L’Histoire de Merlin l’enchanteur/40

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Librairie Plon (1p. 136-139).


XL


La première bataille eut lieu devant Garlot. Ceux de Bretagne, qui avaient chevauché toute la nuit, arrivèrent près du camp des Saines un peu avant le jour. Il faisait une brume épaisse et bientôt une pluie menue et foisonnante commença de tomber, dont les païens furent mieux endormis encore. Ils furent réveillés par la huée des chevaliers qui chargeaient à travers le camp, rompant les cordes des tentes, en abattant les mâts, renversant les pavillons et faisant un tel massacre qu’en peu de temps les chevaux baignèrent dans le sang jusqu’aux paturons. Les enseignes étaient si mouillées que les deux partis ne se reconnaissaient plus qu’à leurs cris.

Mais les Saines se rassemblèrent au son de leurs cornes et de leurs buccines. C’est alors que Gauvain tua le roi Ysore et lui prit son cheval, le Gringalet, ainsi nommé pour sa grande bonté : car il pouvait courir dix lieues sans que son flanc battît ou qu’il eût un seul poil mouillé à la croupe ou à l’épaule. Mais le roi Ban, le roi Bohor, le roi Nantre, le roi des Cent Chevaliers, le duc Escan de Cambenic, et Artus en l’honneur du baiser de Guenièvre, et tous les princes firent merveilles.

L’armée chrétienne victorieuse s’occupa de relever ses morts et ses blessés qui gisaient parmi le champ comme brebis égorgés ; puis, à la nuit, bien restaurée, elle se remit en marche. Lorsqu’elle fut tout proche de Clarence, Merlin réunit en parlement les princes rebelles.

— Beaux seigneurs, leur dit-il, le jour est venu de tout perdre ou de tout gagner. Il vous est grand besoin de prier Dieu qu’il défende le royaume de Logres de honte et méchéance, car, si Notre Sire n’y met conseil, la terre de Bretagne sera aujourd’hui détruite. Et je vous fais savoir que la défaite ne pourra être évitée, si vous ne faites votre paix avec le roi Artus.

Il y eut beaucoup de barons à qui ces paroles ne plurent guère et il ne pouvait en être autrement ; néanmoins tous vinrent rendre hommage au roi, l’un après l’autre, et reçurent de lui leurs fiefs.

Le jour se levait, radieux. Dans l’herbe non fauchée, les chevaux entraient jusqu’au ventre ; les oiseaux chantaient matines dans les arbrisseaux et réjouissaient le cœur des amoureux. Les enseignes d’or, d’argent et de soie voletaient à la brise légère et le soleil faisait flamboyer l’acier des heaumes et des lances, et luire les peintures des écus. Merlin allait en tête de l’armée sur un grand cheval de chasse. Lorsqu’il aperçut les Saines qui s’avançaient à la rencontre des chrétiens, il cria de toutes ses forces :

— Ores paraîtra qui preux sera ! Seigneurs chevaliers, l’heure est venue que l’on verra vos prouesses !

Aussitôt les barons lâchèrent le frein et brochèrent des éperons ; et ainsi commença la fière et merveilleuse bataille.

Le froissement des lances, le heurt des écus, le martèlement des masses et des épées s’entendit jusqu’à la mer. Bientôt l’air fut rouge et troublé par la poussière, au point que les cieux noircirent et que le soleil perdit sa clarté. Quand les chevaliers et les bourgeois qui défendaient la cité de Clarence aperçurent les enseignes blanches à croix vermeille, ils pensèrent que c’était un secours que Notre Sire leur envoyait : aussitôt ils sortirent et commencèrent de faire merveilles d’armes.

Sur l’autre front des Saines, à mesure que l’heure de midi approchait, la force de Gauvain augmentait. Il traversait les rangs ennemis, bruyant et fracassant comme le tonnerre, et, quand son épée s’abaissait pour frapper, il semblait que ce fût la foudre. Ses frères l’imitaient ; mais Galessin surtout faisait merveilles : autour de lui les mécréants tombaient comme les blés mûrs sous la faucille ; vers le soir, il était sanglant comme s’il fût sorti d’une rivière de sang. Les Saines étaient plus hauts et mieux armés, mais les chrétiens plus agiles, si bien qu’à la fin les païens cédèrent. Tous leurs rois étaient tués, sauf Rion, Oriens, Sorbare, Cornican, Murgalan de Trebeham et l’amiral Napin. Poursuivis de près, ils s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux vers la mer prochaine ; et, non sans que plus de la moitié d’entre eux fussent noyés ou occis, ils s’embarquèrent sur leurs nefs, coupèrent les cordes des ancres, hissèrent les voiles en hâte, et s’en furent où le vent les mena.