le sou. Je n’avais pas pensé à disposer de ma fille si promptement, car ce n’est point un malheur pour une fille de rester un peu plus longtemps dans la maison paternelle, seigneur comte ; mais puisqu’elle a l’imagination remplie de ce Berchthold, il n’y aura pas de mal d’envelopper sa tête dans la coiffe d’une matrone, cela lui donnera des idées plus convenables à ses espérances.

— Le remède peut être dangereux, Heinrich, observa Ulrike avec douceur, en levant ses yeux pleins de larmes sur le visage du bourgmestre obstiné.

— Oh ! j’espère que non ; je dois connaître le tempérament de la famille, et ce qui a si bien réussi avec la mère ne peut pas faire de mal à la fille.

Ulrike ne fit aucune réponse ; mais Emich d’Hartenbourg avait été profondément touché de la douceur de ses manières, car il l’examinait avec intérêt, et il avait compris le violent effort qu’elle avait fait pour conserver une apparence de calme. Se tournant vers le bourgmestre, il appuya la main sur son épaule, et lui dit avec un sourire amical :

— Maître Heinrich, tu as une belle et douce compagne, mais je pense que tu as presque autant de confiance en moi qu’en elle ; laisse-nous seuls : je veux causer de cette affaire avec Ulrike sans être influencé par toi.

— Mille remerciements pour l’honneur que vous me faites, ainsi qu’aux miens, noble comte. Quant à la confiance, je laisserais ma femme pendant un an sur la montagne de Limbourg, sans autres craintes que celles que j’aurais sur son bien-être, car personne ne connaît le mérite d’Ulrike mieux que moi ; bien qu’elle soit si difficile à comprendre lorsqu’elle donne carrière à son imagination. Maintenant embrassez-moi, dame, et faites honneur au conseil du comte.

En parlant ainsi, Heinrich Frey cueillit un baiser cordial sur la joue que l’obéissante Ulrike offrit sans hésiter, et laissa sa femme seule avec le comte sans autre pensée que celle de la haute distinction qui lui était accordée ; il le prouva plus d’une fois en racontant à tous ceux qui voulurent bien l’écouter qu’Emich et sa femme étaient enfermés pour une affaire relative aux intérêts de la famille Frey.


  1. Pierre du diable !