L’Histoire de Merlin l’enchanteur/09

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Librairie Plon (1p. 29-34).


IX


Uter Pendragon mourut seize ans plus tard, à la Saint-Martin, deux ans après Ygerne. Comme il ne laissait point d’enfant connu, les barons s’assemblèrent et prièrent Merlin de leur désigner l’homme qu’ils devaient élire afin qu’il gouvernât le royaume pour le bien de la sainte Église et la sûreté du peuple. Mais il se contenta de leur dire qu’ils attendissent le jour de la naissance de Notre Seigneur, et jusque-là d’implorer Dieu pour qu’il les éclairât.

La veille de Noël, donc, tous les barons du royaume de Logres vinrent à Londres, et parmi eux Antor, avec Keu et Artus, ses deux enfants dont il ne savait lequel il préférait. Chacun assista à la messe de minuit en grande piété, puis à la messe du jour. Et comme la foule sortait de l’église, des cris d’étonnement retentirent : une grande pierre taillée gisait au milieu de la place naguère vide, portant une enclume de fer, où une épée se trouvait fichée jusqu’à la garde.

On avertit aussitôt l’archevêque qui vint avec de l’eau bénite. Et en se baissant pour asperger la pierre, il déchiffra à haute voix cette phrase qui s’y trouvait gravée en lettres d’or :


Celui qui ôtera cette épée sera le roi élu par Jésus-Christ.


Déjà les plus hauts et riches hommes commençaient de contester entre eux à qui tenterait l’épreuve le premier. Mais l’archevêque leur dit :

— Seigneurs, vous n’êtes point aussi sages qu’il faudrait. Ne savez-vous point que Notre Sire n’a souci de richesse, ni de noblesse, ni de fierté ? Seul, celui qu’il a désigné réussira, et, s’il était encore à naître, l’épée ne serait jamais ôtée devant qu’il vînt.

Alors il choisit lui-même deux cent cinquante prud’hommes pour tenter l’aventure tout d’abord. Mais aucun ne parvint à mouvoir l’épée. Après eux, et dans la semaine qui suivit, tous ceux qui voulurent s’y efforcèrent, mais vainement. Et l’on atteignit ainsi le jour des étrennes.

Ce jour-là, on donnait chaque année un grand tournoi aux portes de la cité. Quand les chevaliers eurent assez joûté, ils firent une telle mêlée, que toute la ville en courut voir le spectacle. Keu, le fils d’Antor, qui venait d’être fait chevalier à la Toussaint précédente, appela son jeune frère, et lui dit :

— Va chercher mon épée à notre hôtel.

Artus était un bel et grand adolescent de seize ans, fort aimable et serviable : il piqua des deux aussitôt vers leur logis, mais il ne put trouver l’épée de son frère ni aucune autre, car la dame de la maison les avait toutes rangées dans une chambre, et elle était allée voir la mêlée. Il revenait, lorsqu’en passant devant l’église il pensa qu’il n’avait pas encore fait l’essai : aussitôt il s’approche du perron et, sans même descendre de cheval, il prend le glaive merveilleux par la poignée, le tire sans la moindre peine, et l’apporte sous un pan de manteau à son frère, à qui il dit :

— Je n’ai pu trouver ton épée, mais je t’apporte celle de l’enclume.

Keu la saisit sans sonner mot, et se mit à la recherche de son père.

— Sire, lui dit-il en le joignant, je serai roi : voici l’épée du perron.

Mais Antor, qui était vieil et sage, ne le crut guère et n’eut pas beaucoup de peine à lui faire confesser la vérité. Alors il appela Artus et lui commanda d’aller remettre le glaive où il l’avait pris : l’enfant replongea la lame dans l’enclume aussi aisément qu’il eût fait dans la glaise. Ce que voyant, le prud’homme l’embrassa :

— Beau fils, si je vous faisais élire roi, quel bien m’en reviendrait ?

— Sire, répondit Artus, je ne saurais avoir rien dont vous ne soyez maître, étant mon père.

— Cher sire, je suis votre père adoptif, mais non celui qui vous a engendré. J’ai confié mon propre fils à une nourrice pour que sa mère vous nourrit de son lait. Et je vous ai élevé aussi doucement que j’ai pu.

— Je vous supplie, dit Artus, de ne pas me renier comme votre fils, car je ne saurais où aller. Et si Dieu veut que j’aie cet honneur d’être roi, vous ne saurez me demander chose que vous ne l’ayez.

— Eh bien, je vous demande qu’en récompense de ce que j’ai fait pour vous, Keu soit votre sénéchal tant que vous vivrez, et que, quoi qu’il fasse, il ne puisse perdre sa charge. S’il est fol, s’il est félon, vous vous direz que peut-être il ne l’eût point été s’il avait été allaité par sa propre mère et non par une étrangère, et que c’est peut-être à cause de vous qu’il est ainsi.

— Je vous le promets, dit Artus.

Et Antor lui en fit faire le serment sur l’autel.

Il attendit vêpres, et, quand tous les barons furent assemblés dans l’église, il alla trouver l’archevêque et lui demanda de permettre que son plus jeune fils, qui n’était pas encore chevalier, fît l’essai. Et Artus s’avança, ôta l’épée sans peine et la bailla à l’archevêque qui entonna à pleine voix le Te Deum laudamus.

Cependant les barons murmuraient, disant qu’il ne se pouvait qu’un garçon de si bas lignage devint leur seigneur. Dont l’archevêque se courrouça et leur dit que Dieu savait mieux qu’eux-mêmes ce que valait chacun ; pourtant il commanda à Artus de replacer l’épée dans l’enclume, puis il dit aux mécontents de recommencer l’épreuve. Et tous essayèrent une fois de plus, mais nul ne réussit.

— Ils sont bien fous ceux qui vont contre la volonté de Dieu ! s’écria le prélat.

— Sire, dirent les barons, nous n’allons point contre sa volonté, mais il nous est trop grande merveille qu’un homme de si basse condition devienne ainsi notre seigneur. Nous vous demandons que vous laissiez l’épée au perron jusqu’à la Chandeleur.

L’archevêque y consentit ; mais, ce jour-là encore, nul d’entre eux ne put l’arracher.

— Allez, beau fils Artus, dit alors l’archevêque : si Notre Sire veut que vous gouverniez ce peuple, baillez-moi ce glaive.

Aussitôt Artus se leva et tira l’épée sans plus d’efforts que si elle eût été enfoncée dans une motte de beurre. Le peuple pleurait de joie et de pitié ; mais les barons réclamèrent qu’on recommençât l’épreuve à Pâques. Quand Pâques furent venues, il en alla tout de même. Alors ils se résignèrent à reconnaître le fils d’Antor pour l’élu de Dieu ; pourtant ils exigèrent encore que son sacre fut reculé jusqu’à la Pentecôte. Ce jour-là, Artus s’agenouilla une dernière fois devant le perron, puis il prit l’épée dans ses mains jointes et la leva très facilement.

Alors il la porta toute droite à l’autel et la posa dessus. Puis il fut oint et sacré. Et quand la messe fut chantée, on vit, en sortant de l’église, que le perron merveilleux avait disparu.