L’Histoire à Versailles/02

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L’Histoire à Versailles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 665-681).
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L’HISTOIRE A VERSAILLES

LA TRAGÉDIE[1]

Reprenons notre promenade dans l’appartement du Dauphin. Nous l’avions arrêtée au seuil du dernier salon, celui qu’on pourrait appeler le salon d’attente de la Révolution. Presque tous les portraits appendus dans cette pièce ont été peints entre 1774 et 1789. Après cette date fatidique, l’appel des condamnés se fait là-haut, sous les combles du Château. Pour compléter la série, pour revoir ces princes enfans ou adolescens dans la suite mouvementée de leurs destinées, il faut monter aux attiques du Nord et du Sud ; de préférence, à ce dernier, où sont réunis les acteurs et les témoins de la Révolution. On ne saurait trop engager le visiteur à gravir en sortant d’ici les deux escaliers qui le conduiront de ces limbes au sommet du calvaire royal. Là-haut, et dans les autres parties du Château, — salles de l’Empire, de la Restauration, — il retrouvera ces figures juvéniles sous les masques tragiques qu’elles porteront plus tard ; il suivra sur leurs traits les péripéties du drame dont il aura vu planer la menace obscure au-dessus des têtes dévouées à la Némésis.

Aujourd’hui, pour la commodité de notre causerie, nous ne tiendrons pas compte de l’ascension qui s’impose à nos personnages après 1789 ; nous irons parfois demander à ceux de l’attique l’épilogue d’une vie qu’ils auront commencé de nous narrer dans la compagnie du rez-de-chaussée.

Nous avions laissé le roi Louis XV posant devant Drouais, pour ce portrait où son regard atone s’emplit déjà de la vue du néant. La petite vérole l’a saisi à Trianon, il est revenu expirer au Château. — « Dès qu’il fut mort, chacun s’enfuit de Versailles. On se dépêcha d’enfermer le corps dans deux cercueils de plomb, qui ne continrent qu’imparfaitement la peste qui s’en exhalait ; quelques prêtres, dans la chapelle ardente, furent les seules victimes condamnées à ne pas abandonner les restes du roi... Le corps fut conduit deux jours après à Saint-Denis, et le convoi ressembla plus au transport d’un fardeau dont on est empressé de se défaire qu’aux derniers devoirs rendus à un monarque. » (Bezenval.) A la nuit close, convoyé par des palefreniers, le carrosse pestiféré fila grand train sur la route : la lueur des torches ameutait les curieux, ils se répandaient en injures et en brocards : cette litanie funèbre accompagna jusqu’à Saint-Denis la dépouille de Louis le Bien-Aimé.

Au Château, comme il appert des comptes des Bâtimens, on blanchit, on regratte au vif, on lessive « les pièces qui ont pu contracter du venin. » Lessive générale des lieux, des choses et des gens de l’autre règne. La Du Barry est exilée aux Bernardines de Pont-aux-Dames, on chasse toute sa séquelle, d’Aiguillon, Maupeou, Terray. L’honnêteté, la respectabilité redeviendraient-elles à la mode ? L’espérance populaire palpite dans l’air salubre qui va purifier l’atmosphère de Versailles. Que n’attendrait-on pas de ce jeune dauphin, si bien intentionné, si retenu dans ses mœurs, de cette adorable dauphine qui traîne tous les cœurs après elle ? Une Reine, enfin, à la place des indignes favorites ; non plus l’épouse sacrifiée dont une tradition déjà séculaire avait fixé le type, la continuatrice maussade de la dynastie, pauvre étrangère « à qui le Roi fit dix enfans sans lui avoir jamais dit un mot ; » non plus un accessoire importun de l’étiquette royale, mais une vraie Reine, qui portera le diadème dans la grâce et dans l’amour, qui ressaisira le pouvoir usurpé par les courtisanes et en usera pour répandre des bienfaits. Nouveaux souverains pour un nouveau siècle. Car le siècle a brusquement changé ; seuls, les vieillards de Versailles retardaient sur le sentiment public, métamorphosé par ce magicien, Rousseau. A sa voix, le cœur a pris le dessus sur l’esprit, la sensibilité sur la galanterie, les plaisirs de la nature sur les plaisirs de la société. Il a même rapiécé une morale, telle quelle, où les théologiens auraient tort à reprendre, mais enfin une façon de morale, et presque une religion. Son souffle puissant a pénétré jusque dans ce palais dont Jean-Jacques ne franchit jamais le seuil. — Entrons donc dans la salle Louis XVI : une aurore va nous y sourire, tout l’annonce, tous se la promettent.

Illusion vite dissipée ! C’est un crépuscule. Le passé pèse d’un poids trop accablant sur la jeune Cour. Il est trop tard pour une renaissance ; trop tard pour tout, même pour l’honnêteté, qui ne sait pas être [perspicace, même pour la bonté, qui dégénère en faiblesse. Vainement les courans nouveaux soulèvent et emportent le monde du dehors : ils pourront bien susciter dans le monde de Versailles quelques engouemens superficiels, y modifier les toilettes, les amusemens, les spectacles des Menus et la musique de l’Opéra ; ils ne changeront pas des cœurs et des cerveaux façonnés dans le moule déprimant qu’est ce palais. — « Vous qui naissez ici, quittez toute espérance de comprendre les choses du dehors et la vie des autres hommes. » On aurait pu graver sur le fronton du Château, avec ces variantes, la sentence lue par Dante sur la porte qui séparait des vivans « la gent douloureuse qui a perdu le bien de l’intelligence. »

Avant de considérer les portraits, regardons les tableaux de genre : Olivier y a reproduit en 1766 les divertissemens des princes, avec une précision de détails qui permet de reconstituer tout le train de vie galante où furent élevés ces aimables étourdis. Ils soupent. Souper des comédiens au Temple, chez le prince de Conti : les seigneurs sont assis à la première table, sur une estrade exhaussée de quelques degrés ; autour d’une table plus basse, chargée de fruits et de cristaux, ces demoiselles de la Comédie babillent et pincent de la harpe. Banquet offert par ce même prince de Conti, dans le parc de l’Isle-Adam, à un jeune étranger de distinction qui n’est autre que le duc de Brunswick, le futur généralissime de la coalition ; les belles dames, assises sur le gazon, lui prodiguent leurs grâces : sous peu d’années, Brunswick leur rendra ces politesses à Coblentz. — C’est le prophétique souper de Cazotte qu’il eût fallu peindre dans ce salon : voici quelques-uns des convives qu’il y priait.

Le Duc d’Orléans, Philippe-Egalité, en grand manteau du Saint-Esprit tout semé de flammes ; la magnificence du costume et l’air d’orgueil ne réussissent pas à déguiser la bassesse du personnage : elle suinte, avec la méchanceté, sur tous les traits du visage, dans le regard oblique, fuyant comme le front, ce front qui semble ravalé d’un coup de hache et qu’on retrouvera chez bon nombre des conventionnels ses collègues. Cette jeune figure souriante, au nez proéminent, c’est le Duc de Bourbon : on décrochera un jour le vieillard, pendu à l’espagnolette de sa fenêtre. Près de lui, le Duc d’Angoulême, déjà l’ombre insignifiante qu’il sera toujours : créature si chétive que le malheur ne daignera même pas lui donner un rôle dans les tragédies où vont figurer ses voisins. — Oh ! le joli enfant, sous son gilet rose et son habit vert tendre ! De grands yeux étonnés : est-ce donc qu’ils ont percé les plafonds, et surpris là-haut une vision de l’avenir ? Il y a là-haut un tableau qui représente un lit ensanglanté, une famille en larmes autour d’un homme frappé à mort, toute l’horreur de la nuit du 13 février 1820. Le joli enfant, c’est le petit Duc de Berry. Voyez-vous sur l’habit vert tendre la place où s’enfoncera le couteau de Louvel ? Le sceau des mauvais destins est encore plus visible sur cette autre tête enfantine, auréolée d’une grâce mélancolique, peinte à la manière de Greuze dans un ton gris de cendre : le Duc d’Enghien, attendu à Vincennes.

Mais vous cherchez parmi ses cousins l’enfant martyr, le petit dauphin que l’Europe nomma Louis XVII ? Il est à l’attique du Sud, d’où j’espère qu’on le rapportera dans l’appartement qui fut sien. Il y est sous la forme d’un buste de marbre, et le Musée ne possède point d’objet dont l’histoire soit plus émouvante. Ce buste, où le menton et le nez ont été recollés, fut précipité d’une fenêtre des Tuileries pendant le sac du Dix-Août. Un des assaillans du château, un cordonnier, le ramassa et le porta sur son établi ; pour assouvir sa haine contre la famille Capet, ce patriote imagina de marteler ses cuirs sur la petite tête de marbre ; les cicatrices dont elle est couverte proviennent des mutilations faites par le marteau de cet homme. Ainsi, tandis que l’enfant de chair et d’os était martyrisé par le cordonnier Simon, à la même heure, sans entente préalable, son image, — son double, comme eussent dit les vieux Egyptiens, — subissait les mêmes brutalités dans l’échoppe d’un autre savetier. En vérité, nos plus ingénieux dramaturges doivent s’avouer vaincus par la puissance qui compose l’histoire avec de tels rapprochemens. Un amateur retrouva le buste du Dauphin ; après de nombreuses pérégrinations, il a été acquis par le musée de Versailles ; plus heureux que le modèle, le voici revenu dans la maison natale ; sa prodigieuse aventure y met pour le promeneur un songe obsédant.

Quelques-uns de ces jeunes gens feront plus longue route, et moins lugubre ; mais par quels crochets, à travers quelles fondrières ! Nous avons ici deux portraits du Comte de Provence, l’un par Drouais, l’autre par un inconnu. — Méfiez-vous ! semble dire cette figure spirituelle et rusée. Elle le dit surtout à la belle-sœur, Marie-Antoinette. Monsieur dissimulait mal son mépris pour un aîné qui le terrassait à coups de poing et lui était inférieur en dons intellectuels ; il jugeait ce frère borné, peu viable, impuissant. A vingt ans, parmi ces princes fous de plaisir, son esprit mûri calculait, escomptait l’accident possible, convoitait ardemment le trône. La maternité de Marie-Antoinette frustra cette ambition sournoise. Monsieur et sa Piémontaise, enragés de leur infécondité, ne pardonnèrent pas à l’Autrichienne des couches tardives qu’ils s’étaient habitués à ne plus redouter. Aussi quelle haine, quelles menées sourdes ! Toute la vie de ce couple, — de ce trio, car la Balbi épouse les rancunes de son ami, — n’est qu’une cabale contre la Reine ; les plus virulens des pamphlets qui la salissent sortent de l’officine de Monsieur. Patience ! Il y a un pressentiment dans cette ambition trop hâtive. Grâce à la coupe sombre du bourreau, François-Xavier montera un jour sur le trône. Comment il en descendra pour un temps, talonné par le revenant de l’île d’Elbe, un tableau du Musée nous le remémore : le baron Gros a reproduit la scène avec un grand sens dramatique. Mais l’élégant adolescent de Drouais se reconnaîtrait-il dans ce gros homme podagre, les jambes ligottées sous les larges guêtres à boutons d’or, qu’un torrent de fuyards entraîne hors des Tuileries, aux clartés tremblantes des torches, le soir du 19 mars 1815 ?

Non loin de l’astucieux Provence, la tête à l’évent de son cadet, le fringant et séduisant Artois : autrement et non moins dangereux pour la belle-sœur qu’il compromet par ses assiduités, par ses folies, tandis que son frère la poignarde dans l’ombre. — Le gai viveur serait fort surpris, si Cagliostro, l’homme qui sait tout, et dont le portrait fait vis-à-vis au sien, lui adressait le salut de la sorcière à Macbeth : Salut à toi, qui seras roi ! Le dernier roi de la lignée ! — Là-haut encore, dans les salles où se font les transfigurations de l’avenir, une grande toile de Gérard nous montre les pompes du sacre de Reims : l’aimable Artois, vieillard chenu, ceint la couronne entre les maréchaux de l’Empire. Et après, Holyrood, le Hradschin, Goritz, les gîtes et les tombes de l’exil ! Nous avions vu dans une chambre précédente, parmi les hôtes du roi Louis XV, deux jeunes Stuarts, beaux et tristes, ballottés hors de leur île dans un naufrage sans fin. Les jeunes gens d’ici seront les Stuarts du siècle prochain. — Cette pièce donne sur une galerie où un autre jeune homme nous arrêtera au passage. Dans le temps que les artistes de la Cour peignaient ces portraits à Versailles, le crayon novice d’un camarade croquait gauchement un lieutenant de la garnison de Valence, pendant une visite qu’ils faisaient ensemble à Tournon ; quelques traits seulement, la silhouette du maigre profil, de longs cheveux plats qui tombent comme des baguettes sur les joues creusées : — « Mio caro amico Buonaparte. — Pontomini, del. 1785, Tournone. » — C’est le premier portrait de Napoléon. Il attend là que ces princes montent dans la salle de la Révolution.

Ne sommes-nous pas fondés à dire qu’il faut aimer l’histoire vivante, aux lieux où elle s’est faite, devant les images de ses acteurs ? Par une simple juxtaposition de ces images, l’histoire éblouit notre esprit et saisit notre cœur, mieux que l’orateur le plus éloquent, mieux que le plus lyrique des poètes. Il suffit de nommer ces portraits, le passant qui vous les désigne n’y saurait rien ajouter ; ce n’est pas lui qui vous parle, c’est eux seuls. Votre regard les rassemble, et aussitôt le spectacle des temps repasse, total et magnifique, dans toute imagination qui se représente les contrastes, les rapports, l’enchevêtrement mystérieux de ces destinées. Tel, et avant qu’il n’existe pour nous, le spectacle de la vie universelle doit passer, si l’on ose dire, d’une seule vue et sur un même plan, dans la pensée omnisciente qui ordonne ces grands jeux.

Il continue, le défilé des victimes prochaines, avec un beau portrait de l’intendant Foullon. Quelle satisfaction de vivre, sur cette face de financier comblé ! Comme elle sue béatement l’aise de la richesse et de la vanité ! Assis devant un bureau somptueux, la poitrine barrée d’un cordon rouge, — il est secrétaire grand-croix de l’ordre de Saint-Louis, — Foullon se voit bientôt contrôleur général, et il mourait d’envie de l’être, nous dit Bezenval. Le sort lui réserve une autre élévation, à quelques années de délai. Traqué par la fureur populaire dans son château de Morangis, il se réfugiera chez son voisin Sartines : les paysans de Viry découvriront l’homme « âpre et dur » qui voulait leur faire manger de l’herbe ; ils le traîneront à Paris sur une charrette, avec un collier d’orties, un bouquet de chardons à la boutonnière, une botte de foin sur les épaules. Foullon à la lanterne ! Cette tête correcte de bureaucrate sera promenée dans Paris au bout d’une pique, « échevelée, défigurée ; l’œil sorti de son orbite descendait sur le visage obscur du mort, la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer. » Ainsi la vit Chateaubriand, sous la fenêtre de l’hôtel où il logeait, dans la rue Richelieu.

Est-ce que la contagion des catastrophes gagnerait tous ceux qui s’aventurent dans cette salle ? Un étranger bizarre y est entré : le comte du Nord, le futur empereur Paul de Russie. Il parle, il divague, sur l’excellente petite toile, tout comme sur son grand portrait par Mme Lebrun, à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. On ne sait s’il faut sourire ou trembler devant ce bouffon inquiétant, campé dans sa taille mal prise avec un air d’égarement et de défi : don Quichotte polaire, chez qui les aspirations chevaleresques finissent en mélancolie noire ou en fureurs maniaques ; candidat à la folie, toujours agité par les songes qu’il rapporte le matin à son ami Rostoptchine ; il s’y voit enlevé au ciel par une force invisible et surnaturelle. Une nuit, il s’éveillera de ses rêves sous l’épée de Benningsen, entre les conjurés qui le dépêcheront dans les ténèbres.

Princes et particuliers, tous les membres de cette société subissent le même envoûtement. D’où tombe-t-il ? Peut-être du portrait juché sur la muraille au-dessus des autres, qui semble les dominer, et fait songer à une araignée au centre de sa toile ; peut-être de cette large face friponne, effrontée, de ces gros yeux à fleur de tête qui promènent sur la compagnie un regard indéchiffrable. Je l’ai signalé plus haut, ce portrait du comte de Cagliostro ; énigmatique comme son modèle, sans âge, peint on ne sait quand par on ne sait qui. Il fallait que le thaumaturge fût ici, continuant sur ces hommes le pouvoir occulte qui mit leurs cervelles à l’envers, prolongeant la fascination à laquelle la baronne d’Oberkirch avouait ne pouvoir s’arracher. Alchimiste, — s’il ne possédait pas l’arcane du grand œuvre, où prenait-il l’or qui ruisselait de ses doigts ? — prophète, — il le fut au moins dans sa Lettre au Peuple français, dans ses prédictions politiques si vite vérifiées par les événemens, — guérisseur, charmeur, propagateur de la franc-maçonnerie dans le beau monde, par quelle force en imposait-il, d’où sortait-il, qui était-il ? Historiens et romanciers se sont acharnés sur le sphinx, nul ne lui a arraché tout son secret. — Le fils d’un juif palermitain, au dire de Goethe qui voyageait alors en Sicile. Il y a des lacunes et des obscurités dans le récit de Goethe. Même après l’enquête minutieuse de M. Frantz Funck-Brentano, l’ombre reste épaisse sur une vie qui replonge à chaque instant dans le mythe. Mais comment saurions-nous qui était Cagliostro, ce qu’il faisait en 1784 dans les loges du rite égyptien, alors que nous sommes si mal instruits de sa dernière incarnation, celle dont nous fûmes témoins ?

Car l’immortel Joseph Balsamo a reparu parmi nous ; cette fois avec un masque grave et scientifique, ajusté à la mode de notre temps. De nouveau, on l’a vu brasser les millions, peser sur les affaires d’Etat, séduire des personnages de haut rang, dérouter les princes de la science. Toujours armé de son pouvoir occulte, il avait même crédit dans les Bourses et dans les chancelleries, ces dernières l’honoraient de leurs distinctions les plus enviées ; il esclavageait les plus forts, il leur ordonnait de parler, et ils parlaient, de se taire, et ils se taisaient, de se tuer, et ils se tuaient. Ce ne sont point là des légendes, mais des faits ; et les plus surprenans de ces faits ne sont connus que des gens informés, de ceux qui fréquentèrent le comte de Cagliostro, ressuscité sous le nom du docteur Cornélius Herz. Il a vécu parmi nous, remuant les plus grandes machines, et nous ne savons ni comment il a vécu, ni comment il est mort. Étonnez-vous ensuite qu’il y ait des incertitudes sur le rôle qu’il joua jadis dans la désagrégation de l’ancien monde !

Ils sont beaucoup qui le désagrègent, ce monde malade, comme s’ils avaient commission de le précipiter dans la tombe. Tous conspirent à l’affolement de ses derniers jours. De partout se lèvent des Prométhées qui font « habiter dans l’âme des mortels les aveugles espérances. » Dans l’assemblée choisie où nous sommes, combien pourraient jurer qu’ils n’ont pas fait la chaîne magnétique autour du baquet de Mesmer ? Le siècle qui a ri de toutes choses ne prend plus au sérieux que les charlatans, les théosophes, les illuminés. Ceux-là s’engouent de Saint-Martin, ceux-ci de Swedenborg. On traduit le mystagogue suédois. J’ai sous les yeux l’édition de 1786 : le traducteur a travaillé, dit-il, pour retirer de l’ignorance « ce grand nombre de personnes oisives qui ne pensent que d’après les autres » ; elles vont enfin participer aux nouvelles que le philosophe, « ravi en esprit dans une société du ciel, » leur apporte de ce pays-là. Nos libertins sont repris d’une crise de foi et d’enthousiasme : ils croient à tous les annonciateurs de merveilles.

Leur crédulité est excusable. Comment démêler le vrai du faux, dans ces années où la nature découvre aux hommes éblouis des forces et des principes qu’ils avaient ignorés jusqu’alors ? Galvani coudoie Mesmer : les premières secousses du fluide électrique viennent à point, elles font éprouver un frisson nouveau à des nerfs épuisés par l’abus de la vie. Lavoisier décompose les élémens dans son alambic : pourquoi Cagliostro ne tirerait-il pas du sien l’élixir vital ? Jenner prolonge l’existence en supprimant le plus meurtrier des fléaux, celui qui mettait en coupes réglées la famille royale, dans ce palais de Versailles. Montgolfier donne aux imaginations exaltées l’espoir de monter au ciel, Franklin y capte la foudre. Mais qu’est-il besoin de monter au ciel ? Il va descendre sur la terre. Jean-Jacques leur a conté l’idylle vertueuse de l’humanité nouvelle, il a persuadé ceux qu’il faisait pleurer. Les héros de la liberté reviennent de l’Amérique émancipée, ils en rapportent le rêve d’une république fraternelle. Partout des idées en ébullition, nulle part cette solidité des mœurs publiques qui modère la force explosive des idées et en facilite l’assimilation.

C’est trop de commotions à la fois pour des cerveaux affaiblis par l’excès de la vie sociale, par les raffinemens du luxe et du plaisir. Entre les encyclopédistes, les physiocrates, les théosophes, les physiciens, les faiseurs de projets, les réformateurs de tout poil, nos gens ne savent plus à qui entendre. Ils entendent du moins, ces privilégiés, les soufflets retentissans que tant de mains appliquent sur leurs joues ; ils s’en amusent, ils y applaudissent. Avec cette folie du suicide qui est la caractéristique des sociétés finissantes, les Almaviva de Versailles jouent sur leur théâtre, à Trianon, ce Figaro qui les fustige et que le Roi fait interdire à Paris. Sarabande macabre, cacophonie de voix aiguës qui appellent dans les nuages ou sortent de dessous terre : le royaume de France ressemble à l’île de Prospero, quand les esprits aux ordres d’Ariel y troublent l’air de mille sons discords et enseignent à Caliban les chansons de révolte. Que diraient, s’ils revenaient ici, les graves survivans du grand règne que nous laissâmes dans le premier salon ? Ils retrouveraient les brigues et les passions de la Cour, encore un peu de son formalisme extérieur ; ils ne s’y reconnaîtraient pas, dans le bouleversement des idées, le relâchement de tous les vieux ressorts. Reconnaîtraient-ils au moins les idoles royales ?

Il n’est que temps d’approcher les maîtres de céans, avant qu’ils montent là-haut, comme en une autre tour du Temple. La Reine, d’abord ; au centre d’un panneau, dans le grand portrait où sa beauté un peu hautaine attend les hommages, elle nous appelait depuis notre entrée. Je reculais l’instant d’aller à elle : tout historien qui affronte cette figure sent d’avance qu’il marche à de cruels combats entre son cœur et sa raison.

C’est le portrait si connu de Mme Lebrun ; la Reine en robe rouge, avec ses trois enfans. Ce tableau fut peint en 1787, exposé la même année au Salon du Louvre. On y apporta le cadre vide avant la toile ; d’où le mot sanglant qui jaillit de la haine sur les lèvres des Parisiens : Portrait de Mme Déficit. L’image de la malheureuse femme cherche depuis lors une retraite où elle soit à l’abri de ses persécuteurs. On la voyait naguère dans l’attique du Sud, en face de sa pire ennemie, Mme Roland, une rivale, blessée dans sa vanité, haïssant la Reine comme on se hait de femme à femme. Marie-Antoinette est descendue dans l’appartement où elle passa la première nuit de ses noces, morose souvenir. Elle y est en famille. Vis-à-vis d’elle, Philippe-Egalité, le louche braconnier qui la guette au piège, l’homme qu’elle accuse du premier cri, après les journées des 5 et 6 octobre : « M. le Duc d’Orléans a voulu nous faire assassiner ! » (Augeard.) Où qu’elle regarde, elle n’aperçoit que trahisons et périls : ici Provence, là Artois ; ces frères, ces cousins aiguisent le mot qui va la blesser, inspirent les infâmes libelles que Champcenetz fera jeter jusque dans l’Œil-de-Bœuf.

Aussi y a-t-il quelque contrainte sur ce front, quelque dureté dans le regard, dans l’arc des sourcils. Mme Lebrun a vu la Reine telle que la décrivait Mme de Lamballe, après l’acquittement de Rohan : « Sa physionomie, jadis si douce, si caressante, ne peignit en public que la hauteur et le dédain... » Cette fière tête se redresse, comme pour résister au poids invisible qui la tire, va l’abaisser, et finalement la détacher : le poids de l’ignominieux Collier. On ne peut pas exagérer l’influence de « l’Affaire » sur le caractère, la vie, la mort de Marie-Antoinette. M. de Nolhac, et après lui M. Funck-Brentano, ont eu mille fois raison de rattacher à ce fil la destinée de la Reine. Et si nous faisions en d’autres temps quelque difficulté d’admettre qu’un arrêt judiciaire eût pu déterminer les plus graves événemens d’une époque, nous savons maintenant quels ébranlemens profonds et funestes elles laissent, ces grandes causes qui passionnent l’opinion.

La série des portraits de Marie-Antoinette suffirait à démontrer que le malheur est le meilleur des éducateurs. Elle n’en eut pas d’autre. Suivez l’ascension du type, depuis la fantasque jeune femme qui porte sur sa tête vide ces ridicules pyramides d’objets, désespoir de Marie-Thérèse, jusqu’au poignant tableau de Kucharsky fait au Temple, en 1793. Sous le pauvre fichu et le pauvre bonnet de veuve qu’elle doit « à la générosité de la République, » les traits modelés par la souffrance semblent empruntés au marbre d’une Pietà de Michel-Ange, ils en ont l’auguste sublimité. Je ne parle pas de l’atroce crayon de David ; la passante sur la charrette, les yeux clos, rigide, déjà pierre tombale de son propre monument. Cette femme dont il faut bien dire qu’elle était peut-être la plus inculte de sa Cour, cette évaporée des jours heureux qui n’a jamais pu s’imposer la lecture d’un livre, qui a lassé la patience de tous ses maîtres, qui n’a entendu que des propos oiseux ou des conseils perfides, le malheur lui a tout appris, tout donné. Il a fait remonter en elle la noblesse de la race, le courage de sa mère, la force de pensée des grandes chrétiennes. Jamais la dure main de la douleur n’a plus cruellement pétri, plus magnifiquement métamorphosé un visage ; et, sous ce visage, l’âme qui l’éclairé d’une lumière épurée.

Il y aurait une bonne règle pour porter sur Marie-Antoinette des jugemens équitables : prendre aux différentes époques de sa vie le contre-pied du sentiment de ses contemporains, intervertir l’ordre de leurs sympathies et de leurs antipathies. — Ce fut d’abord chez tous une idolâtrie pour la Dauphine, pour la jeune Reine ; sa grâce était la plus forte ; comme le lui disait galamment Brissac, elle avait autant d’amoureux que de sujets. Les courtisans se détachèrent les premiers, c’est dans l’ordre : le retranchement de la Reine dans sa coterie lui aliéna tous ceux qui n’en étaient point. Mais le peuple lui restait fidèle : Paris en témoigna par ses ovations, après la naissance du premier Dauphin. Peu à peu, les insinuations parties de ce qu’il y avait de plus haut dans Versailles firent leur chemin dans les esprits ; les préventions défavorables naquirent, s’accrurent lorsque le public fut instruit des prodigalités de la Reine ; elles éclatèrent après le scandale mal expliqué du Collier. Au grief qu’on lui faisait d’être l’auteur de la ruine publique, l’ombrageuse passion des réformateurs ajouta le reproche de tendances rétrogrades ; quand les suspicions patriotiques s’alarmèrent des prétendues trahisons de « l’Autrichienne, » l’aversion devint extrême, universelle. Les rares mains qui applaudissaient encore le Roi, lorsqu’il se produisait dans Paris, retombaient glacées au passage de la Reine. Les cœurs se cuirassèrent contre elle d’une telle haine que son martyre même ne les désarma pas : nous avons peine à le croire aujourd’hui ; mais, en dehors de quelques fidèles, personne ne fut touché. Et les plus hostiles à la Reine n’étaient pas les habitués du Club des Jacobins. En 1791, au dire d’Augeard, la noblesse française réfugiée à Bruxelles « déchire » Marie-Antoinette « de la manière la plus indécente. »

Réaction aussi injuste que le premier engoûment fut excessif. La vérité sur la Dauphine, sur la Reine, n’est ni dans les attendrissemens d’une Mme Campan, ni dans les méchancetés des calomniateurs : elle est dans la copieuse correspondance de Mercy. Vigilant comme eût pu l’être l’œil même de Marie-Thérèse, avec une exactitude tempérée d’indulgence, le vieux diplomate nous fait connaître jour par jour la vie qu’il a charge d’observer. C’est, à parler franc, la vie d’un joli oiseau sans cervelle. Frivole, « enivrée de dissipation, » ignorante et refusant de s’instruire, Marie-Antoinette a mis toute son âme d’alors dans son village de Trianon. N’en déplaise à la fausse sentimentalité qui a poétisé cette boîte de joujoux, nous y prenons une pauvre idée de la femme pour qui toute la conception de l’art et du plaisir tenait dans ces mignardises, ces bergeries et ces meuneries de poupée, ce mièvre cadre de dînettes, d’amusettes, de passionnettes. L’incapacité où elle fut longtemps de s’appliquer à une affaire et de la comprendre est sa meilleure défense contre les accusations qui faisaient d’elle un agent de la politique autrichienne. Mercy regrette assez qu’elle n’en ait-pas l’étoffe ! Bonne, sans doute, mais d’une bonté blonde, à fleur de peau, sans racines profondes dans le cœur ; volontaire et vindicative quand on la contrarie, avec une absence de discernement qui lui fait sacrifier à des rancunes de boudoir les meilleurs serviteurs du Roi, immoler un Turgot à un de Guines. Ses fantaisies et sa faiblesse pour des amies rapaces ruinent le trésor : il est trop vrai que la pure Marie-Antoinette a coûté à la France plus cher que toutes les maîtresses de Louis XIV, plus cher que la Du Barry, presque autant que la Pompadour. — « Le gouvernement présent surpasse en désordre et en rapines celui du règne passé, » écrit Mercy : et ce n’est plus le Roi qui est le coupable.

Je sais bien quelles sont les excuses de cette jeune femme, longtemps négligée par le plus gauche, le plus docile et le moins séduisant des maris, isolée dans cette cour étrangère sans un appui moral, sans une affection vraie, exposée à mille embûches, offensée par les plus noires calomnies. On comprend qu’elle cherche à s’étourdir dans toutes les dissipations, puis à se blottir dans la tiède atmosphère de quelques amitiés, et qu’elle y soit sans force contre les rares personnes qui paraissent l’aimer. On peut excuser ses erreurs de conduite : mais c’est défier le bon sens que de lui en faire un piédestal.

Comme il arrive toujours, la voix publique les lui reproche au moment où elle s’en corrige. Assagie par la maternité, grandie dans les épreuves du trône, elle y acquiert du tact, de la prudence ; il semble qu’elle ait gardé une juste mesure dans son court et impossible rôle de reine constitutionnelle. Elle regagne notre respect à mesure qu’elle perd celui de ses sujets. Viennent les heures tragiques, la fille de Marie-Thérèse apparaîtra superbe de dignité calme et d’héroïsme : au Dix Août, comme on l’a dit, il n’y a qu’un homme aux Tuileries, et c’est la Reine. Nous lui rendons notre admiration sans réserves dans le temps qu’on l’insulte à Bruxelles comme à Paris. Au Temple et à la Conciergerie, entre ces murailles que viennent battre les colères égarées du patriotisme, son dernier portrait témoigne d’une transfiguration qu’on ne peut mieux définir que par sa propre parole, si belle : « Je vais recevoir un grand sacrement. » Et quand ses tristes restes vont se confondre, dans le charnier de la Madeleine, avec les os des victimes écrasées au jour de son mariage, nos larmes ont absous des dilapidations et des folies qui finissent avec ce dernier compte :

La veuve Capet, pour la bierre, — 6 livres.

Du roi Louis XVI nous n’avons ici qu’une représentation officielle, par Callet, et des bustes, dont un fort beau, celui de Houdon ; mais la figure poussée à l’élégance ne donne pas une impression de vérité. Le tableau parlant, quoique d’une facture médiocre, c’est le grand portrait équestre de l’attique du Sud, signé : « Carteaux, peintre du Roy, officier de la cavalerie nationale parisienne, 1791. » On l’imagine plus enclin à guillotiner son roi qu’à le peindre, ce général Carteaux qui allait exercer les vengeances de la Convention dans le Midi soulevé. Son œuvre symbolique pourrait être l’enseigne d’un cirque : un lourd cheval blanc se cabre sous un lourd cavalier rouge ; l’homme arbore à son chapeau une énorme rosette de rubans tricolores, qu’on dirait empruntée à quelque Lubin d’opéra-comique : elle contraste avec le sérieux de la figure, bouffie, et comme noyée dans trop de chair. La main brandit sans conviction une petite épée de parade ; sur la lame, dans l’éclair bleu du damas, luisent ces deux mots en grandes lettres : LA LOI. On se croirait devant un tréteau forain où l’acteur royal joue avec résignation, avec docilité, dans une pièce où il n’a que faire, un rôle mal appris et qu’il ne comprend pas.

Il ne comprend pas, « le pauvre homme, » comme l’appelait sa femme aux heures de dépit. Et d’abord, il ne comprend pas cette femme, qu’il chérit, à laquelle il ne dit mot, et dont il redoute plus que tout les bouderies : « N’allez pas chez la Reine, il n’y fait pas bon aujourd’hui, » disait-il tout penaud à un de ses ministres, après une rebuffade conjugale. Il bâille aux soirées de Trianon, aux bavardages de la coterie, à leurs spectacles, à leur jeu ; il ne joue ni ne dépense, il ne cause pas, ne sait rien de la galanterie ; car il n’a aucun vice, ce vorace chasseur dominé par les besoins physiques, j’entends par ceux que la décence et la religion tolèrent. Il s’évade à dix heures, pour se lever à l’aube, rejoindre sa meute, ou monter à sa forge, à son petit refuge d’artisan, sous les toits. Dans cette cellule abandonnée, j’ai cru parfois l’entendre qui gravissait l’escalier, de son pas pesant, pour rallumer le fourneau éteint. Il ne comprend ni ses ministres tortueux, ni ses courtisans avides, ni son peuple ingrat dont il veut le bonheur, ni le formidable mystère où il entre. Mais qui le comprenait, ce mystère ? Et comment l’eût-il compris, lui, l’élève du vieux La Vauguyon, si peu préparé à régner, même en un temps régulier ? — « Oh ! mon Dieu ! gardez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! » Ce fut son premier cri de roi. Et il met tant de bonne volonté à essayer de comprendre, à bien agir ; il a tant de droiture, de courage patient ; toutes les vertus, mais des vertus qui ont peine à sortir.

Comment comprendrait-il, à vingt-deux ans, avec son éducation, que le sort de sa glorieuse monarchie militaire se décidera désormais entre des sacs d’écus et des sacs de blé, que le grand problème politique est de remplir ces sacs vides, d’éviter la banqueroute et la famine ? Sous son palais, au bas des marches par où il descend à son orangerie, dans cette petite maison blanche qui est aujourd’hui le cercle des officiers et qui était alors le Contrôle général, des parties d’échecs dont sa tête est l’enjeu se jouent entre Turgot et Necker, entre Necker et Calonne. Ombrageux comme le sont les timides, comme l’était son aïeul Louis XIII, il s’est laissé prévenir contre Turgot, il a oublié la scène touchante de Compiègne où ces deux honnêtes gens, le Roi et le ministre, s’étaient serré les mains en se promettant assistance mutuelle. La Reine, poussée par les courtisans qu’on rogne, et cet intrigant de Pezay, l’émissaire de Necker, ont eu raison de l’instinct sauveur qui avait jeté le prince dans les bras d’un homme de génie. Turgot est perdu, Turgot est chassé. Chassés du même coup, l’esprit d’économie et de sages réformes, l’esprit de Henri IV et de Sully, la tradition française des bonnes organisations provinciales, municipales, abritées sous un pouvoir tutélaire. Le banquier de Genève est entré dans la place, et avec lui l’esprit républicain et doctrinaire qui sortira fatalement ses dernières conséquences ; il ira chercher dans les nuages de l’idéologie politique ces fondemens d’un État libre que l’intendant du Limousin voulait retrouver sous notre terre, dans le sol national où le temps les avait enfouis. Après Turgot, nul ne peut plus arrêter la Révolution. Louis XVI en entendra les grondemens, chaque jour plus menaçans, du balcon où l’appellera le cri lamentable de son peuple : Du pain ! Du pain à deux sols !

Oh ! ce balcon de Versailles, Golgotha de la monarchie condamnée ! Il règne sur la Cour de Marbre, de plain-pied avec les portes-fenêtres de la chambre de Louis XIV. On sait que cette chambre était dans le château comme le tabernacle dans l’église, le Saint des Saints de la royauté. Pour franchir le balustre du lit, ceux qui étaient les plus grands en France eussent consenti aux dernières bassesses. Quand les dames passaient devant ce lit vide, l’étiquette voulait qu’elles s’inclinassent comme devant l’autel de la Chapelle. La tradition des augustes souvenirs était si impérieuse que le roi Louis XV, et après lui son petit-fils, devaient quitter au matin les chambres plus chaudes, plus commodes, où ils avaient dormi, pour revenir un instant sous les courtines de Louis XIV et y faire leur grand lever. Du balcon, nos rois voyaient arriver, par les larges avenues qui rayonnent de la cour d’honneur comme d’une étoile, la noblesse accourue de tout le royaume, les courriers qui annonçaient les victoires, les ambassades et les princes de toutes les nations.

C’est à ce même balcon que des hordes déguenillées, hurlantes, faisaient comparaître Louis XVI pour lui demander du pain. Dès le début de son règne, le 2 mai 1775, les émeutiers soldés de la guerre des Farines lui avaient donné là un avant-goût des journées d’octobre. Ce n’était encore que la sédition. Le 5 et le 6 octobre 1789, c’était la Révolution. On peut suivre dans les appartemens intérieurs l’itinéraire de la Reine, quand elle s’échappa de sa chambre qu’on allait forcer pour rejoindre le Roi au balcon. Les Parisiens emmenèrent leurs prisonniers. Sevré de son unique plaisir, le roi chasseur écrivait tristement sur son journal, le sempiternel journal de ses chasses : — « 5 octobre. Tiré à la porte de Châtillon, tué 81 pièces, interrompu par les événemens. »

Désormais, c’est au balcon des Tuileries que se fera l’ecce homo, chaque fois plus sinistre, plus humiliant ; puis, dans la loge du logographe, et enfin sur la place de la Révolution. Louis XVI acceptera pieusement l’inintelligible épreuve, il y montrera une contenance digne de son nom et de sa race. Plaignons-le, respectons ses vertus, son courage passif ; qu’on le canonise, j’y applaudirai... mais qu’on ne me demande pas d’admirer un roi qui se laisse assassiner, quand il pouvait mourir plus tôt, en roi, debout, l’épée à la main. — Le « pauvre homme » n’avait même pas compris le conseil allégorique que lui donnait Carteaux, quand le peintre jacobin gravait sur l’épée royale ce mot : la loi.

Après le départ des souverains au 6 octobre, c’en est fini à Versailles de la vie, « interrompue par les événemens. » Elle se retire dans les images où nous venons de la ranimer. Le Château déserté par ses maîtres n’a plus qu’à devenir un Musée : nécropole où l’on continue de porter les effigies des chefs d’Etat, des personnages historiques de tout rang. Ils s’y entassent dans une promiscuité qui est parfois suggestive. A l’extrémité de l’aile des Princes, dans un petit retrait solitaire des jardins, on trouve le triomphal Napoléon en costume du sacre, par Bosio, qui devait figurer sur l’Arc de l’Etoile. Au-dessous de Napoléon, au fond d’une sorte de basse-fosse, contre la noire maison de Louvois, on découvre en se penchant un prince, interné là comme en pénitence : la statue équestre du Duc d’Orléans, expulsée de la place du Carrousel en 1848. — Les enfans qui grandissent relèguent dans une chambre de débarras les jouets brisés dont ils ne s’amusent plus. Notre inconstante nation a fait de Versailles la resserre où elle jette ses pantins cassés, rois, empereurs, présidens. Et c’est aussi dans Versailles qu’elle s’en fabrique de nouveaux.

Les anciens y cohabitent en paix. Après la fermeture des grilles, plus un bruit, pas une lueur à ces centaines de fenêtres. Au soir de notre première promenade, nous regardions mourir le jour du côté des jardins : il y mourait en douceur, en beauté, avec des prestiges, des illusions de survie dans ces reflets prolongés par les glaces et par les eaux. — Du côté des cours et des avenues par où nous sortons, du côté de Paris d’où vint le malheur, la nuit tombe brusque et lourde sur le Château. La colossale bâtisse s’évanouit tout d’une pièce dans un linceul de ténèbres. Une seule lumière se rallume parfois et tremblote quelques instans, dans un appartement de service, sous le fronton de l’aile Gabriel. Serait-ce celle qu’on vit briller à cette même place, après l’extinction des feux dans le château en deuil, le soir de la mort de Louis XV ? Ce signal annonçait à la France qu’elle avait perdu son roi. Il annonce toujours la même chose, et personne ne sait plus ce qu’il nous signifie.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.