L’Histoire de Merlin l’enchanteur/30

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Librairie Plon (1p. 105-108).


XXX


« Quand Ève la pécheresse écouta le conseil de l’Ennemi et cueillit le fruit défendu, elle arracha de l’arbre, en même temps que lui, le rameau auquel il tenait. Son époux Adam prit la pomme et il laissa le rameau aux mains de sa femme qui le garda sans y penser. Or, sitôt qu’ils eurent mangé du fruit mortel à leur grand détriment et au nôtre, l’homme et la femme connurent qu’ils étaient nus, et Adam se couvrit de ses mains et Ève du rameau.

« Alors Celui qui devine toutes les pensées les appela. Il parla en premier lieu à Adam, parce que l’homme était plus coupable, sa femme étant de faible complexion et faite de sa côte, et il lui dit la parole douloureuse : Tu mangeras ton pain en sueur ; mais il ne voulut pas que la femme fût quitte puisqu’elle avait pris part au méfait, et il lui dit : En tristesse et douleur tu enfanteras. Puis il les bouta tous deux hors de son paradis.

« Ève tenait toujours le rameau feuillu : elle résolut de le garder en souvenir de l’arbre d’où son malheur était venu, et, comme il n’y avait en ce temps ni huche ni coffre où elle le pût mettre, elle le piqua en terre. Mais, là, ce rameau s’enracina et, par la volonté du Créateur, il crût si dru qu’en peu de temps il devint un grand et bel arbre, blanc comme neige de tige, de branches, de feuilles et d’écorce. Et ainsi était-il pour signifier qu’Ève était chaste lorsqu’elle le planta. Et il semblait leur dire :

« Ne désespérez point parce que vous avez perdu votre héritage, car vous ne l’avez pas perdu pour toujours. »

« Adam et Ève furent réconfortés par la vue de ce bel arbre couleur de neige, et ils le firent multiplier, car ils en détachèrent des rameaux qu’ils plantèrent et qui poussèrent tout blancs comme le premier. Et ainsi se forma un bois sous lequel ils allaient volontiers pour se reposer.

« Un vendredi qu’ils y étaient assis, une voix leur commanda de s’unir charnellement. Mais, en l’entendant, l’homme et la femme furent pleins de honte, car ils ne purent souffrir la pensée de se voir l’un l’autre en une œuvre si vilaine. Or la volonté de Dieu était d’établir la lignée humaine et de réformer ainsi la dixième légion des anges qui avaient trébuché du ciel par orgueil, et elle ne pouvait être détournée ; mais Notre Sire eut pitié d’Adam et d’Ève qui se regardaient, pleins de vergogne et de confusion : il les couvrit de ténèbres, et ainsi Abel le juste fut engendré.

« Aussitôt que la chose fut faite, l’obscurité se dissipa, et l’homme et la femme remarquèrent que le premier arbre, blanc naguère, était devenu vert comme l’herbe des prés ; et de ce jour il commença de fleurir et fructifier, ce qu’il n’avait pas encore fait ; et ainsi devint-il en souvenir de la semence semée dessous lui en bonne pensée et amour du Créateur. Tous ceux qui naquirent de lui désormais furent semblables à lui. Mais ceux qui en étaient nés auparavant demeurèrent blancs, et sans fleurs ni fruits.

« Il en alla de la sorte jusqu’au temps qu’Abel le débonnaire fut devenu grand, et que son frère Caïn commença de l’envier et de le haïr. Un jour qu’Abel avait conduit ses brebis près de l’arbre de vie, il fut s’abriter du soleil ardent à l’ombre des branches vertes, et s’y endormit. Il entendit pourtant venir son frère et se leva en lui souhaitant la bienvenue, car il l’aimait de grand amour. Caïn lui rendit son salut et lui dit de se rasseoir, mais, comme Abel se penchait, il le frappa d’une mâchoire d’âne si rudement qu’il le décervela. Ainsi Abel reçut la mort au lieu même où il avait été conçu, et ce fut également un vendredi. Et il arriva une grande merveille, car, du moment qu’il eut été tué, l’arbre de vie devint vermeil en souvenir du sang qui avait été répandu sous ses branches. Et désormais il n’y eut pas d’arbre plus bel et délicieux à regarder ; mais il ne porta plus ni fleur ni fruit, et ses rameaux moururent quand on les planta en terre.