L’Heure du transsaharien

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Général Aubier
L’Heure du transsaharien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 908-925).
L’HEURE DU TRANSSAHARIEN

Depuis que, — dans ce raid en avion qui devait le transporter De Touggourt au Niger, et que seul accomplit le commandant Vuillemin, — l’héroïque général Laperrine est tombeaux confins du Hoggar, on parle beaucoup du Sahara.

On en parle et, ce qui est mieux, on y agit.

Une piste pour automobiles est aménagée aujourd’hui jusqu’à Tamanrasset. L’année dernière, l’adjudant Poivre, avec une voiture munie d’un système à chenille, a atteint Timiaouine. Dans quelques jours, six automobiles pourvues de propulseurs spéciaux tenteront d’aboutir au Niger, et vraisemblablement y réussiront. Certes, ces raids et ces reconnaissances en avion et en automobile, et l’organisation des communications régulières qui pourra en résulter, rendront de précieux services pour la liaison des deux grandes masses de notre domaine africain ; mais il serait prématuré et imprudent de conclure qu’entre elles la jonction est désormais faite.

De tels procédés peuvent convenir pour la transmission postale ou le transport de quelques personnages importants ; ils resteront impuissants à créer cet échange de personnel et de matériel, de troupes, d’approvisionnements, de produits de toute sorte, en somme cet instrument stratégique et économique que le rail seul pourrait assurer normalement. Il manque à l’avion la capacité de tonnage et à l’automobile, sur de pareils terrains, la capacité de vitesse. Les conducteurs du raid précité comptent pouvoir effectuer le parcours d’Alger à Tombouctou en 15 jours, à raison de 200 kilomètres par jour. Une locomotive franchirait cette distance en trois jours en remorquant un train. Et ce train pourrait partir tous les deux jours, sinon quotidiennement. Entre les deux systèmes de liaison, il y a un abîme ; jamais les premiers ne pourront remplacer le dernier. On peut donc espérer, et on doit surtout souhaiter, qu’avions et automobiles ne soient que les avant-coureurs du Transsaharien.


Parler du Transsaharien au moment où nous nous débattons dans la complexité des problèmes que soulèvent le règlement de la paix et la reprise de l’équilibre mondial, voilà de quoi étonner éco peut-être tous ceux qui, ne l’ayant pas étudiée, estiment que cette question est d’ordre secondaire, sinon même du domaine de l’utopie.

Or il n’en est pas qui, au triple point de vue stratégique, économique et social, soit à la fois plus positive et plus urgente, ni qui puisse exercer une influence plus décisive et plus profonde sur nos destinées.

L’utilité stratégique est tellement évidente qu’il est presque superflu d’en entreprendre la démonstration. S’il est en effet un enseignement qui ressort de toute notre histoire, et que la dernière guerre a confirmé d’éclatante manière, c’est que la capacité stratégique d’une nation dépend étroitement, non seulement du nombre de ses combattants, mais aussi de sa capacité économique. Aucun peuple d’Europe ne peut désormais, en cas de conflit, prétendre à la victoire, s’il ne peut jeter dans la balance le poids d’un effort prolongé et supérieur à celui de ses concurrents ou de ses ennemis, et, par conséquent, recevoir de ses alliés ou de ses colonies le maximum de ressources qu’ils peuvent lui procurer. Et cela implique la liberté de ses communications maritimes. C’est pour n’avoir pu acquérir ou conserver cette liberté que nous avons perdu au XIIIe siècle l’Empire franc de la Méditerranée orientale, au XVIIIe siècle le Canada et les Indes, et, plus tard, Malte et l’Egypte. C’est pour l’avoir possédée que nous avons pu, dans la dernière guerre, recevoir l’appui et l’aide de nos alliés et de nos colonies, et que l’Allemagne, malgré la supériorité initiale due à une longue et formidable préparation, a succombé.

En l’état d’insuffisance de notre marine de guerre, insuffisance que vient de consacrer, en l’aggravant, la Conférence de Washington, il est vraisemblable qu’il nous serait impossible, si les circonstances l’exigeaient, d’assurer avec nos seuls moyens la liberté de nos communications interocéaniques. En admettant que ces communications puissent être sauvegardées, l’aide de nos colonies ne pourrait nous parvenir que lentement et pour ainsi dire au compte-goutte, alors qu’avec le Transsaharien nos ressources principales, celles de l’Afrique française totale, nous seraient déversées à jet continu.

Pouvons-nous aujourd’hui espérer que l’ère des guerres est désormais close, ou qu’en cas de conflit, nous aurions à nos côtés, comme hier, les flottes de l’Amérique, de l’Angleterre, de l’Italie et du Japon ? De telles hypothèses forment une base trop incertaine pour y édifier une politique d’avenir. Ecartons-les donc, et examinons dans quelle mesure, en cas de conflit, nous pourrions sûrement recevoir l’aide de nos colonies. Un simple coup d’œil sur la mappemonde nous fait apparaître notre Empire africain, ce bloc compact et rapproché de la France, comme le fondement même, d’ailleurs large et solide, de tout notre édifice colonial, dont les autres parties, infiniment plus petites, sont distantes et éparses.

A cet aspect géographique correspondent des réalités positives. Sur 3 milliards 200 millions, représentant le commerce général de tout notre domaine d’outre-mer en 1913, dernière année des évaluations normales, l’Afrique figurait pour 2 milliards 130 millions, — plus des deux tiers ; et la proportion est plus forte aujourd’hui, s’étant accrue de notre mandat sur le Cameroun et le Togo. Sur 900 000 hommes, combattants ou ouvriers, que nous a fournis ce même domaine pendant la guerre, 650 000, plus des deux tiers, dont 500 000 combattants, provenaient de l’Afrique. Et c’est encore l’Afrique qui, par ses envois incessants de céréales, de vins, de moutons, d’oléagineux, de bois, de minerais et de phosphates, constitua la plus grande part de nos apports coloniaux.

Aussi bien, avant la guerre, on avait pu constater que la part de la France dans le commerce général de nos colonies, était en raison inverse de leur éloignement de la Métropole : 70 p. 100 pour l’Afrique du Nord, 53 p. 100 pour le Sénégal ; 46 p. 100 pour la Guinée, 28 p. 100 pour l’Indochine. Car ce n’est pas seulement la distance, c’est aussi la pénurie et le prix élevé de notre fret, qui écartaient de notre marché les produits de nos colonies lointaines. N’a-t-on pas vu la viande frigorifiée de Madagascar être avantageusement concurrencée par celle de l’Argentine, et nos bois de la côte d’Ivoire prendre surtout le chemin de Hambourg ?


Si notre domaine africain constitue le plus grand réservoir de nos ressources d’outre-mer, il offre aussi l’avantage d’être le seul avec lequel, en temps de guerre, nous puissions avoir la certitude de rester en liaison.

Compter, en effet, sur la maîtrise de l’Océan paraît, pour longtemps encore, bien au-dessus de nos propres moyens. En revanche, il nous suffirait de le vouloir, c’est-à-dire d’organiser une flotte méditerranéenne convenablement aménagée et outillée, par conséquent composée en grande partie de croiseurs rapides, torpilleurs, sous-marins et hydravions, pour conserver, quoi qu’il arrive, la liberté de nos communications dans la partie de la Méditerranée occidentale qui sépare les rives de France de celles de l’Afrique du Nord.

Mais l’Afrique du Nord n’est qu’une partie de notre Empire africain, non la plus étendue, mais jusqu’ici la plus riche parce que, pourvue de nombreux cadres européens et d’un réseau ferré à peu près suffisant, elle a pu, sur les deux tiers de ses surfaces cultivables, être mise en valeur.

Au delà du Sahara, qui n’est pas du tout la mer de sable que beaucoup trop de Français imaginent, s’ouvrent ces larges et longues vallées du Sénégal et du Niger, de l’Oubangui et du Chari, ces vastes plaines du Tchad, ces « Indes Noires, » comme les a dénommées E.-M. de Vogué, qui contiennent en puissance, mais par notre faute encore en sommeil, d’inépuisables ressources en hommes, en troupeaux, en matières premières et en produits textiles ou alimentaires de toute sorte : richesses insoupçonnées auxquelles il ne manque, pour éclore, que les voies de pénétration et d’évacuation qui leur apporteraient le mouvement, la circulation, la vie.

Les bords de cet immense Empire, les rivages du Sénégal, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Dahomey, du Cameroun et du Gabon, sont plus ou moins mis en valeur, parce que plus ou moins pénétrés par le rail ; mais ces bords s’ouvrent sur l’Océan. En temps de paix, ils sont séparés de la métropole par de longues distances qu’aggravent encore l’insuffisance, la lenteur et la cherté de nos services maritimes ; en temps de guerre, ils risqueraient d’en être irrémédiablement coupés.

Dans cette âpre lutte économique où nos alliés mêmes sont de redoutables concurrents, dans celle plus tragique encore où pourrait nous jeter un nouveau conflit mondial, sommes-nous assez riches pour laisser inexploitées les ressources du centre de l’Afrique ? Sommes-nous assez forts pour risquer d’être privés de ces 180 000 combattants noirs qu’il nous a fournis et qui, dans quelques années, pourraient dépasser 300 000 ? [1]

« Nous sommes un peuple de cent millions d’hommes, » ne cesse de répéter un général illustre qui fut l’un des plus magnifiques artisans de notre victoire. Belle parole, mais qui restera à l’état de parole, si nous ne nous hâtons pas de mettre en valeur, en même temps que le sol, le capital humain de l’Afrique équatoriale, affaibli, décimé par les maladies consécutives à l’insuffisance de nourriture et au manque absolu d’hygiène. Si nous manquons à cette tâche, nous resterons la nation de 39 à 40 millions d’hommes, à natalité stationnaire ou fléchissante, en face d’une Allemagne de 60 à 63 millions d’âmes, à natalité toujours en progrès.


Assurément la question stratégique est aujourd’hui le point essentiel. Elle ne nous dispense pas cependant de nous demander quels services pourrait, au point de vue économique, nous rendre notre domaine central africain.

Quelques cas concrets suffiront à nous en faire mesurer l’étendue.

Qui ne connaît aujourd’hui l’importance majeure de la question du colon, et qui n’en redoute la crise prochaine ? C’est nous qui sommes les plus menacés. Avant la guerre, nous importions 280 à 300 000 tonnes de coton, dont la presque totalité nous venait d’Amérique et nous coûtait environ 600 millions par an. Aujourd’hui, cette importation, momentanément ralentie, nous coûterait plus du double [2]. Demain, nous risquons d’en être privés, car l’Amérique tend de plus en plus à organiser des filatures sur son propre territoire et à se réserver la plus grande et, en tout cas la meilleure part de sa production.

Où pourrons-nous alors trouver le coton nécessaire à nos nombreuses filatures du Nord, du Centre, de l’Est [3] ? Qui pourra nous le fournir ? Ce n’est pas l’Angleterre menacée elle-même et qui développe fébrilement la production cotonnière de l’Egypte et des Indes. Ce n’est pas l’Indochine dont l’exportation, limitée à 7 ou 8 000 tonnes, est en grande partie absorbée par le Japon. Ce pourra être, pour une faible part, la Cilicie, si les événements permettent sa mise en valeur et si nous n’y sommes pas prévenus par des concurrents au change avantageux.

Si, au contraire, nous possédions le réseau ferré nécessaire pour les transports, nous pourrions facilement trouver dans notre Afrique centrale, sur les bords du Sénégal, du Niger, du Chari et dans certaines régions du Tchad, plus d’un million d’hectares favorables à la culture cotonnière, et qui, lorsque leur rendement aurait atteint sa valeur normale, pourraient nous procurer au moins 200 000 tonnes de grains. Le coton à l’état naturel pousse, un peu partout dans ces régions ; irrigué et cultivé, il donnerait de magnifiques rendements. L’ingénieur du Gouvernement Général de l’Afrique occidentale française, M. Belime, estime à 160 000 tonnes le rendement possible de la région du Niger comprise entre Bamako et Tombouctou. Il nous suffirait donc d’organiser en temps utile la production cotonnière de notre Afrique centrale, pour éviter le désastre économique qu’amènerait infailliblement la fermeture de la plus grande partie de nos filatures, désastre dont la répercussion sociale, en jetant sur le pavé des milliers de familles ouvrières, pourrait être considérable.

Le même raisonnement peut s’appliquer aux laines, aux cuirs, aux viandes frigorifiées, tous produits pour lesquels nous sommes encore tributaires de l’étranger dans des proportions démesurées. Nous importons 160 000 tonnes de laines coûtant plus d’un milliard, 330 000 tonnes de cuirs et peaux et 143 000 tonnes de viandes frigorifiées coûtant 8 à 900 millions ; et encore des oléagineux, du caoutchouc et du café, alors que, dans toute la vallée du Niger et dans les régions voisines du Tchad, nous pourrions largement développer l’élevage des bœufs et des moutons à laine, la culture des arachides et du café.

Tout compte fait, la mise en valeur de notre Afrique centrale eût pu nous épargner avant la guerre environ 6 milliards d’importation étrangère ; aujourd’hui elle nous en épargnerait 10 à 12 milliards, dont la moitié contribuerait à développer la prospérité et la richesse de cette incomparable région de production, et dont l’autre moitié représenterait une économie absolue.

Or, ne nous y trompons pas, cette mise en valeur ne sera jamais réalisée sans le Transsaharien.

Jusque-là privées de cadres européens, de médecins, de vétérinaires, d’ingénieurs agricoles, de chefs de culture, toutes ces terres équatoriales à l’Est de Gao et jusqu’au Tchad et depuis le Tchad jusqu’au Congo, resteront plus ou moins incultes et désertiques, périodiquement ravagées par la maladie du sommeil, par des épidémies, des épizooties fréquentes, consécutives aux années de sécheresse qui entraînent des famines ou des disettes, qui anémient en tout cas les populations et les rendent éminemment accessibles à toutes les maladies.


Alors à quoi bon, dira-t-on, faire à grands frais aboutir le rail dans des régions où la main-d’œuvre fait défaut et n’a aucun désir de travailler ?

Ceux qui raisonnent ainsi constatent les effets sans remonter aux causes. Ils méconnaissent cette grande loi économique que, dans les régions susceptibles de produire, c’est au rail de créer la production et non à la production de précéder le rail ; et qu’un pays dépourvu de voies de pénétration et d’évacuation est fatalement voué à la déchéance, comme un corps qui serait privé de système artériel et veineux. Sans aller chercher bien loin les exemples, il suffira de rappeler que lorsque fut commencée, en 1882, la ligne ferrée de Saint-Louis à Dakar, elle traversait une région à peu près déserte : en 1886, elle transportait 10 000 tonnes de produits et 200 000 tonnes en 1910.

L’expérience est sur ce point d’accord avec la logique. Pourquoi travailleraient-ils pour produire au delà de leurs besoins immédiats, ces Noirs ancestralement habitués aux pratiques de la cueillette, puisque le produit de leur travail resterait sur place sans emploi et sans profil ? Et qui, d’ailleurs, pourrait les initier à de meilleures méthodes de culture, leur enseigner, ne fût-ce que par l’exemple, l’utilité de se mieux vêtir, de se mieux nourrir, de se mieux loger et de constituer des réserves pour les années mauvaises, sinon des cadres européens ? Or quels capitalistes, quels techniciens, quels agriculteurs, quels cadres européens en un mot, se rendront volontiers dans un pays où l’on est pour ainsi dire coupé de toute communication avec le reste du monde ?

Considérons, par exemple, la région la plus peuplée, la plus fertile, la plus rapprochée des lignes ferrées : cette boucle du Niger qui vient d’être érigée en province sous le nom de Haute-Volta. Sa capitale, qui est en même temps son centre, Ouagadougou, est à plus de 600 kilomètres de Koulikoro, point terminus du chemin de fer de Dakar, et à plus de 900 kilomètres de Bouaké, point terminus du chemin de fer de Grand-Bassam ; c’est-à-dire, selon que l’on prend l’un ou l’autre itinéraire, à plus de un ou deux mois de Paris, — et cela en faisant le calcul purement théorique qu’on sautera du wagon dans le bateau et inversement, sans perdre un seul jour [4]. S’il s’agit des régions du Tchad, — qu’on les aborde par l’Ouest, par le Sénégal ; ou par le Sud, par le Congo, — il faut compter près de trois mois. Et même lorsque seront construits les deux tronçons ferrés de Pointe-Noire à Brazzaville et de Bangui à Fort-Crampel, qui permettront d’aller de l’Océan au Tchad par voies ferrées et voies fluviales alternées, le trajet de Marseille ou Bordeaux au Tchad exigera encore près de deux mois. Les touristes et les fonctionnaires seuls peuvent se permettre un tel gaspillage de temps. Et si en temps de paix les marchandises lourdes, et notamment les bois, peuvent commodément emprunter cette route, elles risqueront, en cas de conflit, de la trouver fermée, comme toutes celles d’ailleurs qui aboutissent à l’Océan.

Que le rail, au contraire, vienne mettre la Haute-Volta et les régions du Tchad à trois ou quatre jours d’Alger, à cinq ou six jours de Paris, qu’il y apporte un afflux normal de médecins, de vétérinaires, d’ingénieurs, de chefs de culture, de médicaments, d’instruments agricoles ; que des capitalistes, des industriels, des commerçants puissent les visiter ; et toutes ces régions, actuellement en léthargie, s’éveilleront à l’activité et à la vie. Leur capital potentiel est assez riche pour justifier toutes les entreprises, le jour où les communications avec l’extérieur seront mieux organisées.

En même temps, et par l’effet automatique de ce double courant que produit toujours le rail, le développement de l’hygiène et du mieux-être des indigènes leur créera de nouveaux besoins et ouvrira aux produits fabriqués de la métropole ce vaste marché que peut et doit offrir une population de vingt millions de Noirs évoluant vers la civilisation et, de ce fait, bientôt doublée. Souvenons-nous que le nombre des indigènes d’Algérie, qu’on nous accusait d’avoir ruinés et refoulés, a doublé en moins de cinquante ans. Ils étaient 2 300 000 en 1871 : ils sont 4 700 000 en 1921.


Et c’est là qu’apparaissent le sens profond, le côté humain, la grandeur même de l’œuvre du Transsaharien.

Car, dans cette mise en valeur de l’Afrique centrale, il ne s’agit pas seulement d’intérêts stratégiques et économiques, de profits financiers et matériels, il s’agit aussi de la responsabilité morale, du rôle civilisateur que nous avons assumés. En nous installant sur ces territoires, en chassant les roitelets barbares qui y exerçaient la pire des tyrannies, en abolissant la traite et l’esclavage, nous avons accompli une œuvre de haute humanité, mais nous avons détruit une organisation millénaire qui s’imposait par la terreur, sans doute, mais entretenait cependant du mouvement, de l’activité, de la vie. Nous n’avons encore rien mis à la place. Des cités autrefois peuplées et bruyantes, telles que Tombouctou, Gao, Agadès, Zinder, sont aujourd’hui silencieuses et à peu près désertiques. Isolées dans leurs terres respectives, n’ayant aucun trafic, oisives et imprévoyantes, ces populations ne cultivent que tout juste le mil indispensable à leur subsistance. Insuffisamment nourries, mal vêtues et mal abritées, elles vivent en état permanent de réceptivité et de moindre résistance. Les bœufs, les moutons suivent le même sort. En somme, gens et bêtes multiplient ou périssent selon les hasards des bonnes ou mauvaises années.

Au demeurant, la mortalité, la morbidité, l’incertitude de l’avenir y sont telles que, si on a pu fixer à 12 000 hommes le chiffre du recrutement des tirailleurs sénégalais en 1922, il n’a pas été possible d’évaluer les quelques milliers d’hommes que pourra fournir l’Afrique équatoriale.

Prenons garde qu’en persévérant dans cette carence, nous ne facilitions les revendications des nations surpeuplées, naturellement portées à prétendre qu’une nation qui n’est pas capable de mettre en valeur toutes les terres qu’elle occupe, doit céder la place à celles qui ont un excédent de population. Nous avons autour de nous trop d’envieux qui, sans avoir jamais produit l’héroïque phalange de nos explorateurs et de nos soldats coloniaux, sans avoir jamais couru les risques, les périls et les sacrifices que nous avons affrontés ou consentis, sont cependant tout prêts à nous reprocher de n’avoir occupé tant de colonies que pour en fermer l’accès aux autres peuples ; ignorants qu’ils sont, ou feignent d’être, des longs et lents efforts nécessaires pour amener des terres vierges et des races primitives aux premiers degrés de la culture et de la civilisation.


Mais une autre question se pose. Où les prendrons-nous, avec notre faible et décroissante natalité, ces cadres français dont nous faisons état pour le relèvement et la mise en valeur de notre Afrique centrale ?

Nous les prendrons, si on leur constitue certains avantages, et, à défaut d’avantages, certaines facilités, d’abord parmi les six à sept milliers de Français de la métropole qui, chaque année, émigrent en Amérique, en Argentine, au Brésil, au Mexique, au Chili ou ailleurs, et qui pour la plupart sont perdus pour la patrie française, puisqu’à la deuxième génération ils sont naturalisés Américains ; ensuite et surtout en Afrique du Nord et particulièrement dans cette Algérie qu’on se plaît à considérer comme un prolongement de la France, ce qui n’est pas très exact, mais dont le grand rôle est de devenir la clef de voûte, le centre de rayonnement et le seuil de toute l’Afrique française.

Car si on peut trouver dans la métropole les cadres techniques, c’est en Algérie surtout et en Tunisie qu’on pourra recruter la plus grande partie des cadres pratiques nécessaires pour l’exploitation agricole de ces fertiles régions du Soudan et du Tchad. C’est aux petits-fils de ceux qui ont su défricher les marais pestilentiels de la Mitidja, et faire, de cette contrée que le maréchal Clauzel appelait alors « l’infecte Mitidja, » l’un des plus splendides domaines de culture qu’il soit possible d’imaginer ; c’est à cette belle et vigoureuse race des colons algériens qu’il faudra s’adresser pour mettre en valeur l’Afrique centrale.

Tandis, en effet, qu’en France, même en supposant qu’on réussisse à remonter la funeste pente où nous sommes engagés, la natalité semble destinée à rester stationnaire, en Algérie, grâce à l’incessant afflux des immigrants Espagnols, Italiens, Siciliens, Maltais, dont les fils, par le jeu automatique de la loi de 1889, se font ou se laissent naturaliser Français, il se fonde une race nouvelle, franco-algérienne ou franco-latine, jeune, énergique, entreprenante, et qui a doublé en moins de vingt ans. C’est à cette greffe française, à ce centre d’essaimage français, qu’il faudra faire appel pour procurer à notre Afrique centrale les cadres, l’ossature dont elle a tant besoin.

On ne connaît pas assez, en France, le grand rôle que l’Algérie peut jouer dans nos destinées.

L’Etat n’accorde pas un intérêt suffisant à cette « colonisation officielle » qui a fait sa grandeur et sa force, et qui seule pourra réaliser l’œuvre d’intensification du peuplement français nécessaire pour assimiler le nombre toujours croissant des immigrants étrangers, et pour favoriser le débordement sur l’Afrique centrale, lorsque sera construit le Transsaharien.

Une évolution caractéristique parait d’ailleurs devoir faciliter et provoquer même cette future émigration. Par un contraste assez inquiétant, la colonisation agricole de l’Algérie semble entrer en régression, au moment même où la natalité s’accroit. A la suite des larges vides qu’a creusés la guerre chez les colons, et aussi, il faut bien le dire, de certaines réformes politiques un peu trop hâtives qui les ont mécontentés ou menacés dans leur sécurité, beaucoup de terres ont été rachetées par les indigènes dont la population ne cesse d’augmenter et que la guerre a enrichis. Ces terres sont devenues en partie incultes.

Les surfaces cultivées qui avaient atteint leur maximum en 1914, en dépassant 3 millions d’hectares, ne représentent plus aujourd’hui que 2 200 000 hectares.

En revanche, malgré les pertes subies pendant la guerre et au cours des deux désastreuses années sèches 1919-1920, la population qui était de 2 700 000 âmes en 1871, est de 5 250 000 en 1921. Elle a doublé en cinquante ans. Pour peu qu’elle suive cette courbe ascendante, et que les indigènes continuent à pratiquer la culture extensive qui produit à peine 5 quintaux de céréales à l’hectare, il n’est pas douteux que le moment viendra où l’Algérie devra déborder sur l’Afrique centrale.

Gouverner, c’est prévoir. Il faut dès à présent se préoccuper de préparer cet exode qui constituera en somme, pour les deux parties de l’Afrique française, un égal bienfait.

Or, tandis qu’insoucieux de nos intérêts et de nos devoirs, nous avons perdu vingt années à piétiner sur place, d’autres ont avancé. Dans la Gold Coast anglaise, le chemin de fer de Secondi dont le point terminus, Koumassi, était déjà plus rapproché du centre de la Haute-Volta que Bamako, est activement poussé vers le Nord. Il tend à attirer à lui tout le trafic de la contrée. Dans la région du Tchad, dans notre Afrique équatoriale absolument dépourvue de voies ferrées, la ligne de Lagos à Kano, dans la Nigeria anglaise, affleure du cercle de Zinder, tandis qu’un embranchement va bientôt s’élever jusqu’à la lisière du Tchad à Dikoa. Dans tout le Nord du Cameroun, les produits concentrés à Garoua sont dirigés sur la côte de la Nigeria par le Bénoué et le Niger. En même temps le chemin de fer du Soudan anglo-égyptien se prolonge par El-Obéïd, jusqu’à El-Facher, tout près de notre frontière de l’Ouadaï. Ainsi, par le Sud et par l’Est, les lignes anglaises abordent ces territoires du Niger et du Tchad dénués du rail français. Les ingénieurs, les prospecteurs, les missionnaires, les capitalistes suivront. Assisterons-nous, inertes, à cet encerclement ?


Ce ne sont cependant pas les difficultés techniques, ni même financières, qui ont pu et peuvent encore nous empêcher de faire le Transsaharien. Il n’est pas de ligne ferrée dont la construction soit à la fois plus facile et moins coûteuse.

Sur presque tout le parcours, un sol résistant et plat ; pas de ponts, pas de tunnels, pas d’ouvrages d’art, sauf de loin en loin quelques remblais pour traverser de rares et courtes parties sablonneuses. Que la ligne parte d’Ouargla ou de Colomb Béchar, ou de ces deux points à la fois, pour aboutir au Tidikelt, elle peut à peu près totalement éviter les deux grands Ergs en suivant les vallées de la Saoura, de l’Igharghar ou de l’Oued-Mya, puis contourner les dunes de l’Ech-Chache, en longeant les massifs du Mouydir et du Hoggar : et de là par le plateau pierreux du Tanezrouft, gagner l’Adrar des Ifoghas et le point de resserrement de la boucle du Niger, à Tosaye, où l’on jetterait un pont pour la prolonger jusqu’à Ouagadougou.

Sans doute la question de l’eau est plus difficile à régler, bien qu’à vrai dire les solutions abondent ; soit qu’on creuse des puits artésiens dont le rendement est parfois tellement considérable qu’il donne naissance à de véritables lacs, comme à El-Goléa : soit que, sur une partie du parcours, on double la voie d’une conduite d’eau comme l’ont proposé l’ingénieur Souleyre et M, Sabattier ; soit qu’on remplace la traction à vapeur par la traction électrique (projet Berthelot) ou par un moteur à combustion interne (projet du colonel Godefroy).

Ces spécialistes, et plus récemment encore l’ingénieur Fontanielle, qui ont étudié sur place le tracé et les procédés d’établissement du Transsaharien, en affirment la facilité d’exécution.

Ils ont d’ailleurs pris soin d’évaluer les dépenses et les recettes éventuelles de leurs projets. Les premières varient, — selon qu’il s’agit d’une voie étroite ou d’une voie large, d’un parcours allant seulement jusqu’au Niger ou jusqu’à Ouagadougou, ou encore avec embranchement sur le Tchad, — entre 500 millions et 1 milliard 500 millions.

Admettons ce dernier chiffre. Serait-ce une dépense inconsidérée, au regard des 5 ou 6 milliards d’économies qu’avant dix ans le Transsaharien pourrait nous procurer sur nos importatations étrangères ?

Quant aux recettes, tous s’accordent à conclure que, dès la deuxième année, elles couvriraient les frais d’exploitation, et qu’en dix ans le capital de construction serait entièrement amorti.


Pourquoi donc, alors que l’Amérique a fait le chemin de fer de New-York à Saint-Francisco, de 5 600 kilomètres, à travers le Farwest ; alors que la Russie a fait celui de Kazan à Wladivostok, de 9 000 kilomètres, à travers la Sibérie ; que l’Angleterre, maîtresse désormais de l’ancienne Afrique orientale allemande, est en train d’achever son chemin de fer du Cap au Caire, toutes œuvres infiniment plus difficiles et coûteuses que le Transsaharien, pourquoi la France, depuis trente années qu’elle occupe l’Afrique centrale de l’Ouest, n’a-t-elle pas encore son chemin de fer de la Méditerranée au Niger ?

Pourquoi, dans le vaste projet de la mise en valeur de notre domaine colonial, doublement remarquable par le fond et par la forme, par la conception de l’ensemble et le souci des détails, que vient de déposer M. Sarraut, n’est-il pas fait même une allusion au Transsaharien ? Pourquoi cette question si grave, si foncièrement nationale, de la jonction de notre Afrique du Nord avec le Soudan, parait-elle avoir si peu préoccupé jusqu’ici nos législateurs et nos gouvernants ?

Nous touchons ici à l’un des points les plus sensibles et les plus délicats de notre politique coloniale.

Nous avons un domaine d’outre-mer dont les possessions coloniales, réparties sur les quatre parties du monde, dépendent du ministère des Colonies. Mais nous avons aussi l’Algérie, terre française rattachée au ministère de l’Intérieur, et encore des Protectorats, tels que la Tunisie et le Maroc, qui ressortissent au ministère des Affaires étrangères ; en somme, un domaine d’outre-mer régi par trois ministres différents. Quel est celui qui eût dû prendre l’initiative dans cette question du Transsaharien, intéressant à la fois l’Algérie, les Protectorats et l’Afrique occidentale ? Et, en supposant qu’ils fussent tous les trois d’accord sur le principe, quel est celui qui eût pu imposer sa décision ? Bien qu’il soit inadmissible que de pareilles questions de forme aient pu reléguer dans l’oubli l’étude d’un aussi capital problème, il n’est cependant pas douteux que ce manque de direction supérieure et de centralisation au sommet de notre vaste domaine africain, constitue un point faible, sinon un obstacle, dans ses destinées.

Pour créer cette unité de méthode et de direction, pour mettre fin aux frictions et aux tergiversations qui ont maintes fois résulté de cette trilogie de pouvoirs coloniaux, on a proposé soit d’instaurer un grand ministère de la France extérieure, soit de créer, pour l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, un ministère de l’Afrique du Nord. C’est trop ou pas assez. Car la première solution constituerait une trop lourde charge, et la seconde, tout en tendant à unifier ce qui ne peut pas être unifié, ne résoudrait que partiellement la question. Elle consacrerait même et fortifierait une dualité qu’il importe, au contraire, de faire disparaître.

L’heure est venue de comprendre que notre Afrique du Nord et notre Afrique centrale doivent constituer un Empire Africain ; et que si ces deux masses sont en réalité des fédérations, des groupes d’Etats ou de régions devant conserver leurs mœurs et leurs administrations locales, elles gagneraient cependant à être pourvues d’une direction supérieure qui créerait l’accord sur les questions d’intérêt commun. En somme, l’Afrique est une chose, et les Colonies sont une autre chose. Et de même que l’Angleterre a son « Colonial-Office « et son « India-Office, » nous devrions avoir notre ministère des Colonies et notre ministère de l’Afrique. Si ce dernier eût existé, il est probable que nous aurions depuis longtemps le Transsaharien, « cette épine dorsale de l’Afrique française encore invertébrée, » et que nous ne serions pas réduits à en envisager la construction à une époque où les matériaux et la main-d’œuvre sont le plus coûteux et nos finances le plus obérées.

Car, au fond, c’est bien là dans cette question financière, que gît la principale, la seule difficulté.

La nécessité et les avantages du Transsaharien, au triple point de vue stratégique, économique et social, ne sont pas niables. Mais où trouver les fonds pour le construire ? On ne peut pas songer à les incorporer, même par tranches annuelles, dans un budget déjà trop lourd, et moins encore à se les procurer par un emprunt. Seule, une société ou compagnie concessionnaire pourrait les réunir, à la condition que les intérêts des actionnaires ou obligataires fussent garantis par l’État. Et c’est bien en effet à l’Etat qu’en dernière analyse ce devoir paraît incomber.

Le Transsaharien n’est pas une œuvre d’intérêt colonial ou local, mais d’intérêt national.

Par cela, il se distingue et il est indépendant des projets de chemins de fer locaux envisagés dans le programme de M. Sarraut, chemins de fer dont l’exécution repose en grande partie sur les emprunts à contracter par les colonies intéressées, tandis que la construction du Transsaharien importe à la fois à notre sécurité et à notre prospérité comme à celles de l’Afrique entière.

Si cependant, entre les deux projets, il fallait faire un choix, il paraît incontestable qu’en raison de son caractère stratégique et national, plus nettement accusé depuis que la conférence de Washington a réduit notre armement naval, le Transsaharien devrait avoir la priorité.


Notre avenir colonial est doublement inscrit, et dans l’histoire et sur la carte.

Qu’on consulte l’histoire, on constate que, par deux fois, notre force d’expansion nous a donné de vastes, mais lointains empires coloniaux, l’empire franc méditerranéen, le Canada, les Indes, et que, par deux fois, nous les avons perdus.

Qu’on consulte la carte, — cette humble carte des écoliers où l’on voit notre domaine colonial figurer en rouge sur la mappemonde, — on verra la France reposer sur l’Afrique française comme une tête sur un vaste corps.

La France ne peut plus se dérober à ses destinées africaines ; et si elle veut les accomplir, si elle veut réaliser tous les espoirs qu’elle a accumulés, tous les avantages et les bénéfices qu’elle peut revendiquer, elle est obligée de construire la voie impériale qui, à travers l’Afrique unifiée, reportera ses frontières, son influence et son prestige jusqu’au Congo.

Conçoit-on quel magnifique avenir économique, quelle force stratégique, quelle puissance de rayonnement, quelle prospérité matérielle et morale, pourra procurer, dans un quart de siècle, cette voie ferrée prolongée et doublée, au Nord de la Méditerranée, par la canalisation du Rhône et de la Saône ? Grâce à elle, le cerveau de la France pourra commander à la masse africaine, tout entière vivifiée et dont pourront jaillir les multiples forces latentes encore en sommeil.

Ce sera le véritable instrumentum regni d’un peuple qui, ne voulant rien ajouter au domaine qui lui est reconnu, entend seulement être maître chez lui, et pouvoir dire comme au banquet de Trimalcion : omnia nascuntur domi (nous trouvons tout dans notre maison).


Il faut conclure.

La question du Transsaharien qui, à la veille de la guerre, venait il peine de sortir d’une longue période d’oubli, se présente aujourd’hui sous un aspect nouveau.

Car, d’une part, les enseignements de la guerre ont démontré la nécessité de mettre rapidement en valeur toutes les parties de notre domaine africain ; et d’autre part, la diminution consentie de notre flotte de haut bord, ne nous permettant plus en cas de conflit de compter avec certitude sur la liberté de l’Océan, nous impose le devoir d’assurer par la Méditerranée, nos communications avec la totalité de l’Afrique française.

On peut donc dire que la construction du Transsaharien est une conséquence directe et impérieuse de la Conférence de Washington.

Une situation nouvelle nous impose de nouveaux devoirs. Nous avons jusqu’ici appliqué dans notre politique africaine un système exclusif de pénétration périphérique, système empirique et fragmentaire, propre à favoriser les exploitations locales et à former l’armature extérieure de notre édifice africain, mais impuissant à aménager l’intérieur qui menace ruine ; système, en tout cas, qui aboutit, en temps de paix, à livrer en grande partie à l’Angleterre l’exploitation de notre Afrique centrale, et en temps de guerre à compter exclusivement sur son bon vouloir pour conserver nos communications avec toute cette partie de notre domaine Africain ; en somme, au double point de vue économique et stratégique, à nous placer sous la dépendance d’une nation amie, mais qui n’a pas et ne peut pas avoir, sur les grandes questions mondiales, les mêmes conceptions et les mêmes intérêts. L’heure est venue de nous libérer de cette servitude ; et, par un système de pénétration transsaharienne combiné avec une doctrine navale méditerranéenne, de récupérer l’indépendance et les sûretés dont aucune grande nation ne saurait se passer.

Nous vivons dans l’obscurité. Nul ne peut savoir ce que seront l’Europe et le monde dans. vingt ans, ce que deviendront l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie ; comment se dénouera l’énigme russe et de quel côté penchera ce grand corps quand il se relèvera ; comment évolueront la Chine et le Japon, l’Espagne et l’Italie. Et si nous essayons de porter nos regards au delà du chaos actuel, nous voyons confusément se dessiner les contours d’une mappemonde nouvelle : le Japon débordant sur la Chine. l’Allemagne sur la Russie, l’Angleterre s’efforçant d’élargir encore la grande voie des Indes..., et nous voyons aussi s’élever et grandir les germes de futurs conflits.

Dans ce monde, quelle sera la zone d’influence de la France ? dans ces luttes quel sera son point d’appui ? Si elle ne veut pas s’exposer à de fâcheuses surprises et à de cruels mécomptes, il faut qu’elle s’habitue à l’idée de rechercher en elle-même la principale garantie de sa force et de sa sécurité. Cette garantie, elle pourra surtout la trouver en Afrique, mais dans une Afrique matériellement unifiée, compacte, solidement reliée à la Métropole.

Sachons le comprendre pendant qu’il en est temps encore ; sachons concevoir que, dans l’incertitude des temps à venir, nous avons la chance de pouvoir asseoir nos destinées sur une politique africaine dont les directives pourraient se formuler ainsi :

Par une doctrine navale appropriée à nos moyens, assurer l’inviolabilité de nos communications méditerranéennes.

Par un système de colonisation offrant aux émigrants les facilités et la sécurité nécessaires, intensifier en Algérie et Tunisie le peuplement français, créer le centre d’essaimage qui débordera sur l’Afrique centrale.

Enfin, par la construction du Transsaharien, articuler et vivifier cet Empire Africain qui, dans un demi-siècle, pourra constituer le grand réservoir de nos forces.

Voilà une ligne droite solidement jalonnée ; suivons-la.

Sans rien abandonner de nos alliances et de nos autres espoirs, qu’elle soit l’axe central et fixe d’une politique qui ne variera plus au gré des événements immédiats ou des changements de ministère.

En un mot, ayons une politique africaine et coloniale à larges vues et à longue échéance ; et rappelons-nous que seuls peuvent durer et grandir les peuples capables de persévérer dans un idéal rationnellement conçu et fermement suivi.

M. Millerand va bientôt visiter l’Afrique du Nord. Si peuplées, si vivantes et luxuriantes que lui apparaîtront ces régions ensoleillées de l’Afrique Arabo-Berbère, il ne manquera pas de se souvenir que ce n’est là cependant, que le vestibule de notre magnifique domaine ; et qu’au delà de nos deux Allas, au delà du Sahara, il y a tout ce vaste monde de l’Afrique noire, attendant pour s’éveiller et entrer dans le cycle des évolutions et des progrès décisifs, le trait d’union ferré, qui, le rattachant à sa sœur aînée, le rapprochera de la France.


Général AUBIER.

  1. Le nouveau projet de loi sur la constitution des cadres et effectifs fait état de 52 régiments indigènes : 32 d’infanterie, 14 de cavalerie, 6 d’artillerie. Ce sont là les formations du temps de paix ; en guerre elles seraient augmentées.
  2. Nos importations de coton, en 1920, nous ont coûté 1 milliard 658 millions.
  3. 630 filatures, employant plus de 10 millions de broches et de 300 000 ouvriers.
  4. On vient d’organiser un service de convois automobiles entre Bouaké et Ouagadougou ; mais, outre qu’ils sont fort dispendieux, ces transports ne dispensent pas du long circuit de Grand-Bassam à Bordeaux.