L’Histoire de Merlin l’enchanteur/52

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 178-181).


LII


Un jour qu’ils traversaient une grande lande, ils virent venir à eux un chevalier monté sur un destrier pie, qui, du plus loin qu’il les aperçut, s’écria :

— Ha ! soyez la bienvenue, mademoiselle, ma mie ! Enfin j’ai trouvé ce que je cherche depuis toujours !

— Sire, répondit le nain tout doucement, ne soyez pas si pressé ; vous n’avez pas encore cette demoiselle en votre pouvoir.

— Je l’aime comme si je la tenais déjà, et je la tiendrai sous peu.

En voyant le chevalier approcher, le nain met lance sur feutre, disparaît derrière son écu de telle façon qu’on ne voyait plus que son œil, pique des éperons par deux trous qu’on avait faits dans sa selle, car ses courtes jambes n’en dépassaient pas les quartiers, et, criant à son adversaire de se garder, vole sur lui de toute la vitesse de son cheval.

— À Dieu ne plaise que je joute contre un tel géant ! s’écrie l’orgueilleux chevalier.

Et sans même croiser sa lance, il oppose dédaigneusement son écu au choc. Mal lui en prit, car le nain le heurta si rudement qu’il le jetta à bas de son cheval en lui démettant l’épaule ; après quoi il fit passer et repasser son destrier sur lui, de façon que le chevalier, tout froissé, se pâma de douleur. Enfin le minuscule champion pria la demoiselle de le mettre à terre, ce qu’elle fit en le prenant dans ses beaux bras comme un enfant, et il courut au blessé, dont il délaça le heaume en le menaçant de lui couper le cou s’il ne s’avouait vaincu.

— Merci ! cria le blessé.

— Iras-tu te rendre prisonnier au roi Artus et lui dire de par moi que le petit chevalier qu’il adouba t’envoie à lui ?

Le chevalier le jura. Alors le nain requit la demoiselle de le hisser sur son destrier, ce qu’elle fit à grand-peine en se penchant sur le cou de sa mule ; puis tous deux furent avertir les écuyers du blessé, et ils continuèrent leur route vers Estrangore.

C’est ainsi que le roi Artus et la reine Guenièvre virent arriver quelques jours plus tard à Carduel en Galles, couché dans une belle litière que portaient deux palefrois amblants, un chevalier navré.

— Sire, dit celui-ci, je viens me mettre en ta merci, plein de honte et de vergogne, pour acquitter ma foi que j’ai engagée à la plus ridicule créature du monde, qui m’a vaincu par ses armes.

— Dites-moi donc, répondit le roi, de par qui vous vous rendez prisonnier et comment vous avez été conquis.

— Sire, j’aime la belle Bianne, fille du roi Clamadieu. Je l’eusse volontiers prise pour femme, car je suis fils de roi et de reine ; mais, ni par prière, ni par amour, ni par prouesse, je n’ai pu gagner son cœur. L’autre soir, je la rencontrai en compagnie du nain contrefait dont elle est l’amie, et je n’ai pas daigné croiser la lance contre lui ; mais il m’a renversé et démis l’épaule, et il ne m’a fait grâce de la vie qu’à la condition de me rendre prisonnier à vous.

— Bel ami, dit le roi, il vous a mis en bonne et douce prison. Mais dites-moi quel est ce chevalier nain ; je vous libérerai à ce prix.

— Sire, c’est le fils du roi Brangore d’Estrangore, qui est haut homme, puissant en terres et en amis, et loyal envers Dieu.

— Certes il est prud’homme, dit Artus, et je m’étonne que Notre Sire lui ait donné un tel héritier.

— Il y a deux ans, cet avorton était la plus belle créature du monde ; le fol Evadean, mon père, me l’a souvent dit. Une demoiselle qu’il ne voulait aimer l’enchanta ; je n’en sais pas plus. Et maintenant, sire, si vous me donnez congé, je m’en irai avec ma honte.

— Allez, beau doux ami, fit le roi, et que Dieu vous conduise !

À présent le conte retourne à monseigneur Gauvain.