L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 25
femme d’vn Aduocat de Paris.
NOUVELLE VINGTCINQIESME.
n la ville de Paris, y auoit vn Aduocat
plus eſtimé que neuf hommes de ſon eſtat,
& pour eſtre cherché d’vn chacun, à
cauſe de ſa ſuffiſance, eſtoit deuenu le plus
riche de tous ceux de ſa robe. Mais voyãt
qu’il n’auoit eu nuls enfans de ſa premiere
femme, eſpera d’en auoir d’vne ſeconde.
Et combien que ſon corps fuſt vieil, ſon cueur ne ſon eſperance
n’eſtoient point morts : qui luy feit choiſir vne fille dans
la ville, de l’aage de dixhuict à dixneuf ans, fort belle de viſage
& de teinct, & encores plus de taille, & de bon poinct. Laquelle
il aima & traicta le mieux qui luy fut poſsible : & n’eut d’elle nõ
plus d’enfans que de la premiere, dont à la longue elle ſe faſcha.
Parquoy la ieuneſſe, qui ne peult porter long ennuy, luy feit
chercher recreation ailleurs qu’en ſa maiſon, en allant aux dances,
& banquets, toutesfois ſi honneſtement, que ſon mary n’en
pouuoit prendre mauuaise opinion : Car elle eſtoit touſiours
en la compaignie de celles en qui il auoit fiance. Vn iour qu’elle
eſtoit en vnes nopces, ſ’y trouua vn bien grãd prince, qui en me faiſant le compte, me deffendit le nommer. Si vous puis-ie
bien dire, que c’eſtoit le plus beau, & de la meilleure grace
qui ait eſté deuant, ne qui (ie croy) ſera apres en ce royaume. Ce
prince, voyant ceſte ieune & belle dame, de laquelle les yeux &
la contenance l’inciterent à l’aimer, vint parler à elle d’vn tel
langage, & de telle grace, qu’elle euſt volontiers commẽcé ceſte
harangue, & ne luy diſsimula point, que de long temps elle
auoit en ſon cueur l’amour dont il la prioit, & qu’il ne ſe donnaſt
point de peine pour la perſuader à vne choſe, ou par la ſeule
veuë, amour l’auoit faict conſentir. Ayant ce ieune prince
par la naïfueté d’amour ce qui meritoit bien eſtre acquis par le
temps, mercia le Dieu qui luy fauoriſoit. Et depuis ceſte heure
lá, pourchaſſa ſi bien ſon affaire, qu’ils accorderent enſemble le
moyen comme ils ſe pourroient veoir hors de la veuë des autres.
Le lieu & le temps accordez, ce ieune prince ne faillit de ſ’y
trouuer, & pour garder l’honneur de ſa dame, il y alla en habit
diſsimulé. Mais à cauſe des mauuais garſons, qui couroient la
nuict par la ville, auſquels ne ſe vouloit faire cognoiſtre : print
en ſa compaignie quelques gentils-hommes à qui il ſe fioit. Et
au commencemẽt de la rue ou elle demeuroit les laiſſa, diſant :
ſi vous n’oyez point de bruit dãs vn quart d’heure, retirez vous
en voz logis, & ſur les trois ou quatre heures reuenez icy me
querir. Ce qu’ils firent, & n’oyans nul bruit, ſe retirerẽt. Le ieune
prince ſ’en alla tout droict chez ſon aduocat, & trouua la porte ouuerte comme on luy auoit promis. Mais en montant le
degré, rencontra le mary, qui auoit en ſa main vne bougie, duquel
il fut plus toſt veu, qu’il ne le peult aduiſer. Toutesfois
amour qui donne entendement & hardieſſe ou il baille les neceſsitez,
feit que le ieune prince ſ’en vint droict à luy, & luy diſt :
Monſieur l’aduocat, vous ſçauez la fiance que moy & tous ceux
de ma maiſon auons euë à vous, & que ie vous tiens de mes
meilleurs & plus fidelles ſeruiteurs. I’ay bien voulu venir icy
vous viſiter priuément, tant pour vous recommander mes affaires,
que pour vous prier que me donniez à boire, car i’en
ay grand beſoing, & ne dire à perſonne du monde que i’y ſois
venu. Car de ce lieu m’en fault aller à vn autre, ou ie ne veux
eſtre cogneu. Le bon homme aduocat fut tant aiſe de l’honneur
que ce prince luy faiſoit, de venir ainſi priuément en ſa maiſon, qu’il le mena en ſa chambre, & diſt à ſa femme qu’elle
appreſtaſt la collation, des meilleurs fruicts & confitures qu’elle
pourroit finer. Ce qu’elle feit treſvolontiers, & l’appreſta la
plus honneſte qu’il luy fut poſsible. Et nonobſtant que l’habillement
qu’elle portoit d’vn couurechef & mãteau, la monſtraſt
plus belle qu’elle n’auoit accouſtumé, ſi ne feit pas le ieune prince ſemblant de la regarder : mais touſiours parloit à ſon mary
de ſes affaires, cõme à celuy qui les auoit touſiours maniées. Et
ainſi que la dame tenoit à genoux les confitures deuãt le prince,
& que le mary alla au buffet, pour luy donner à boire, elle
luy diſt, qu’au partir de la chambre il ne failliſt d’entrer en vne
garderobbe à main droicte, ou bien toſt apres elle l’iroit veoir.
Incontinent qu’il eut beu, remercia l’aduocat, lequel le vouloit
à toute force accompaigner : mais il l’aſſeura que lá ou il alloit
n’auoit beſoing de cõpaignie. Et en ſe tournant deuers ſa femme,
luy diſt : auſsi ie ne vous veux pas faire tort de vous oſter ce
bon mary, lequel eſt de mes anciẽs ſeruiteurs. Vous eſtes ſi heureuſe
de l’auoir, que vous auez bien occaſion d’en louër Dieu,
& de le bien ſeruir, & obeïr. Et ſi vous faiſiez autrement, vous
ſeriez bien malheureuſe. En diſant ces honneſtes propos, ſ’en
alla le ieune prince, & fermant la porte apres ſoy pour n’eſtre
ſuiuy au degré, entra dedans la garderobbe, ou apres que le mary fut endormy ſe trouua la belle dame, qui le mena dedans vn
cabinet le mieux en ordre qu’il eſtoit poſsible. Combien que
les plus beaux images qui y fuſſent, eſtoient luy & elle, en quelques
habillemẽs qu’ils ſe voulſiſſent mettre. Et lá ie ne fais doubte
qu’elle ne luy tint toutes ſes promeſſes. De lá ſe retira à
l’heure qu’il auoit dict à ſes gẽtils-hommes, & les trouua au lieu
ou il leur auoit commandé de l’attendre. Et pource que ceſte
vie dura aſſez longuement, choiſit le ieune prince vn plus court
chemin pour y aller. C’eſt qu’il paſſoit par vn monaſtere de religieux,
& auoit ſi bien faict enuers le prieur, que touſiours enuiron
minuict le portier luy ouuroit la porte, & pareillement
quand il ſ’en retournoit. Et pource que la maiſon ou il alloit
eſtoit pres de lá, ne menoit perſonne auecques luy. Et neantmoins
qu’il menaſt la vie que ie vous dis, ſi eſtoit il prince craignant
& aimant Dieu. Et ne failloit iamais, combien qu’à l’aller
il ne s’arreſtaſt point, de demourer au retour long temps en oraiſon en l’Egliſe. Qui donna grande occaſion aux religieux,
qui en entrant & ſortant de matines le voyoient à genoux d’eſtimer
que ce fuſt le plus ſainct homme du monde. Ce prince
auoit vne ſœur, qui frequentoit fort ceſte religion. Et comme
celle qui aimoit ſon frere, plus que toutes les creatures du mõde,
le recommandoit aux prieres de toutes les bonnes perſonnes,
qu’elle pouuoit cognoiſtre. Et vn iour qu’elle le recommandoit affectueuſement au prieur de ce monaſtere, il luy diſt : Helas,
ma dame ! qui eſt-ce que vous me recommandez ? vous me
parlez de l’homme du mõde, aux prieres duquel i’ay plus d’enuie
d’eſtre recommandé. Car ſi ceſtuy là n’eſt ſainct & iuſte (allegant
le paſſage, que bien heureux eſt qui peult faire mal, & ne
le faict) ie n’eſpere pas d’eſtre trouué tel. La ſœur, qui eut enuie
de ſçauoir quelle cognoiſſance ce beaupere auoit de la bonté
de ſon frere, l’interrogea ſi fort, qu’en luy baillant ce ſecret
ſoubs le voille de confeſsion, luy diſt : N’eſt-ce pas vne choſe admirable,
de veoir vn prince ieune & beau, laiſſer les plaiſirs &
ſon repos, pour bien ſouuent venir ouïr noz matines ? non comme prince cherchant l’honneur du monde, mais cõme vn ſimple
religieux, vient tout ſeul ſe cacher en l’vne de noz chappelles.
Sans faulte, ceſte bonté rend mes freres & moy ſi confuz,
qu’aupres de luy nous ne ſommes dignes d’eſtre appellez religieux.
La ſœur, qui entendit ces parolles, ne ſceut que croire :
car nonobſtant que ſon frere fuſt bien mondain, ſi ſçauoit elle
qu’il avoit la conſcience bonne, la foy & l’amour en Dieu,
bien grande : mais d’aller à l’egliſe à telle heure, elle ne l’euſt iamais
ſoupçonné. Parquoy elle ſ’en vint à luy, & luy compta la
bonne opinion que les religieux auoient de luy, donc il ne ſe peut
garder de rire, auec vn viſage tel, qu’elle, qui le cognoiſſoit
comme ſon propre cueur, cogneut qu’il y auoit quelque choſe
cachée ſoubs ſa deuotion : & ne ceſſa iamais qu’il ne luy en euſt
dict la verité telle, que ie l’ay miſe icy par eſcrit, & qu’elle feit
l’honneur de me le compter.
C’eſt à fin que vous cognoiſsiez, mes dames, qu’il n’y a malice d’aduocat, ny fineſſe de moine, qu’amour en cas de neceſsité ne face tromper, par ceux qui ſont parfaicts en amour : & puis qu’amour ſçait tromper les trompeurs, nous pauures ſimples ignorantes, le deuons bien craindre. Encores, diſt Guebron, que ie me doubte bien qui c’eſt, ſi fault il que ie die, qu’il eſt louable en ceſte choſe. Car on veoit peu de grans ſeigneurs, qui ſe ſoucient de l’honneur des femmes, ny du ſcandale du public, mais qu’ils ayent leur plaiſir : & ſouuent ſont autheurs que lon penſe pis qu’il n’y a. Vrayement, diſt Oiſille, ie voudrois que tous les ieunes ſeigneurs y prinſent exemple. Car ſouuent le ſcandale eſt pire que le peché. Pẽſez, diſt Nomerfide, que les prieres, qu’il faiſoit au monaſtere ou il paſſoit, eſtoient bien fondées. Si n’en deuez vous point iuger, diſt Parlamente : car peult eſtre qu’au retour, la repentance en eſtoit telle, que le peché luy eſtoit pardonné. Il eſt biẽ difficile, dit Hircan, de ſe repẽtir d’vne choſe ſi plaiſante. Quãt eſt de moy, ie m’en ſuis ſouuentesfois cõfeſsé, mais nõ gueres repenti. Il vaudroit mieux, diſt Oiſille, ne ſe confeſſer point, ſi lon n’a bonne repentance. Or ma dame, diſt Hircan, le peché me deſplaiſt biẽ, & ſuis marri d’offenſer Dieu, mais le plaiſir me plaiſt. Touſiours vous & voz ſemblales, diſt Parlamente, voudriez biẽ qu’il n’y euſt ne Dieu ne loy, ſinõ celle que voſtre affection ordonneroit. Ie vous confeſſe, diſt Hircan, que ie voudrois que Dieu print auſsi grand piaiſir à mes plaiſirs, cõme ie fais : car ie luy donnerois ſouuent matiere de ſe reſiouïr. Si ne ferez vous pas vn Dieu nouueau, diſt Guebron, parquoy fault obeïr à celuy que nous auons. Mais laiſſons ces diſputes aux Theologiẽs, à fin que Longarine dõne ſa voix à quelqu’vn. Ie la donne, diſt elle, à Saffredent. Mais ie le prie, qu’il nous face le plus beau cõpte, dont il ſe pourra aduiſer, & qu’il ne regarde point tãt à dire mal des femmes, que lá ou il y aura du biẽ il n’en vueille monſtrer la verité. Vrayement, diſt Saffredẽt, ie l’accorde : car i’ay en main l’hiſtoire d’vne folle & d’vne ſage : vous prẽdrez l’exẽple qu’il vous plaira le meilleur. Et cognoiſtrez qu’autant qu’amour faict faire aux meſchãs de meſchãcetez, en cueur honeſte faict faire choſes dignes de louange. Car amour de ſoy eſt bon, mais la malice du ſubiect luy faict ſouuent prendre vn nouueau ſurnom de fol, leger, cruel, ou villain. Toutesfois par l’hiſtoire, que ie vous veux à preſent racompter, pourrez veoir qu’amour ne chãge point le cueur, mais le monſtre tel qu’il eſt, fol aux fols, & ſage aux ſages.