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L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 02

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 10v-12r).
Piteuſe & chaſte mort de la femme d’vn des muletiers,
de la Royne de Nauarre.


NOVVELLE DEVXIESME.



En la ville d’Amboiſe y auoit vn muletier qui ſeruoit la Royne de Nauarre, ſœur du Roy François premier de ce nom, laquelle eſtoit à Blois acouchée d’vn fils, auquel, lieu eſtoit allé ledict muletier pour eſtre payé de ſon quartier, & ſa femme demoura audict Amboiſe logée de lá les ponts. Or y auoit il longtemps, qu’vn varlet de ſon mary l’aimoit ſi deſeſperement, qu’vn iour il ne ſe peut tenir de luy en parler : mais elle qui eſtoit vraye femme de bien, le print ſi aigrement, le menaſſant de le faire battre & chaſſer par ſon mary, que depuis il ne luy en oſa tenir propos, ne faire ſemblant. Et garda ce feu couuert en ſon cueur iuſques au iour que ſon maiſtre fut allé dehors, & ſa maiſtreſſe à veſpres à ſainct Florẽtin, Eglise du chaſteau fort loing de la maiſon. Eſtant demeuré ſeul, luy vint en fantaſie de pouuoir auoir par force ce que par nulle priere & ſeruice n’auoit peu acquerir. Et rompit vn aiz qui eſtoit entre la chambre de ſa maiſtreſſe, & celle ou il couchoit. Mais à cauſe, que le rideau tãt du lict de ſa maiſtreſſe, & de ſon maiſtre, que des ſeruiteus de l’autre coſté couuroit les murailles, ſi bien que lon ne pouuoit veoir l’ouuerture qu’il auoit faicte, ne fut point ſa malice apperceuë, iuſques à ce que ſa maiſtreſſe fut couchée auec vne petite garſe d’vnze à douze ans. Ainſi que la pauure femme eſtoit à ſon premier ſommeil, entra ce varlet par ledict aiz qu’il auoit rompu dedãs ſon lict tout en chemiſe, l’eſpée nuë en ſa main. Mais auſsi toſt qu’elle le ſentit pres d’elle, ſaillie dehors du lict en luy faiſant toutes les remonſtrances, qu’il fut poſsible à femme de bien de luy faire. Et luy qui n’auoit amour que beſtial, & qui euſt mieux entendu le langage des mulets, que ſes honneſtes raiſons, ſe monſtra plus beſtial que les beſtes, auec leſquelles il auoit eſté long temps. Car en voyant qu’elle couroit ſi toſt à l’entour d’vne table, qu’il ne la pouuoit prendre, & auſsi qu’elle eſtoit ſi forte, que par deux fois elle s’eſtoit deffaicte de luy, deſeſperé de iamais ne la pouuoir auoir viue, luy donna vn grãd coup d’eſpée par les rains, penſant que ſi la peur & la force ne l’auoient peu faire rendre, la douleur le feroit. Mais ce fut au contraire. Car tout ainſi, qu’vn bõ gendarme voyãt ſon ſang eſt plus eſchauffé à ſe venger de ſes ennemis, & à acquerir honneur : ainſi ſon chaſte cueur ſe renforça doublement à courir & fuir des mains de ce malheureux, en luy tenant les meilleurs propos qu’elle pouuoit, pour cuider par quelque moyẽ le reduire à recognoiſtre ſes faultes. Mais il eſtoit ſi embraſé de fureur, qu’il n’y auoit en luy lieu pour receuoir nul bon conſeil, & luy donna encores pluſieurs coups. Pour leſquels euiter, tant que les iambes la peurent porter couroit touſiours. Et quand à force de perdre ſon ſang, elle ſentit qu’elle aprochoit de la mort, leuãt les yeux au ciel, & ioignant les mains, rendit graces à ſon Dieu, lequel elle nommoit ſa force, ſa vertu, ſa patience & chaſteté, luy ſuppliant prendre en gré le ſang, qui pour ſon commandement eſtoit reſpandu en la reuerence de celuy de ſon fils, auquel elle croyoit fermement tous ſes pechez eſtre lauez, & effacez de la memoire de ſon ire. Et en diſant : Seigneur receuez l’ame qui par voſtre bonté a eſté racheptée, tomba en terre ſur le viſage, ou ce meſchant luy donna pluſieurs coups. Et apres qu’elle eut perdu la parolle, & la force du corps, ce malheureux print par force celle qui n’auoit plus de defence en elle. Et quand il eut ſatisfaict à ſa meſchante concupiſcence, s’enfuit ſi haſtiuement, que iamais depuis quelque pourſuitte que lon en ait faicte, n’a peu eſtre retrouué. La ieune fille qui eſtoit couchée auec la muletiere, pour la peur qu’elle auoit euë, s’eſtoit cachée ſoubs le lict. Mais voyant que l’homme eſtoit dehors, vint à ſa maiſtreſſe, & la trouua ſans parolle ne mouuement, & cria par la feneſtre aux voiſins pour la venir ſecourir. Et ceux qui l’aimoient & eſtimoient autant, que femme de la ville, vindrent incontinẽt à elle, & amenerent auec eux des cirurgiens, leſquels trouuerent qu’elle auoit vingt-cinq playes mortelles ſur ſon corps, & feirent ce qu’ils peurent pour luy aider, mais il leur fut impoſſible. Toutesfois elle languit encores vne heure ſans parler, faiſant ſigne des yeux & des mains, enquoy elle monſtroit n’auoir perdu l’entendement. Eſtant interrogée par vn homme d’Egliſe de la foy en quoy elle mouroit & de ſon ſalut, reſpondit par ſignes ſi euidens, que la parolle n’euſt ſceu mieux monſtrer, que ſa confiãce eſtoit en la mort de Ieſus Chriſt, lequel elle eſperoit voir en ſa cité celeſte : Et ainſi auec vn viſage ioyeux, les yeux eſleuez au ciel, rẽdit ce chaſte corps à la terre, & l’ame à ſon createur. Et ſi toſt qu’elle fut leuée & enſeuelie, ſon corps mis à ſa porte, attendant la compaignie pour ſon enterrement arriua ſon pauure mary, que veit premier le corps de ſa femme mort deuant ſa maiſon, qu’il n’en auoit ſceu les nouuelles. Et enquis de l’occaſion, eut double raiſon de faire dueil. Ce qu’il feit de telle ſorte, qu’il y cuida laiſſer la vie. Ainſi fut enterrée ceſte martire de chaſteté, en l’egliſe ſainct Florentin : ou toutes les femmes de bien de la ville ne faillirent de faire leur deuoir de l’accompaigner & honorer autant qu’il eſtoit poſsible, ſe tenantes bien heureuſes, d’eſtre de la ville, ou vne femme ſi vertueuſe auoit eſté trouuée. Les folles & legeres voyans l’honneur que lon faiſoit à ce corps ; ſe delibererent de changer leur vie en mieux.

Voilà, mes dames, vne hiſtoire veritable, qui doibt bien augmenter le cueur à garder ceſte belle vertu de chaſteté. Et nous qui ſommes de bonne maiſon, deburions nous point mourir de bonté, de ſentir en noſtre cueur la mondanité, pour laquelle euiter, vne pauure muletiere n’a point craint vne ſi cruelle mort ? Las ! Telle s’eſtime ferme de biẽ, qui n’a pas encores ſceu comme ceſte-cy a reſiſté iuſques au ſang. Parquoy ſe fault humilier. Car les graces de Dieu ne ſe donnent point aux hommes, pour leur nobleſſe ou richeſſes, mais ſelon qu’il plaiſt à ſa bonté, qui n’eſt point accepteur de perſonne, lequel eſlit ce qu’il veult. Car ce qu’il a eſleu, l’honore de ſes vertuz, & le couronne de ſa gloire. Et ſouuent eſlit choſes baſſes, pour confondre celles que le monde eſtime haultes & honorables. Comme luy meſme dict, ne nous reſiouïſſons point en noz vertuz : mais en ce que nous ſommes eſcriptz au liure de vie. Il n’y eut dame en la compaignie, qui n’eut la larme à l’œil, pour la compaſſion de la piteuſe & glorieuſe mort de ceſte muletiere. Chacune penſoit en elle meſme, que ſi la fortune leur aduenoit pareille, elle mettroit peine de l’enſuiure en ſon martyre. Et voyant ma dame Oiſille, que le temps ſe perdoit parmy les louanges de ceſte treſpaſſée, diſt à Saffredant. Si vous ne dictes quelque choſe pour faire rire la compaignie, ie ne ſçay nulle d’entre nous, qui puiſſe oublier la faulte que i’ay faicte de la faire pleurer : parquoy ie vous donne ma voix. Saffredant qui euſt bien deſiré dire quelque choſe de bon, & qui euſt eſté aggreable à la compaignie, & ſur toutes à vne, diſt que lon luy faiſoit tort, veu qu’il y en auoit de plus anciens experimentez que luy, qui debuoient parler les premiers : Mais puis que ſon ſort eſtoit tel, il aimoit mieulx ſ’en depeſcher. Car plus yen auoit de bien parlans, & plus ſon compte ſeroit trouué mauuais.