L’Heure enchantée/Merlin

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L’Heure enchantéeAlphonse Lemerre, éditeur (p. 25-48).


MERLIN


I


 
Merlin revient d’Écosse. Il a tant navigué,
Tant livré de combats et pris de citadelles,
Qu’à la fin, par Saint George, il se sent fatigué.

Mais dans le clair matin glissent des hirondelles
Et Merlin, par les bois, cueille la fleur d’oubli.
Son cœur, prêt à renaître, est loin des infidèles.

L’âge courbe son front, les veilles l’ont pâli.
Bah ! d’un jeune garçon il revêt l’apparence.
On dirait à le voir un écolier joli.

Tout rit. Le ciel est bleu, du bleu de l’espérance.
L’escarcelle au côté, la plume au chaperon,
Merlin est plus gaillard que le soleil de France.


Il s’amuse, en passant, du vol d’un moucheron,
D’un lièvre qui s’enfuit, d’une chèvre qui broute,
D’un bourdon qui bourdonne au cœur d’un liseron.

Des oiseaux chantent. Lui, gravement les écoute.
Il respire les fleurs, il regarde le vent
Faire danser de folles ombres sur la route.

Et c’est ce grand Merlin, brave autant que savant,
Qui tranche deux païens d’un coup de son épée,
Et parle mieux latin qu’un moine en son couvent.


II


De rosée, au matin, la campagne est trempée ;
Une églantine d’or brille à chaque buisson ;
La forêt, de silence, est toute enveloppée.

Merlin, pour marcher mieux, entonne une chanson,
Et voici qu’il arrive auprès d’une fontaine
Que borde joliment un ruban de cresson.

Ô devin sans rival, ô grave capitaine,
Que vois-tu se mirer dans le flot indolent ?
Est-ce le faon timide ou la biche hautaine ?


Non ; mais ses cheveux d’or noués à son bras blanc,
Une enfant de quinze ans à peine, qui repose
Et, sous un dais de fleurs, sommeille ou fait semblant.

Merlin, riant, s’approche et lui jette une rose.
Lentement la dormeuse entr’ouvre ses doux yeux,
Et l’eau n’est pas si fraîche et le ciel est moins rose.

Le sage pour le coup en devient tout soyeux.
Depuis cent ans passés qu’il rôde par le monde,
A-t-il jamais rien vu qui soit plus merveilleux ?

— « Enfant délicieuse, es-tu la Rosemonde
Qu’emporte en plein azur l’aile du colibri,
Ou la fille aux yeux bleus du roi de Trébizonde ? »

La belle, à ce discours, a gentiment souri.
Une clarté descend des bois à la ravine ;
Il semble que l’aurore ait de nouveau fleuri.

— « Surement vous rêvez, messire.. » — « Ah ! je devine :
Une fée. On s’en doute à voir ce pied mignon. »
— « Nenni, fait l’innocente, et sa bouche est divine.

« Je ne suis qu’une enfant. Viviane est mon nom.
Mon père est d’ici près, qu’on dit bon gentilhomme.
Il a trente écuyers qui portent son pennon.


« Et vous, beau page ? — « Moi, dit Merlin, je me nomme
Merlot de la Huchette et je suis écolier.
Mon maître est plus puissant que l’empereur de Rome.

« Il a, pour le servir, un lutin familier.
Qu’une femme lui plaise, il la transforme en cygne.
Un jour il a changé le Diable en cordelier. »

— « En vérité ! » — « Mais oui. Moi-même, quoique indigne,
J’ai dans mon sac plus d’un joli tour, grâce à Dieu !
Pour appeler le vent il me suffit d’un signe.

« J’évoque le soleil à minuit. Pauvre jeu !
Chacun sait que l’Aurore est une aventurière.
— « M’est avis, Monseigneur, que vous mentez un peu. »


III


Merlin, ses longs cheveux rejetés en arrière,
Va couper un bâton au buisson d’églantiers
Et trace un rond magique au cœur de la clairière.

Ô merveille ! Le bois, les mousses, les sentiers,
Tout s’efface à l’instant et l’on voit apparaître
Un palais où l’amour nicherait volontiers.


Les murs en sont d’ivoire. À chaque porte un reître
Veille, l’épée au poing, la pertuisane au flanc.
Une princesse blonde est à chaque fenêtre.

Tout autour, un jardin s’éveille, étincelant,
Comme pris au réseau d’une brume argentée,
Et chaque fleur qui s’ouvre a son papillon blanc.

Une folle clameur vers le ciel est montée.
Par l’escalier de marbre et d’or, sous les jasmins,
Descend nonchalamment une foule enchantée.

C’est Lancelot du Lac et ses cousins germains,
La reine Blanchefleur avec ses demoiselles,
Et tous, en amoureux, s’entre-croisent les mains.

Les belles ont les yeux langoureux des gazelles ;
Les galants sont hardis et frappent des talons ;
Un ramier bleu sur chaque couple bat des ailes.

Voici les tambourins avec les violons.
En avant, cavaliers ! Et la ronde tournoie.
Hourrah ! Les cheveux bruns s’entremêlent aux blonds.

Des mots enamourés, des paroles de joie
S’envolent vers l’azur et le vont embraser.
Autour des roses flotte un nuage de soie.


Hourrah ! La ronde passe et repasse. Un baiser
S’échappe tout à coup, implorant qui le veuille,
Et parmi tant de fleurs ne sait où se poser.

De l’œillet au muguet, du lys au chèvrefeuille,
Il plane, dans la brise embaumée, et toujours
Une bouche adorable est là qui le recueille.


IV


Viviane regarde. En ses yeux de velours
Tremble languissamment la radieuse image
Du palais fantastique avec ses quatre tours.

Merlin se dresse. Il fait un grand geste de mage.
Dames, seigneurs, château, tout disparaît soudain.
Et Viviane dit : « Oh ! comme c’est dommage !

« Ami, si vous m’aimez, épargnez ce jardin.
Mais lui n’a déjà plus son allure farouche.
C’est, comme tout à l’heure, un amoureux blondin.

— « Vois ces fleurs. Qu’en passant ta douce main les touche,
Leur tendre coloris sera plus éclatant ;
Elles n’auront jamais la fraîcheur de ta bouche.


« Ce jardin, où le ciel se regarde en chantant,
N’a pas le charme pur de ton adolescence.
Puisqu’il a su te plaire, accepte-le pourtant. »

Viviane rougit et, dans son innocence,
Elle frappe des mains et saute de plaisir.
Ses yeux sont pleins d’amour et de reconnaissance.

Passe un grand papillon. Il faut bien le saisir.
Preste comme le vent, elle vole où l’entraîne
L’aile capricieuse et tendre du désir.

Elle charme les lys de sa voix de sirène
Et parle couramment la langue des oiseaux ;
Le parterre magique a reconnu sa reine.

Mais qu’une demoiselle, au milieu des roseaux,
La frêle brusquement, elle revient, peureuse,
Près de Merlin, qui rêve au bord des claires eaux.

— « Ah ! que la vie est douce et que je suis heureuse !
Comment faites-vous donc pour avoir tant d’esprit,
Mon beau page ? On dirait que je suis amoureuse.

« Pour que ce fût l’aurore et que mon cœur s’ouvrît,
Voyez : il a pourtant suffi d’une parole. »
Et ses lèvres s’en vont à Merlin, qui sourit.


Puis, entre deux baisers : — « Peut-être suis-je folle.
Emmenez-moi. J’ai tort de vous le demander,
Mais j’aurais tant de joie à vous suivre à l’école ! »

Le front baissé, comme un enfant qu’on va gronder,
Elle tombe à genoux. Son amant la relève ;
Sur son cœur à jamais il voudrait la garder.

Hélas ! cette heure d’or n’est pour lui qu’une trêve.
Arthur est encor faible et réclame son bras.
Il ne peut s’attarder dans le jardin du rêve.

— « Ô mon enfant chéri, jamais tu n’aimeras
Comme je t’aime. Adieu. Les anémones blanches
Fleuriront de nouveau quand tu me reverras. »

— « Me quitter !… — « Vois, déjà le soleil sous les branches
Ne jette autour de nous qu’un reflet adouci.
Quand tu me reverras fleuriront les pervenches.

« Ce que tu veux, enfant, je le voudrais aussi.
Ne pleure pas ; mon cœur est tien, comme naguère.
Si tu crois à l’amour, il faut m’attendre ici. »


V


Un an s’est écoulé. Merlin revient de guerre.
Il a tant combattu qu’il se sent fatigué.
Bah ! la fatigue est loin. Car il n’y pense guère.

Par la forêt joyeuse il chemine, il est gai ;
Il est redevenu l’écolier en maraude
Qui chante la jeunesse et l’espérance, ô gué.

Un lièvre qui détale, une abeille qui rôde,
C’est tout ce qu’on peut voir et tout ce qu’on entend,
Et la lumière est d’or sous le bois d’émeraude.

Bientôt s’est éveillé le rossignol chantant.
Le bon Merlin lui rend ses devoirs, puis il pense
À l’oiseau merveilleux qui soupire et l’attend.

Arthur de tout service aujourd’hui le dispense.
Il est libre et voici le jardin sans pareil
Où comme un lys d’amour fleurit sa récompense.

Ô bonheur ! Viviane est là dans le soleil ;
À la claire fontaine elle rêve, seulette,
Et jamais un printemps n’eut le teint si vermeil.


Ce n’est plus la timide et simple bachelette
Qui tremblait comme un faon que le chasseur poursuit ;
La rose s’est ouverte après la violette.

Sa beauté, c’est le jour qui dissipe la nuit,
Le grand feu qu’on allume au sommet des montagnes ;
Sa divine jeunesse a la saveur d’un fruit.

Telle, au milieu des fleurs, ses rieuses campagnes,
Apparaît Viviane aux yeux de son amant.
Et lui, songe. Il a vu le soleil des Espagnes,

Il a bu l’âpre vin du pays Allemand
Et goûté la douceur des filles d’Italie ;
Jamais il n’a connu pareil enchantement.

— « Oh ! pourquoi, Viviane, êtes-vous si jolie ?
Quand vous me regardez, qu’avez-vous dans les yeux ?
Il passe sur mon front comme un vent de folie.

« Devant ce frais visage à l’air impérieux
Je ne sais que plier les genoux comme un lâche.
Je tremble et rependant je vois s’ouvrir les cieux. »

Et Viviane dit : — « Qu’est-ce donc qui vous fâche ?
Si je suis belle ainsi, c’est de vous avoir plu.
Vous plaire est tout mon rêve et mon unique tâche.


« Tout ce qui charme en moi, le maître l’a voulu.
Ô maître, doux ami, rapportez-vous ce livre
Où, si près l’un de l’autre, un jour nous avons lu ?

« J’étais comme en prison. Votre voix me délivre.
Ne m’entendiez-vous pas ? Mon cœur vous appelait,
Allez dans la lumière et laissez-moi vous suivre. »

Ils se sont pris la main. Leur bonheur est complet,
Ils s’en vont effeuillant les roses du parterre,
Écoutant la fauvette et le rossignolet.

Merlin, qui tant de mois a vécu solitaire,
Contemple Viviane et ne peut s’en lasser.
Son cœur est si rempli qu’il a peine à se taire.

— « Peut-être, mon amour, vas-tu te courroucer.
Je ne suis pas l’enfant que je te parais être.
J’ai l’habit d’un danseur et ne sais pas danser.

« Mon nom d’ailleurs est grand et tu dois le connaître.
On m’appelle Merlin. Les Mages d’Orient
Comme les gens d’Arthur m’ont proclamé le Maître. »

Oh ! que l’œil de la belle est devenu brillant !
— « Bel ami, doux ami, vous manquez de prudence.
J’avais tout deviné, dit-elle en souriant.


« Si vous n’étiez qu’un page, un marjolet qui danse,
Auriez-vous en mon cœur allumé si grand feu !
Un beau merci pourtant pour votre confidence. » —


VI


C’est l’heure du silence et l’heure de l’adieu.
Sur le jardin qu’endort une béatitude
La nuit délicieuse étend son manteau bleu.

Grand Dieu, qu’a Viviane et quelle inquiétude !
Dans les bras de Merlin elle parle en rêvant :
— « Mon âme pour aimer n’a pas besoin d’étude ;

« Mais vous, mon roi, mais vous, le mage et le savant,
Ne rougirez-vous pas d’une si pauvre amante,
Vous qui faites pâlir jusqu’au soleil levant ? »

Et Merlin, attentif à ce qui la tourmente,
La berce en chantonnant, comme un enfant mutin,
Et baise mille fois sa figure charmante.

Pour vaincre sa tristesse il évoque un lutin
Qui sur un cheveu blond de la lune gambade,
Éveillant jusqu’aux fleurs, de son rire argentin.


Des violons cachés soupirent une aubade,
Et Viviane enfin sourit au point du jour.
L’Aurore a triomphé de son esprit malade.

Elle est folle, elle chante et jase tour à tour.
Mais quand revient la nuit, à l’heure décevante
Où l’homme le plus fort succombe sous l’amour :

— « Ah ! dit-elle, à vos pieds voyez votre servante,
Ne m’apprendrez-vous pas quelque beau talisman ?
Hélas ! j’ai tant besoin de devenir savante ! »

— « Savante ! Mon amour, y penses-tu vraiment ?
À peine tu parais, que la terre est charmée.
Ta jeunesse est encor le meilleur nécromant. »

— « Non, je le vois, jamais vous ne m’avez aimée,
Vous me croyez bien sotte. » — Et l’enfant en courroux
Tremble comme un roseau dans la nuit parfumée.

— « Vive Dieu, fait Merlin, m’amour, consolez-vous.
On me dit tout-puissant, mais c’est chose bien vaine
Que mon pauvre savoir auprès de vos yeux doux. »

Il lui montre comment on fait pousser l’aveine
Ou sourdre en plein désert une source d’argent,
Et tous les grands secrets qu’on lit dans la verveine.


Comme une fine guêpe au corselet changeant,
Au milieu des bosquets éclatants de lumière,
Viviane babille et s’en va voltigeant.


VII


Et la vie a repris sa marche coutumière.
Le jour s’en est allé, le jour est revenu.
Viviane, un matin, s’éveille la première.

Au cou de l’enchanteur elle met son bras nu,
Et, toute frissonnante encore, un peu lassée :
— « Je n’étais qu’une enfant quand je vous ai connu.

« Mais vous m’avez laissé lire en votre pensée,
Mon maître ; je vous aime et je vous dis merci ;
J’ai vécu de nouveau quand vous m’avez bercée.

« C’est votre ouvrage à vous, la belle que voici.
Ah ! pour être parfaite, il lui manque une chose.
Hélas ! vous allez rire et j’ai tant de souci ! »

Merlin a répondu : — « Qu’est-ce donc, ô ma rose ?
Parlez, je vous écoute et vous le savez bien. »
Et Viviane : — « Enfin, j’essaierai…, mais je n’ose.


« Un désir m’est venu… Pas même… oh ! presque rien.
« Vous courroucerez-vous si j’en dis davantage ? »
Et, folâtre, elle met son cœur contre le sien.

— « Doux ami, qu’il fait bon vivre en notre ermitage !
Je suis à vos genoux comme aux genoux d’un roi
Et vous êtes à moi, n’est-ce pas, sans partage.

« Je ne vous cache rien de mes rêves. Pourquoi,
Le soir, parlez-vous seul, sans que je puisse entendre ?
On dirait, à vous voir, que vous doutez de moi.

« S’il vous plaisait pourtant, je saurais bien comprendre…
N’endormiriez-vous pas qui bon vous semblerait ?
Ami, le joli jeu ! le voudrais bien l’apprendre ? »

Merlin docilement lui livre son secret.
Mais la belle : — « Endormir quelqu’un, la belle affaire !
Au premier vent qui passe il se réveillerait.

« Il faudrait qu’en riant à l’ami qu’on préfère
On le rendît, d’un charme, à jamais prisonnier !
Oh ! quel tour amusant ! J’ai rêvé de le faire. »

Jamais son clair regard ne fut si printanier
Et toute l’aurore a passé dans son sourire.
« Accordez-moi ce vœu, maître ; c’est le dernier. »


Merlin, qui la comprend, la regarde et soupire.
— « Mon amour, mon enfant, ma Viviane !… — Et puis
Il est resté trois jours avant de lui rien dire.

Avant de lui rien dire il est resté trois nuits.
On n’entend frissonner, sous le vent qui défaille,
Que le jardin magique avec ses mille bruits.


VIII


Ô barde qui cherchiez lutteur à votre taille
Et défendiez vos droits de si rude façon,
Voici venir enfin la suprême bataille !

Vous entriez en guerre avec une chanson.
Mais il est un danger que la vaillance ignore,
Un plus souple ennemi que le géant Saxon.

Viviane est si triste ! En vain le soleil dore
Le suave incarnat de sa jeunesse en fleur,
Elle pleure, en chantant, comme la mandragore.

Qu’elle est belle, si fraîche encor sous sa pâleur !
Sa grâce languissante a cent fois plus de charmes,
Et le cœur de Merlin s’est rempli de douleur.


— « Arrivent les païens ; qu’on apporte mes armes !
Les coups, même la mort, je puis tout endurer ;
Mais comment supporter de voir couler tes larmes ?

« Parle comme autrefois, enfant, viens te mirer,
Toujours insouciante et folle, en ma tendresse.
Je suis trop malheureux quand je te vois pleurer. »

Et Viviane alors l’embrasse et le caresse.
C’est le baiser qu’il a connu, mais plus divin ;
La même flamme encor, avec plus d’allégresse.

— « Peut-être vouliez-vous partir. Oh ! c’est en vain.
Votre amour sur mon front est comme un diadème.
Vous serez à jamais mon maître et mon devin.

« Un signe ; c’est assez. J’obéis, je vous aime.
Je suis à vous, c’est vrai, mais vous m’appartenez.
Regardez-moi sourire et vous ferez de même.

Clairons de la défaite, aux quatre vents sonnez !
Viviane triomphe et Merlin s’abandonne.
Du même rayon rose ils sont illuminés.

— « Mon beau magicien, voyez si je suis bonne.
Je vous ai fait un lit dans l’or de mes cheveux ;
Mais il faut obéir lorsque je vous l’ordonne.


« Il me plaît, à mon tour, d’écouter vos aveux.
Ne suis-je pas l’enfant que vous avez choisie ?
N’êtes-vous pas venu pour accomplir mes vœux ?

« Pourquoi vous rebeller contre ma fantaisie ?
Puisque vous m’adorez, j’ai droit de commander.
C’est moi votre science et votre poésie.

« Ce secret… Mon amour, pourriez-vous le garder ?
Ne suis-je pas votre âme ? — Et Merlin qui succombe
Ne pense qu’à l’entendre et qu’à la regarder.

Oh ! ce bras plus léger qu’une aile de colombe,
Ces yeux étincelants comme le soleil d’août,
Cette blancheur pareille à la neige qui tombe !

Et ces lèvres !… Merlin sent bien qu’il est à bout.
— « Viviane, sans toi, comment pourrais-je vivre ?
Aime-moi seulement et je te dirai tout ! »


IX


Maintenant il chancelle. On croirait qu’il est ivre.
— « Adieu la blanche mer que fendaient mes vaisseaux
Et mon pays Gallois où resplendit le givre.


« Adieu mon pâle ciel et le chant des ruisseaux
Qui berça le sommeil de ma première enfance,
Adieu la verte lande avec ses arbrisseaux !

« Mon pays, en tout temps, j’ai pris votre défense.
Dans la joie ou le deuil je vous ai bien servi.
Souvenez-vous de moi si quelqu’un vous offense.

« Et vous, mes compagnons, vous qui m’avez suivi
Contre le roi d’Islande et le Saxon vorace,
Vous qu’un rêve de gloire enflammait à l’envi,

« Ô le sang de mon cœur et la fleur de ma race,
Gardez fidèlement le trésor des aïeux ;
Faites que nos enfants marchent sur notre trace.

« Les jeunes, c’est la loi, poussent du pied les vieux.
Mais quand reverdira le temps des primevères,
Entonnez bravement quelque refrain joyeux.

« Dans le courtil en fleur entre-choquez vos verres,
Rappelez-vous, enfants, le Merlin d’autrefois,
Et que vos jugements ne soient pas trop sévères.

« Les temps sont accomplis. Dieu l’a voulu. Ma voix
Ne retentira plus dans les champs de Cambrie.
Je ne poursuivrai plus le sanglier des bois.


« Vienne le dragon rouge ou la louve en furie,
Ma puissance est à terre et mon bras désarmé.
Que d’autres à présent gardent la bergerie.

« Arthur, mon souverain, vous que j’ai tant aimé,
Soyez mon héritier, achevez mon ouvrage ;
Protégez comme moi le faible et l’opprimé.

« J’ai lutté de mon mieux et vécu sans outrage.
Je défiais la mort comme la trahison.
Pareil au tiercelet, j’ai crié dans l’orage.

« C’est fini ; je m’en vais. La lune à l’horizon,
Comme une fleur, pâlit, pâlit. L’heure est prochaine.
On bâtit, cette nuit, les murs de ma prison.

« Le bois dont elle est faite est plus dur que le chêne,
Il est plus parfumé que le bois d’oranger,
Et c’est en souriant que j’ai forgé ma chaîne.

« Ô ma harpe galloise, adieu ton chant léger.
Toi si pure, vas-tu frissonner sous l’orgie ?
Pourras-tu supporter la main d’un étranger ?

« Et vous par qui je meurs, adieu, belle magie,
Fanez-vous, ma verveine, aux doigts de l’impuissant.
Puisque j’entre en servage, adieu mon énergie ! »


Viviane sourit d’un sourire innocent,
Doux comme la jeunesse et comme la fortune,
Et le Sage à ses pieds se couche, obéissant.

Elle a pris dans ses mains la belle tête brune
Qu’elle baise, en pleurant, d’un air passionné ;
Ses yeux ont le bleu tendre et changeant de la lune.

Puis autour d’un rosier elle a sept fois tourné,
En murmurant sept fois l’incantation lente.
Merlin s’endort. C’est fait ; il est emprisonné.


X


Les grands arbres, les fleurs, la fontaine coulante
Se sont évanouis comme un songe, et l’enfant,
Fière de son triomphe, en est toute tremblante.

Elle jette à l’entour un regard triomphant.
Et voici qu’un château miraculeux se dresse
Et qu’au loin retentit le son de l’olifant.

Un château s’est dressé dont elle est la maîtresse,
Où restera fidèle, ah ! pour l’éternité !
L’enchanteur aux genoux de son enchanteresse.


Merlin voit devant lui sa dame de beauté,
Et, sur un lit de pourpre, indolemment respire
L’ineffable senteur de la rose d’été.

Au seuil de cet Éden toute misère expire.
Une brise odorante y souffle mollement ;
C’est le pays du Rêve et l’amoureux empire.

Le rossignol s’éveille et chante son tourment.
Des couples d’autrefois il célèbre la gloire ;
Il dit le mal divin qu’on éprouve en aimant.

Une eau fraîche murmure en des vasques d’ivoire.
Mille fleurs, dans l’azur, aiment à s’y baigner.
Mille oiselets à l’aile rose y viennent boire.

Viviane les flatte et se plait à régner
Sur sa cour qui volette avec effronterie,
Quand la reine aux yeux bleus commence à se peigner.

Comme une aube d’avril elle est toute fleurie.
Sur ses robes couleur du soleil du matin
Brillent tous les joyaux du pays de féerie.

Mais ses lèvres encore ont la fraîcheur du thym ;
Son visage a gardé sa grâce naturelle,
On ne sait quoi de tendre et de presque enfantin.


Elle rit franchement comme une pastourelle.
Son maître est désormais le rossignol charmeur ;
Un voile de douceur s’est répandu sur elle.

Parfois Merlin s’agite. Une sourde rumeur
Du château léthargique a troublé le silence.
Un lointain bruit de guerre éveille le dormeur.

Puis la bataille éclate avec sa violence.
Merlin gronde. Il entend les chevaux s’écraser.
Holà ? mes gens, à moi ! Qu’on décroche ma lance ! »

Mais Viviane chante afin de l’apaiser.
Sur l’épaule du barde elle met sa main douce
Et lui montre sa bouche où fleurit le baiser.

— « Écoutez, mon amour, la verveine qui pousse.
Endormez-vous, tranquille, en la paix de mes seins.
Que mon corps à jamais soit votre lit de mousse.

« Je veux que mes bras blancs vous servent de coussins.
Mes lèvres souriront si votre cœur est triste ;
Si vous souffrez, mes yeux seront vos médecins. »

Sa fine gorge est rose à travers la batiste.
Ses cheveux envolés lui font un nimbe d’or.
Elle sait bien, l’enfant, que rien ne lui résiste.


Ainsi, dans ce féerique et radieux décor,
Les amants enchantés laissent couler leur vie.
Les siècles passeront. Ils s’aimeront encor.

L’heure ici va, légère, et d’une aile ravie,
Comme un oiseau qui vole à travers la clarté ;
D’une autre, plus charmante, elle sera suivie.

L’amante gardera sa folle royauté,
Et l’amant bien épris bénira son servage,
Tant qu’il aura sa douce reine à son côté.

Qu’au loin le vent bataille avec la mer sauvage !
La galère d’argent qui porte leur amour
Restera, dans les fleurs, enchaînée au rivage.

Ils verront sans regret s’envoler tour à tour
Leurs songes, plus légers que le vol d’une abeille ;
Ils seront toujours beaux comme le point du jour.

La tendresse en leurs cœurs sera toujours pareille ;
Sans se lasser jamais, leurs baisers chanteront,
Comme un nid dans les bois, que le matin réveille.

Ils iront côte à côte, une lueur au front,
Et, les soleils couchés, quand finira le monde,
Une dernière fois leurs lèvres se joindront.

Je ne plains pas Merlin, prisonnier de sa blonde !