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L’Heidenmauer/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 183-194).

CHAPITRE XIV.


Une douce rougeur colore ses joues et couvre son cou d’albâtre.
Rogers



La chaumière de Lottchen, la mère de Berchthold, n’était distinguée des autres habitations du hameau que par une plus grande propreté, et par cet air d’élégance qui résulte principalement du goût et de l’habitude, et que la pauvreté peut à peine détruire chez ceux qui sont élevés dans les usages et les opinions d’une classe supérieure. Elle était un peu écartée des autres chaumières, et elle possédait l’avantage d’un petit enclos, qui lui évitait en partie le bruit et le voisinage, qui ôte à la plupart des villages et des hameaux en Europe tout caractère pittoresque.

Nous avons eu souvent l’occasion de parler de la difficulté de donner des idées justes sur des choses positives ou même sur des vérités morales et politiques, tout en usant de termes consacrés dans les deux hémisphères, mais qui sont sujets à beaucoup de variantes dans leurs significations respectives. Ce qu’on appelle comfort dans notre pays serait trouvé très-incommode dans un autre, et même les deux plus hauts degrés de comparaison dépendent toujours de la connaissance réelle de leurs qualités positives. Peut-on savoir ce que signifie le plus beau avant de définir ce qui n’est que beau ? tandis que la propreté, l’élégance, et même l’étendue, prises dans leurs significations vulgaires, deviennent simplement des termes de convention locale. Si nous disons que la chaumière de Lottchen ne ressemblait aucunement à ces habitations blanches et sans taches, avec leurs jalousies, leurs piazza ornées de colonnes ; leurs cours avec une pelouse, par-devant, et leurs jardins remplis d’orangers ; par-derrière, leurs acacias et leurs saules pendant sur le toit peu élevé, et leurs bosquets exhalant ces odeurs qu’un soleil généreux peut seul produire, j’offrirais au lecteur un tableau que l’Europe ne présente nulle part, parce que, dans les pays où la nature a été libérale, l’homme est tenu dans une contrainte morale ; et dans ceux où il est assez éclairé et assez libre pour sentir le besoin des commodités de la vie, la nature a refusé à sa patrie les dons nécessaires à leur existence. En Amérique seulement, ceux qui n’ont point de fortune unissent à l’agrément de l’espace la solitude et le luxe qui dépendent des causes dont nous avons fait mention ; car c’est seulement en Amérique qu’on trouve les usages nécessaires à leur production, auxquels se joignent le climat, le prix peu élevé des matériaux et des terres, et qui placent tous ces avantages à la portée de ceux qui ne sont pas riches. Nous désirons donc qu’il soit compris que nous parlons avec la conscience de cette différence dans la valeur des termes ; sans cette explication, je pourrais n’être que difficilement compris par mes compatriotes.

Nous avons donné cette explication de crainte que le lecteur américain ne s’imaginât qu’il y eût quelque rapport entre le hameau d’Hartenbourg et l’un des plus vieux établissements des États-Unis. L’époque reculée pourrait en effet donner raison de soupçonner une telle ressemblance. Mais l’histoire que nous racontons fût-elle de nos jours, cela serait à peine probable. On trouve la propreté chez les Allemands, comme chez presque tous les autres peuples du Nord, suivant leur degré de civilisation ; et la multiplicité des petites capitales, qui ont été plus ou moins embellies par leurs différents princes, donne à l’Allemagne un plus grand nombre de villes propres et spacieuses, proportionnellement à la population, qu’on n’en rencontre dans la plupart des autres contrées de l’Europe. Mais, comme partout ailleurs sur le continent, le pauvre est vraiment pauvre.

Le petit amas de maisons groupées sous les bastions saillants d’Hartenbourg avait ce caractère modeste qui appartient à presque tous les hameaux. Les chaumières étaient construites de poutres et de boue, couvertes en chaume, et avec de petites croisées auxquelles, dans ce siècle, le verre était étranger. En parlant des agréments de la chaumière de Lottchen, nous n’avions pas l’intention de dire autre chose, sinon qu’elle était supérieure aux autres dans les détails que nous venons de tracer, et qu’elle avait de plus le mérite d’une extrême propreté. Les meubles néanmoins donnaient une preuve plus évidente de l’ancienne condition de celle qui l’occupait. Lottchen avait sauvé du naufrage de la fortune de son mari assez de meubles pour avoir devant les yeux des traces de ces jours plus fortunés. C’est une de ces consolations mélancoliques de l’adversité, qui sont communes parmi ceux dont la chute a été adoucie par quelque circonstance particulière, et qui, comme des avertissements à la délicatesse et à l’affection, font un touchant appel aux souvenirs du spectateur. Mais la mère de Berchthold avait encore de meilleurs droits au respect de ceux qui venaient dans son humble chaumière. Comme nous l’avons déjà dit, elle avait été l’amie de cœur d’Ulrike dans sa première jeunesse, et, par son éducation et son caractère, elle était toujours sûre de conserver la même place dans les affections de la femme du bourgmestre. Son fils recevait de médiocres appointements en numéraire ; mais le comte permettait à son forestier d’user librement du gibier ; et, comme l’économie allemande la laissait maîtresse d’une garde-robe de plusieurs générations, la respectable matrone n’avait jamais connu un besoin absolu, et pouvait en tout temps avoir une apparence plus en rapport avec son ancienne fortune qu’avec ses moyens présents. Il faut ajouter à ces avantages qu’Ulrike ne visitait jamais le Jaegerthal sans songer aux besoins de son amie, et soit que la saison, soit que ses occupations ne lui permissent pas d’accomplir ce devoir sacré en personne, elle envoyait Ilse au hameau pour la remplacer.

La cavalcade venant de l’abbaye avait nécessairement passé devant la chaumière de Lottchen, et cette dernière s’attendait à recevoir une visite. Aussi lorsque Meta, belle et heureuse, entra dans sa chaumière, suivie de la fille du concierge et accompagnée par Berchthold, bien que joyeuse de ce qu’elle voyait, la prudente matrone ne témoigna aucune surprise.

— Comment va ta mère ? furent les premiers mots que prononça la veuve lorsqu’elle eut baisé les joues fraîches de Meta.

— Elle est enfermée avec le comte Emich, à ce que dit mon père ; sans cela elle serait sûrement ici : elle m’a envoyée te le dire.

— Et ton père ? ajouta Lottchen en jetant un regard inquiet sur Meta et sur son fils.

— Il boit du vin du Rhin avec les vassaux du château. En vérité, mère Lottchen, le hameau ne doit plus être paisible depuis que ces étrangers sont au château ; nos moines de Limbourg sont à peine aussi altérés, et quant à la galanterie, je ne connais pas leurs pareils dans Duerckheim, bien que ce soit une ville de vanité et de folie, comme dit la bonne Ilse.

Lottchen sourit, car elle vit aux regards joyeux de sa jeune amie qu’il n’était arrivé aucun malheur. Elle souhaita le bonjour jour à Gisela et les conduisit dans la maison.

— Heinrich est-il instruit de cette visite ? demanda la vieille, lorsque sa jeune société fut assise, et attendant avec inquiétude la réponse.

— Je t’ai dit, Lottchen, que mon père boit avec les étrangers. Voici ton fils Berchthold, le turbulent, l’impatient Berchthold : il peut te dire dans quelle bonne compagnie le bourgmestre de Duerckheim est tombé.

En disant ces mots Meta se mit à rire, quoique en réalité elle sût à peine pourquoi. Lottchen, plus expérimentée, ne vit pas autre chose dans la joie de sa jeune amie, qu’un de ces accès qui portent également la jeunesse à la gaieté et au chagrin sans cause positive ; mais elle examinait son propre fils avec sollicitude, pour deviner jusqu’à quel point il sympathisait avec la gaieté de Meta. Berchthold en parlant fut l’interprète de ses pensées.

— Puisque vous en appelez à mon opinion, dit-il, voilà ma réponse : Heinrich Frey fait dans ce moment société avec les deux plus grands vauriens qui aient jamais franchi le seuil d’Hartenbourg. En vérité, le frère Luther n’a pas besoin d’intriguer contre l’Église, lorsque de pareils garnements portent des vêtements ecclésiastiques !

— Dis ce que tu voudras, Berchthold, de cet abbé bavard à moitié tonsuré, s’écria Gisela, mais respecte le chevalier de Rhodes comme un soldat malheureux et qui est en même temps noble et galant.

— Galant si l’on veut, s’écria Meta avec chaleur. Il faut que tes goûts pour les tendres discours aient été formés par la compagnie des soldats du château, pour appeler cela de la galanterie.

Lottchen avait examiné tous les visages avec attention, et ses yeux s’animèrent à la franchise de l’aveu de Meta. Elle allait la louer, quoique avec prudence, de son jugement, lorsqu’on entendit un léger coup frappé à la porte, et bientôt après Ulrike entra. Bien que la distance de la forteresse au hameau fût peu considérable, les jeunes gens avaient perdu tant de temps à folâtrer le long de la route et à cueillir des fleurs sur le penchant de la colline, qu’Ulrike avait eu le temps d’écouter comment Ilse avait disposé de sa pupille, et de suivre sa fille à la chaumière, avant que la conversation fût bien avancée. L’entrevue des deux mères fut comme à l’ordinaire celle de deux amies affectueuses. Lorsque les questions habituelles furent épuisées, et que quelques observations insignifiantes eurent été faites par les jeunes filles, le jeune groupe fut congédié sous le prétexte de conduire Meta voir la manière dont Berchthold avait arrangé les nids pour les tourterelles dont la fille du bourgmestre avait fait présent à Lottchen. Les deux mères virent partir leurs enfants, toujours accompagnés de Gisela, avec satisfaction, car l’une et l’autre avaient besoin d’une conférence secrète, et toutes les deux savaient combien les jeunes gens sont enclins à prolonger leurs moments de liberté par les mille petits moyens qui forment l’innocente coquetterie de l’amour.

Lorsque Ulrike et Lottchen se trouvèrent seules, elles restèrent quelque temps les mains entrelacées, se regardant l’une et l’autre avec intérêt.

— Tu as bien passé la saison inconstante du printemps, bonne Lottchen, dit Ulrike avec affection. Je n’ai plus d’inquiétude que ta santé souffre de l’humidité de cette chaumière.

— Et tu es toujours jeune et belle, comme dans le temps où, fraîches et gaies comme Meta, nous courions sur la bruyère de l’Heidenmauer. De tout ce que j’ai connu, Ulrike, tu es ce qui a le moins changé, soit de forme, soit de cœur.

La douce étreinte qui se fit sentir avant que leurs mains se séparassent, fut un gage silencieux de leur mutuelle estime.

— Tu trouvés Meta fraîche et heureuse ?

— Comme elle mérite de l’être.

— Et Berchthold ? Je crois qu’il avance tous les jours dans les bonnes grâces de son seigneur.

— Il est tout ce que je désire qu’il soit : il ne lui manque qu’une chose, mon amie, et tu sais bien que je ne la lui désire que pour satisfaire les préjugés d’Heinrich.

— Mon fils est à jamais sans espoir de fortune : Berchthold a une trop généreuse indifférence de l’or pour en amasser même si cela était en son pouvoir. Mais quel espoir existe-t-il pour un humble forestier dont tout le service se borne à suivre son maître à la chasse, dans les fêtes et aux combats ?

— Le comte Emich estime ton fils, et il ne demanderait pas mieux que de lui accorder des faveurs. Si monseigneur voulait parler à Henrich avec chaleur, toute espérance ne serait pas perdue.

Lottchen baissa les yeux sur son ouvrage à l’aiguille, car la nécessité l’avait rendue industrieuse. Elle garda longtemps le silence d’un air pensif ; mais tandis qu’Ulrike méditait sur les chances de vaincre l’ambition de son mari, un tableau bien différent se présentait l’esprit de son amie. Les paupières tremblantes de Lottchen laissèrent échapper une larme brûlante sur le linge qu’elle travaillait.

— J’ai beaucoup réfléchi depuis quelque temps, Ulrike, dit-elle, sur la justice de mêler ton bonheur et ta fortune à notre adversité. Berchthold est jeune et brave, et il me semble aussi peu nécessaire qu’injuste de t’abaisser ainsi que Meta jusqu’à notre niveau. J’ai désiré avec beaucoup d’ardeur les conseils de quelques amis moins intéressés que toi sur la conduite que nous tenons dans cette affaire, mais il est difficile de parler sur un sujet si délicat, sans faire du tort à ta fille.

— Si tu veux avoir un avis aussi sage que désintéressé, Lottchen, prends conseil de ton propre cœur.

— Il me dit d’être juste envers toi et Meta.

— Connais-tu dans Berchthold quelque défaut qui ait échappé à l’observation d’une mère exigeante qui ne veut marier sa fille qu’à quelqu’un qui la méritera ?

Lottchen sourit à travers ses larmes, et regarda les beaux traits d’Ulrike avec respect.

— Si tu veux entendre dire du mal de ce jeune homme, ne t’adresse point à celle qui met en lui toutes ses espérances. L’orphelin est la seule richesse de la veuve, et peut-être n’entendrais-tu pas la vérité de la bouche de celle qui contemple son trésor avec tant d’amour.

— Et t’imagines-tu, Lottchen, que ton fils dans sa pauvreté t’est plus cher que Meta ne l’est à sa mère, quoique la Providence nous ait conservé l’aisance et la considération ? L’infortune t’a en effet changée, et tu n’es plus la Lottchen de notre jeunesse.

— Je n’en dirai pas davantage, Ulrike, répondit la veuve d’une voix basse, parlant comme une personne qui vient d’être réprimandée. J’abandonne tout au ciel et à toi ! Sois sûre que Berchthold, fût-il comte de Leiningen, ses désirs et les miens seraient de voir Meta devenir sa femme.

Un sourire presque imperceptible effleura les lèvres d’Ulrike, car elle se rappela sa conversation récente avec Emich. Mais il n’y eut ni soupçons ni mécontentement dans cette pensée. Elle était trop sage pour juger sévèrement la nature humaine, et trop bonne pour regarder comme indignes de son estime tous ceux qui n’étaient pas parfaits.

— Nous verrons les choses comme elles sont, répondit-elle, et nous ne mettrons point en avant des chances impossibles. Si tu étais Ulrike et moi Lottchen, personne ne peut croire plus fermement que moi que tes opinions ne changeraient pas. Tu es sûre de Meta, mon amie ; mais la vérité me force à avouer que je crains qu’Heinrich ne consente jamais à nos désirs. Son esprit est trop occupé de ce que le monde appelle l’égalité de fortunes ; il sera difficile de l’amener à mettre dans la balance les vertus contre de l’or.

— Et a-t-il tort ? qu’elles sont les vertus que possède Berchthold qui ne soient au moins égalées par celles de Meta ?

— Le bonheur ne peut pas figurer dans ce contrat comme si nous parlions de la valeur de maisons et de terres. Il a tort, et j’ai souvent amèrement pleuré en voyant Heinrich Frey hasarder le bonheur de cette jeune fille innocente et sans art, et l’abandonner aux chances de calculs aussi vils. Mais il faut encore espérer, ajouta Ulrike en séchant ses larmes, et tourner nos pensées vers un avenir plus gai.

— Tu as parlé de la bonne volonté du comte pour mon enfant, de la bonne volonté qu’il avait de lui rendre service.

— Je ne vois que lui qui puisse changer les idées d’Heinrich. Quoique ce dernier soit bon et prévenant pour moi dans toutes les affaires qu’il croit de mon ressort, il s’imagine qu’une femme n’est pas un juge convenable en matière d’intérêt ; et je crains d’être obligée d’ajouter que, sans doute parce qu’il connaît trop bien mes moyens, il place sa femme au-dessous de son sexe dans cette circonstance, et il n’y a aucun espoir que je puisse seule changer ses résolutions. Mais le comte Emich a beaucoup de pouvoir sur l’esprit d’Heinrich, car, Lottchen, les hommes qui attachent du prix aux sourires du monde ont un grand respect pour ceux qui possèdent largement les faveurs de la fortune.

La veuve baissa les yeux ; car rarement, dans leurs nombreuses et amicales confidences, Ulrike faisait ainsi allusion aux faiblesses de son mari.

— Et le comte Emich ? demanda-t-elle, désirant changer la conversation.

— Il est disposé à nous aider, comme je te l’ai déjà dit ; ce matin je lui ai exprimé nos désirs à ce sujet, et je l’ai pressé de parler en notre faveur.

— Ce n’est pas ton habitude de solliciter le comte d’Hartenbourg, Ulrike, répondit Lottchen, levant les yeux sur le visage de son amie qui se colora d’une teinte rose si faible, qu’on eût pu croire que ce n’était qu’un reflet fugitif de quelque partie plus brillante de sa toilette, tandis qu’un sourire plus prononcé se montra sur ses lèvres. Les regards qui furent échangés parlèrent de souvenirs à la fois riants et mélancoliques, souvenirs qui semblaient d’une manière expressive embrasser à la fois toutes leurs jeunes années.

— Ce fut ma première demande, reprit Ulrike ; je ne puis pas dire que ce service me fut entièrement refusé, bien que sa réussite fût soumise à une condition impossible à accorder.

— Il faut qu’il demande beaucoup, en effet, s’il demande trop à ton amitié.

Lottchen parlait sous l’influence d’un profond désappointement, sentiment qui fait souvent oublier toute justice aux personnes dont les principes sont les plus purs ; Ulrike comprit parfaitement la signification de ses paroles. La différence de leur fortune, l’avenir sans espoir de Lottchen, l’amertume d’une condition pauvre et livrée à un mépris que rien ne justifiait, les sévères jugements qu’un monde léger porte sur les malheureux, passèrent rapidement à travers l’esprit de la veuve au milieu d’une foule de regrets et de souvenirs.

— Tu en jugeras par toi-même, répondit Ulrike avec calme ; et lorsque tu m’auras entendue, je te demande une réponse sincère : je te conjure même, au nom de notre longue et constante amitié, sur laquelle n’est jamais passé un nuage, de me découvrir ton âme, de ne me cacher ni aucune pensée, ni le plus secret de tes désirs.

— Tu peux parler.

— N’as-tu jamais soupçonné que ces préparatifs de guerre dans le château, et la présence de tous ces hommes d’armes à Limbourg, présageaient quelque chose de sinistre ?

— Ces deux choses annoncent la guerre ; mais l’électeur est pressé de toutes parts, et il y a longtemps que notre Allemagne ne s’est trouvée dans une paix complète.

— Ton imagination a dû aller au-delà de ces causes générales ?

Les regards de surprise de Lottchen annoncèrent à Ulrike qu’elle se trompait.

— Et Berchthold ne t’a-t-il rien dit des intentions de son maître ? continua Ulrike.

— Il parle de batailles et de sièges comme la plupart des jeunes gens de son âge, et il essaie souvent l’armure de son grand-père qui encombre ce cabinet là-bas, car tu sais que si mes ancêtres n’ont point eu le rang de chevalier, nous avons eu des guerriers dans notre famille.

— N’est-il point irrité contre l’abbaye de Limbourg ?

— Il l’est, et il ne l’est pas. Je suis fâchée de le dire, il y a un peu de ressentiment contre les moines, chez tous les habitants du Jaegerthal. Ce ressentiment est excité dans mon fils par Gottlob, son frère de lait, le gardien de bestiaux.

— Ce ressentiment est descendu du seigneur au vassal. Tout ce que Gottlob dit, Emich fait plus que de le penser.

— Il y eut cependant une débauche dans le château entre Boniface et le comte, pas plus tard que la nuit dernière !

— Trop d’aveuglement pour tout ce qui te passe devant les yeux, chère Lottchen, est une des habitudes vertueuses de ton âme. Le comte d’Hartenbourg médite la chute de l’abbaye, et il m’a juré aujourd’hui que si je veux amener Heinrich à le seconder dans ses desseins, il fera usage de toute son influence, de toute son autorité, pour contribuer à unir Berchthold et Meta.

Lottchen écouta cette nouvelle, dominée par la surprise silencieuse avec laquelle les personnes douces et sans soupçons écoutent dans le premier moment les projets hardis des ambitieux.

— Ce serait un sacrilège s’écria-t-elle avec chaleur. — Si nos désirs l’emportaient sur nos sentiments religieux, ce serait insulter aux autels de Dieu.

Il y eut un moment de silence. Lottchen se leva de sa chaise avec si peu d’efforts qu’il sembla à l’imagination de son amie exaltée que sa taille grandissait par des moyens surnaturels. Puis, levant les bras au ciel, elle donna carrière à ses sentiments.

— Ulrike, tu connais mon cœur, dit-elle, toi qui es la sœur de mon affection, sinon de mon sang ; toi à qui aucune de mes pensées d’enfant, aucun de mes sentiments de fille ne furent cachés. Mon esprit n’était qu’un miroir du tien, réfléchissant chaque souhait, chaque impulsion, chaque désir. Toi qui sais combien Berchthold m’est cher, tu peux dire que lorsque le ciel me ravit son père, les devoirs seuls d’une mère m’engagèrent à vivre ; que pour lui j’ai supporté l’adversité sans murmures ; souriant lorsqu’il souriait, me réjouissant lorsque la légèreté de la jeunesse le portait à se réjouir ; et que, puisque j’ai vécu pour lui, je pourrais mourir. Tu peux encore dire, Ulrike, que je ne cédai pas avec plus de délice et de confiance à mes jeunes et innocentes affections, que je n’ai vu naître avec joie la tendresse de mon fils pour Meta. Et cependant, je le déclare en présence de Dieu et de ses œuvres, avant qu’un de mes souhaits rebelles aide le comte Emich dans ses projets, il n’y a aucun chagrin terrestre que je ne reçoive avec joie, aucune humiliation que je puisse craindre !

La pieuse Lottchen retomba sur son siége, pâle, tremblante, épuisée par un effort si peu habituel. Elle n’avait jamais possédé la rare beauté de son amie, et les attraits que le temps lui avait laissés avaient cruellement souffert du chagrin et de la pauvreté. Cependant lorsqu’elle fut assise, et que son visage fut empreint de cette inspiration causée par le zèle respectueux qu’elle ressentait pour son Créateur, Ulrike pensa qu’elle ne l’avait jamais vue aussi belle. Les yeux de cette dernière s’animèrent aussi, car, dans ces moments d’élévation morale, elles ne songeaient ni l’une ni l’autre à des intérêts mondains, et son plus grand désir était que le comte d’Hartenbourg pût être témoin de ce triomphe sur l’égoïsme. Son propre refus, quoique exprimé presque dans les mêmes paroles, résultat naturel de leur union, semblait dépourvu de mérite ; car que signifiait le simple refus d’une personne riche et honorée, comparé à cette élévation d’âme qui portait Lottchen à ne point vouloir sortir par une faute de cette pauvreté qu’elle connaissait déjà si amèrement ?

— Je n’attendais pas moins de toi, lui dit Ulrike lorsque l’émotion lui permit de parler ; on ne pouvait en exiger davantage, mais moins n’eût pas été digne de toi. Nous allons maintenant parler d’autre chose, et nous confier au pouvoir de l’Être redouté dont la majesté est menacée. As-tu déjà visité l’Heidenmauer ?

Malgré l’exaltation de ses propres sentiments, qui revenaient cependant à leur état de calme ordinaire, Lottchen remarqua le changement de manières de son amie en prononçant ces dernières paroles, et le léger tremblement de voix avec lequel elle fit cette question.

— La bonté de l’anachorète envers Berchthold, sa grande réputation, m’ont conduite vers lui ; je l’ai trouvé doux dans ses paroles et d’une haute sagesse.

— L’as-tu bien remarqué, Lottchen ?

— Comme une pénitente regarde celui qui lui offre des consolations. J’aurais désiré que tu l’eusses examiné davantage.

La veuve regarda son amie avec surprise, mais elle reporta subitement sur son ouvrage ses yeux encore remplis de larmes. Il y eut un moment de méditation et de silence pénible, car l’une et l’autre sentaient le besoin d’une entière confiance.

— T’inspire-t-il de la défiance, Ulrike ?

— Non pas comme pénitente, ni comme une personne qui désire se réconcilier avec Dieu.

— Tu désapprouves la déférence qu’a pour lui toute la contrée ?

— Tu pourras en juger, Lottchen, lorsque je te dirai que je permets à Meta d’aller chercher des conseils auprès de lui.

Lottchen montra une plus grande surprise, et le silence fut plus long et plus embarrassant qu’auparavant.

— Il y a longtemps que tu m’as parlé, bonne Lottchen, d’une personne dont nous nous entretenions si souvent et avec tant de plaisir lorsque nous étions filles ?

L’étonnement de la veuve fut soudain et marqué ; elle laissa tomber son ouvrage, et frappa ses mains l’une contre l’autre avec force.

— Le crois-tu ? dit-elle enfin.

Ulrike baissa la tête, en apparence pour examiner l’ouvrage de Lottchen ; elle ne se rendait pas compte de son action, mais la main qu’elle tendait à son amie tremblait fortement.

— Je l’ai souvent pensé, murmura-t-elle d’une voix basse.

Dans ce moment, un joyeux éclat de rire, empreint de toute la gaieté de la jeunesse, se fit entendre à la porte, et Meta parut suivie de Berchthold et de la fille du concierge. À cette interruption, les deux amies se levèrent, et passèrent dans une autre chambre.