L’Histoire de Merlin l’enchanteur/46

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Librairie Plon (1p. 164-167).


XLVI


Quand les tables furent levées, il se mit debout et, après en avoir demandé congé au roi, il dit à si haute voix que tous l’entendirent dans la salle :

— Seigneurs, sachez que le très Saint Graal, en quoi Notre Sire offrit pour la première fois son saint corps et où Joseph d’Arimathie recueillit le précieux sang qui coula des plaies de Jésus-Christ, a été transporté dans la Bretagne bleue. Mais il ne sera trouvé et ses merveilles découvertes que par le meilleur chevalier du monde. Et il est dit qu’au nom de la très Sainte Trinité, le roi Artus doit établir la table qui sera la troisième après celle de la Cène et celle du Graal, et qu’il en adviendra de grands biens et de grandes merveilles à ce royaume. Cette table sera ronde pour signifier que tous ceux qui s’y devront asseoir n’y auront nulle préséance, et à la droite de monseigneur le roi demeurera toujours un siège vide en mémoire de Notre Seigneur Jésus-Christ : personne ne s’y pourra placer sans risquer le sort de Moïse qui fut englouti en terre, hormis le meilleur chevalier du monde qui conquerra le Saint Graal et en connaîtra le sens et la vérité.

— Je veux, dit le roi Artus, que Notre Sire ne perde rien par ma faute.

Il n’avait pas achevé ces mots que parut tout soudain au milieu de la salle une table ronde autour de laquelle se trouvaient cent cinquante sièges de bois. Et sur beaucoup d’entre eux on lisait, en lettres d’or : Ici doit seoir Un Tel ; pourtant, sur celui qui se trouvait en face du fauteuil du roi, nul nom n’était inscrit.

— Seigneurs, dit Merlin, voyez-ci les noms de ceux que Dieu a choisis pour siéger à la Table ronde et pour se mettre en quête du Graal quand le temps sera venu.

Alors le roi et les chevaliers désignés de la sorte vinrent prendre place, en veillant à laisser libre le siège périlleux : et c’étaient messire Gauvain avec les damoiseaux qui avaient défendu le royaume durant l’absence du roi, et les trente-neuf compagnons qui étaient allés en Carmélide. Aussitôt assis, ils se sentirent pleins de douceur et d’amitié.

— Beaux seigneurs, reprit Merlin, lorsque vous entendrez parler d’un bon chevalier, vous ferez tant que vous l’amènerez à cette cour où, s’il témoigne qu’il est preux et bien éprouvé, vous le recevrez parmi vous : car il est dit que le nombre des compagnons de la Table ronde s’élèvera à cent cinquante devant que la quête du Saint Graal soit entreprise. Mais il vous faudra le bien choisir : un seul mauvais homme honnirait toute la compagnie. Et gardez que nul de vous ne s’asseye au siège périlleux, car il lui en adviendrait grand mal.

Messire Gauvain, après avoir consulté ses compagnons, parla ainsi :

— De par les chevaliers de la Table ronde, dit-il, je fais vœu que jamais pucelle ou dame ne viendra en cette cour pour chercher secours qui puisse être donné par un seul chevalier, sans le trouver. Et jamais un homme ne viendra nous demander aide contre un chevalier sans l’obtenir. Et s’il arrivait que l’un de nous disparût, tour à tour ses compagnons se mettraient à sa recherche ; et chaque quête durerait un an et un jour.

Le roi fit apporter les meilleures reliques qu’on put trouver et tous les compagnons de la Table ronde jurèrent sur les saints de tenir le serment qu’avait fait en leur nom messire Gauvain. Et la reine dit à celui-ci :

— Beau neveu, je veux, avec la permission de mon seigneur le roi, que quatre clercs demeurent céans, qui n’auront autre chose à faire que de mettre en écrit toutes les aventures de vous et de vos compagnons, afin qu’après notre mort il soit mémoire de vos prouesses.

— Je vous l’octroie, dit le roi. Et je fais vœu que, toutes les fois que je porterai couronne, je ne m’asseoirai point à manger devant qu’une aventure soit advenue à ma cour.

Lorsqu’ils ouïrent faire tous ces beaux vœux, les chevaliers et les dames qui étaient dans la salle furent très joyeux et satisfaits, jugeant que grand bien et honneur en adviendraient au royaume de Logres. Et c’est en ce temps que l’on commença de voir gravé çà et là sur les chemins, en lettres que personne ne pouvait effacer :


C’est le commencement des aventures par lesquelles le lion merveilleux sera pris. Un fils de roi les achèvera, chaste et le meilleur chevalier du monde.